Au Rédacteur.
Lyon, le 15 juin 1833.
Monsieur,
Le tribunal de commerce est une juridiction de patriarches, les affaires doivent y être terminées avec toute la célérité possible, et l’économie nécessaire aux intéressés. Les juges d’un tribunal de commerce doivent s’efforcer d’éloigner avec soin toutes les formes des procédures ordinaires ; ces formes lentes et ruineuses qui font que les procès sont plutôt le patrimoine des gens d’affaires que la propriété des plaideurs.
[2.2]Le législateur qui a déterminé la manière de procéder devant les tribunaux de commerce, a prévu tout ce qu’il y avait de dangereux pour le commerçant de se faire assister d’un avoué, et il a formellement déclaré que le ministère des avoués est interdit devant les tribunaux de commerce (art. 627 du code de commerce).
Au mépris de tout ce qui est écrit dans la loi, ce sont les avoués qui font les procédures et qui les dirigent. Ils prennent des droits de vacation, des droits de présence, comme devant le tribunal civil ou la cour royale ; cependant, il ne leur est rien dû, ils ne peuvent rien exiger de leurs cliens, et leur présence dans les discussions commerciales est une simple tolérance de la part des juges, en même temps qu’elle est une contravention à la loi. A côté de ces inconvéniens, se trouve nécessairement celui des lenteurs de la procédure. On remet les causes pour avoir des droits de présence. Souvent une cause qui devrait être jugée promptement n’arrive utilement à l’audience que trois ou quatre mois après la première assignation. Les discussions commerciales sont presque toujours des affaires sommaires, le demandeur a besoin d’obtenir promptement justice, et toutes les lenteurs des procédures régulières compromettent souvent son droit et sa fortune.
Le tribunal de commerce de la Seine est bien autrement chargé que celui de Lyon, les causes y sont bien plus nombreuses, cependant elles sont expédiées bien plus vite. Aussitôt que les parties veulent discuter, le tribunal renvoie devant un arbitre salarié ou non, qui examine l’affaire, fait appeler les parties, et s’il n’a pu réussir à les concilier, il fait son rapport au tribunal. Ce préalable a pour résultat de faire revenir la cause devant le tribunal, avec une espèce de jugement préparatoire qui est le rapport de l’arbitre ; ce rapport est déjà un motif suffisant pour empêcher la mauvaise foi des parties, en présentant leurs moyens appuyés du talent d’un défenseur. Un avocat est toujours obligé de suivre de près ou de loin l’avis du rapporteur, et par ce moyen les affaires sont promptement terminées sans devenir la pâture des avoués et autres intéressés à éterniser les procès.
Le tribunal, dans ses principes d’ordre et d’économie, renvoie ordinairement devant un négociant qui fait son rapport gratuitement et sans frais ; ce n’est que dans les grandes affaires, les affaires compliquées qui présentent divers points de discussion, que le tribunal de la Seine renvoie devant un arbitre salarié.
Je me permets d’indiquer cette manière de procéder à MM. les présidens et juges du tribunal de commerce de Lyon, parce que dans ce moment un de mes cliens est la victime de la manière vicieuse de procéder devant eux. Depuis trois mois, j’ai fait assigner aux fins d’obtenir un réglement de juges pour des comptes en participation qui sont à régler avec deux négocians de cette ville, cependant, depuis cette époque, les demandes n’ont pas encore pu arriver utilement aux audiences, elles sont au rôle, elles ne viendront peut-être que dans six mois ! ! !
Je vous prie, M. le rédacteur, de vouloir bien insérer ma lettre dans votre plus prochain numéro, je la publie uniquement dans l’intérêt du commerce en général.
J’ai l’honneur, etc.
Gilbert Bourget,
Arbitre de commerce, rue d’Amboise, n° 2
Note du rédacteur. – Nous croyons utile de mettre sous les yeux des lecteurs la lettre ci-dessus, que nous empruntons à un journal de cette ville. Une chose nous étonne dans cette lettre. Ce n’est pas la plainte de M. Gilbert Bourget, c’est la publicité qu’il a le courage d’y donner. Il faut lui en savoir gré. Ce citoyen a fait une action louable en s’élevant contre l’un des abus les plus graves qui, dans l’ordre judiciaire, rongent le corps social : oui, il a raison, la loi est scandaleusement violée. L’article 627 du code de commerce défend la postulation des avoués devant le tribunal de commerce, et ce sont les avoués seuls qui sont admis à s’y présenter. Il y a mieux : non-seulement les avoués se présentent en cette qualité, mais, pour mieux témoigner de leur mépris de la loi, ils font les réquisitions en robes. Là où de simples fondés de pouvoir devraient se présenter, assistés le plus souvent que faire se pourrait des parties elles-mêmes, un avoué, sans mandat écrit, vient et requiert, pérore, plaide ou consent à sa guise. Il vient comme avoué, il a l’impudeur de revêtir la toge, lui simple agent d’affaires litigieuses, en faveur duquel une loi dont le bon sens public demande l’abrogation, que tôt ou tard il obtiendra, a ressuscité [3.1]un monopole détruit par la révolution et jeté alors dans l’abîme où devaient s’ensevelir tous les abus de l’ancien régime. Il se présente comme avoué, lui à qui ce titre avait fait interdire le droit d’être le mandataire de son client cité en conciliation devant le juge de paix, lui à qui la loi refuse de s’en prévaloir devant les juges consulaires. Aussi, qu’est-il résulté de cette première et flagrante violation de la loi ? Tout ce dont M. Bourget se plaint et ce qu’il oublie. Le tarif du tribunal civil a été transporté au tribunal de commerce, et au lieu de recevoir de leurs cliens des honoraires librement consentis, les agens d’affaires avoués exigent d’eux, à défaut de la partie condamnée, si elle ne peut y satisfaire, un droit de 15 fr. ou de 7 fr. 50 c. suivant que le jugement obtenu a été rendu contradictoirement ou par défaut. Le tribunal complaisant comprend ce droit dans la liquidation des dépens. De là sans doute aussi les retards dont les plaideurs sont plus où moins victimes. Celui dont M. Bourget se plaint ne nous surprend pas. Nous connaissons des personnes dont les procès inscrits au rôle ne sont pas encore jugés depuis plus d’un an. Puisse la lettre de M. Bourget éveiller enfin l’attention publique et déterminer l’autorité à faire cesser un grand scandale. Nous ne l’espérons pas, quant à présent. Il faudra que la presse lutte encore long-temps et avec force, et que d’autres principes prévalent, pour que la France revienne aux doctrines sages et libérales proclamées par nos pères. Abolition des priviléges, des monopoles, c’est la pierre angulaire de l’édifice social qui se prépare et dont l’émancipation des prolétaires sera le couronnement. En attaquant les abus de l’ordre judiciaire nous ne sortons donc pas de notre spécialité. Nous y reviendrons. La mine n’est que trop féconde.