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9 juin 1833 - Numéro 23
 
 

 



 
 
    
 

Une installation.

Averti par la rumeur publique qu’en vertu d’ordres venus de bien haut et de bien loin par suite de l’admirable centralisation qui commence à sa majesté et finit au garde-champêtre, l’installation tant désirée (c’est-à-dire retardée), de nos prud’hommes, devait avoir lieu le vendredi 24 mai dernier ; je sortis de chez moi pour y assister malgré ma chère femme qui me faisait observer que c’était un bien mauvais jour. Je m’attendais à voir M. le préfet, ce farouche ennemi des banquets et des chansons, débiter aux ouvriers, en style de proclamation, un de ces beaux discours dont la presse seule se souvient, et dans lesquels on leur promet, passez-moi l’expression, plus de beurre que de pain. Si ensuite au moins ils avaient autant de l’un que de l’autre : mais suffit… Je me rends à l’Hôtel-de-Ville, et malgré mes soixante-quinze ans, je grimpe assez lestement deux étages et j’arrive dans la salle des Pas-Perdus. Hélas ! que de pas perdus j’avais déjà fait. Je frappe, point d’huissier, pas même l’assistant qui le remplaçait dans les beaux jours du huis-clos ; mais l’honnête Richard me répond d’une voix quelque peu goujonnique : on n’entre pas. Et M. le préfet, lui dis-je, n’y est donc pas ? Non : M. Goujon procède lui-même à l’installation ; Bonaparte au petit pied, il veut comme lui qu’on lave le linge sale en famille. Est-ce que par hasard ces messieurs en auraient [3.1]à laver du linge sale ? J’attendais une réponse à ma demande ingénue, Richard me ferma la porte au nez, et je m’en allais en murmurant. J’accouchais alors de cette pensée dont je veux vous faire part ; l’académie devrait mettre au concours cette question : Dans quelle classe de chauve-souris faut-il mettre les animaux bipèdes à face humaine qui ne se plaisent que dans l’obscurité du huis-clos ? Buffon1, ce célèbre naturaliste, n’en a pas parlé. Ils devaient cependant être connus de son temps. Je me consolais néanmoins en réfléchissant que
Préfets et discours sont changeans,
et qu’il importait fort peu d’entendre de belles paroles destinées à ne produire aucun effet. Moi, je suis philosophe !

J’avais renoncé à être spectateur de l’installation de ces bons petits prud’hommes que Dieu conserve, lorsque jeudi dernier, m’étant glissé en tapinois dans l’auditoire du conseil, au-dessous même de l’affiche ; cette terrible affiche, épouvantail des meneurs d’association, terreur et préservatif des coalitions futures ; vous savez, vous autres, cette affiche qui contient le gentil, le sémillant, le charmant, le bijou article 415 du code pénal, triste, à ce qu’il m’a paru, de se trouver toujours placardé seul sans la compagnie de son frère aîné l’article 414.

Déjà l’imposante et cérémoniale sonnette présidentielle avait annoncé l’ouverture de la séance, l’emporté Rib.... la tenait avec plus de dignité et de douceur que généralement parlant on lui en attribue, moi le premier. Gouj.. en soupirait, détournait ses regards, et comme il ne voulait pas non plus trouver ceux des auditeurs, force lui était de les fixer sur la table. Cela faisait peine à voir. En ce moment j’aperçois un homme d’un physique intéressant, à physionomie calme, probe, énergique, lequel prend place sur un des sièges réservés aux membres du conseil comme aurait pu le faire un ami de la maison. Au signe qu’il comprit de suite et auquel il répondit en se plaçant en face du président, on plaça devant lui un écriteau sur lequel est inscrite la formule du serment. Le serment, c’est le préliminaire de toute installation ; c’est l’arche sainte des fonctionnaires. Je me trompe, il y a une petite différence.
Le téméraire Oza toucha l’arche et mourut.
Je ne sache pas qu’aucun fonctionnaire soit mort pour avoir violé son serment. Au contraire, Basile dit que ça les fait vivre.

Pour en revenir à mon prud’homme (c’en était un) ; il lève la main droite et prononce d’une voix faible, quoique solennelle, ces mots, autant que ma mémoire peut me le fournir.

Je jure fidélité au roi des Français, à la charte constitutionnelle et aux lois du royaume. Il paraît qu’un républicain ne pourrait pas être prud’homme, ou si par hasard il était nommé, on serait quitte pour changer la formule, et il dirait :

Je jure fidélité au peuple français, à la constitution et aux lois. Ce ne serait qu’une variante. Mais ce n’est pas à ce qui m’occupe en ce moment.

Fidélité aux lois.

Oh ! à ces derniers mots j’ai tressailli d’aise, comme mon cœur a battu de joie. Fidélité aux lois ! La classe ouvrière doit voir dans ces mots toutes les garanties désirables. Cela veut dire fidélité à toutes les lois sans exception. Ainsi dorénavant la jurisprudence du conseil se basera sur les lois. Adieu donc, règlement poudreux et sanglant de 17442. A la première occasion les articles 2223 et 2271 du code civil assureront gain de cause aux chefs d’atelier qui n’auraient eu d’autre tort que celui [3.2]d’avoir trop tardé de faire leurs réclamations ; vous aussi, articles 112 et 115 du même code, protecteurs des faibles, vous bifferez impitoyablement les conventions souscrites par la peur de mourir de faim ; et toi article 147 du code pénal, tu feras pâlir le négociant téméraire qui aura osé inscrire un prix de façon ou une convention onéreuse sur un livre d’ouvrier sans son consentement, sans même l’en avoir averti ; vous disparaîtrez enfin, conventions léonines, devant la juste réprobation des prud’hommes.

La libre défense, ce palladium des droits, sera admise par les nouveaux prud’hommes, car, anciens et nouveaux, ils viennent de se retremper dans le baptême de l’installation. Tous viennent de prêter serment de fidélité aux lois.

(Le Solitaire du ravin.)

Notes (  Une installation. Averti par la rumeur...)
1 Buffon (1707-1788), naturaliste français dont les nombreux volumes de son Histoire naturelle générale et particulière furent une première fois publiés entre 1769 et 1781.
2 En juin 1744, un arrêt du Conseil d’État du Roi révoquait le règlement de la Fabrique d’octobre 1737, favorable aux maîtres-ouvriers. Le règlement de 1744 redonnait le contrôle de la Fabrique aux maîtres-marchands. Ce règlement allait déclencher des troubles violents à Lyon durant les années 1744 et 1745.

 

 

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