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2 juin 1833 - Numéro 22
 
 

 



 
 
    

Nous publions le mémoire suivant à la prière d’un chef d’atelier qui nous est spécialement recommandé. Nous attendrons la réponse de MM. Viallet et Guérin-Philippon, avant de donner nous-mêmes notre avis sur les griefs dont se plaint le sieur Nesme. Nous le remercions dès à-présent de la confiance qu’il nous témoigne. L’Echo sera toujours prêt pour la défense des ouvriers.

Jean-Baptiste NESME, ouvrier en soie,

A ses concitoyens

Depuis cinq ans je porte en mon sein le souvenir de l’injure qui me fut faite. Depuis cinq ans j’en demande réparation ; l’obtiendrai-je enfin ? Lyonnais, citoyen et ouvrier, ma cause est celle de tous les Lyonnais, de tous les citoyens, de tous les ouvriers ; et cette cause ne fût-elle que la mienne, tous les Lyonnais, tous les citoyens, tous les ouvriers devraient me prêter une oreille attentive, car je leur dénonce un crime. Ce crime est ancien ; mais le crime ne prescrit pas. Chaque jour j’ai paru comme un remords devant les coupables, et ils ont baissé les yeux. Ce n’est pas assez pour la société ; il faut une honte publique à ceux qui publiquement m’ont spolié, outragé, et, dans ma personne, la classe entière des travailleurs.

Concitoyens, vous vous souvenez, et gardez-vous de l’oublier, que sous le prétexte de vous faire juger par vos pairs, quelques hommes furent institués sans mandat légal émané de vous par la voie d’une élection libre, et siégèrent en qualité de prud’hommes. Ces hommes proscrivirent à la fois et le droit sacré de la défense et celui non moins tutélaire de la publicité des séances. Que d’actes arbitraires le huis-clos a cachés ! que d’injustices l’ignorance et la timidité des ouvriers ont laissé consacrer ! entassés comme un vil troupeau dans un couloir obscur, rudoyés par un assistant qui usurpait les fonctions d’huissier, chefs d’atelier ! vous attendiez avec anxiété qu’il vous fût permis de paraître devant vos seigneurs et maîtres. A peine pouviez-vous vous expliquer, le négociant avait toujours raison, et si vos plaintes s’exhalaient avec peut-être trop d’amertume, vous étiez menacés de la prison, heureux quand cette menace n’était pas bientôt suivie de l’effet.

M. Guerin-Philippon était le président et l’organe de ce conseil. C’est sur lui que doit retomber tout le blâme.

Voici les faits qui motivent ma plainte. En 1827 je montai pour M. Viallet un métier d’un nouveau genre d’étoffes dont il se promettait le plus grand succès. Je devais, disait-il, gagner beaucoup avec lui, mais son attente fut trompée, son procédé ne réussit pas. Alors il me refusa des matières pour continuer. Devais-je, moi, simple ouvrier, souffrir du mauvais calcul de M. [4.1]Viallet. Non, car bien certainement il ne m’aurait pas associé à son bénéfice s’il avait réussi.

Je fis appeler M. Viallet devant le conseil des prud’hommes le 19 mai 1827. Là, ce négociant fut invité à me payer 40 fr. pour indemnité ; mais il refusa et la cause fut renvoyée au 23 du même mois à la grande audience. M. Viallet fit défaut ; il fut condamné après vérification de ma demande. Je négligeais de lever expédition du jugement, et comme à cette époque les décisions du conseil n’étaient pas transcrites sur le plumitif de l’audience, ce jugement n’est resté que pour mémoire, mais il existe.

Cependant cette somme de 40 fr. si généreusement allouée par le conseil, était loin de me couvrir de mes frais. Ces frais montaient, savoir :

Un remisse de 68 portées : 27 fr.
Régulateur : 14 fr.
Rouleau : 9 fr.
Peigne de 48 portées en 4/4 : 12 fr.
Quatre navettes de rencontre : 10 fr.
Remettage et pliage de deux rouleaux : 7 fr.
Changement de couronne : 1 fr.
Total : 80 fr.

Je ne compte pas mon temps perdu. N’était-il pas dérisoire de m’allouer juste la moitié de mes déboursés.

M. Viallet me fit des promesses, je pris patience, et le 6 juin je réglai mes comptes avec lui, laissant toujours en dehors l’indemnité réclamée, objet du litige.

Les promesses de M. Viallet furent vaines. Je me déterminai de nouveau à recourir à la justice. Citation fut donnée pour l’audience du 3 janvier 1828. Qu’arriva-t-il ? M. Guerin, revenant sur la précédente décision du conseil, qui, comme on le voit, était loin de m’être favorable, me condamna à recevoir vingt francs, et à remettre le régulateur et le rouleau qui m’en coûtaient vingt-trois.

Je dénonce ce jugement à tous mes collègues. Qu’ils l’apprécient, pour moi je ne saurais le faire de sang-froid, et je m’arrête, car l’indignation me transporte encore ; le temps n’a pu la refroidir. A peine fut-il rendu que je réclamai ; mais ce fut avec hauteur et brusquerie que M. Guerin reçut mes réclamations. Il est vrai qu’il était magistrat et j’étais son justiciable ; mais il devait avoir égard à la lésion qu’il me faisait éprouver. Il osa me traiter de fou.

Je m’emportai, et qui ne l’aurait fait à ma place ? J’étais furieux ; avais-je droit de l’être ? Arrière celui que l’injustice laisse impassible ! Arrière celui dont le front ne se colore pas de rougeur devant l’arbitraire ! Arrière l’esclave, il est aussi vil que le tyran est odieux.

Ici commence une autre série de vexations. Dépouillé de mon bien, ma plainte fatigue. On punira ma plainte… Je suis arrêté et mis en prison par un agent de police aux ordres de M. Guerin. Je subis pendant plusieurs jours une détention arbitraire, car M. Guerin n’avait pas le droit de faire exécuter séance tenante et sans autre formalité, le jugement qu’il venait de prononcer ; il le sentit bientôt lui-même, il fit rédiger le jugement qu’il avait rendu et l’adressa au procureur du roi. Ce magistrat dut exécuter un jugement qui lui était présenté, et je subis à Roanne une nouvelle détention de trois jours. Ainsi j’ai été incarcéré pendant cinq jours, les, 3, 4, 5 janvier, à l’Hôtel-de-Ville, les 5, 6 et 7 à Roanne.

Rendu enfin à la liberté je m’adressai, le 27 du même mois, au rédacteur du Journal du Commerce. Il inséra ma lettre. M. Viallet y fit une réponse insignifiante le [4.2]surlendemain. M. Guerin ne répondit rien ; sa dignité eût été compromise. L’affaire en resta là. Je n’avais pas les moyens pécuniaires de la poursuivre ; m’attaquer alors à M. Guerin, moi, simple ouvrier, c’eût été réaliser la fable du Pot de terre luttant contre le Pot de fer. Mais depuis les mots émancipation des prolétaires ont retenti à mes oreilles ; depuis un journal spécialement consacré à la défense des ouvriers a surgi, je veux porter de nouveau mes réclamations devant le conseil des prud’hommes régénéré. Je veux avoir justice ; mais auparavant je viens avec confiance demander à la presse d’enregistrer ma plainte, de me défendre ; je ne suis qu’un homme faible, mais la presse est forte. Les armes ne sont plus, grâce à vous, inégales. J’attends la réponse de MM. Viallet et Guerin. Je les somme de me répondre. Leur honneur les y engage… Je saurai les y forcer au besoin. Le temps du mépris pour les ouvriers est passé. Le public jugera entr’eux et moi.

Nesme,

Rue Tholozan, n° 20.

 

 

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