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18 décembre 1831 - Numéro 8
 
 

 



 
 
    
AU RÉDACTEUR.

Lyon, le 15 décembre 1831.

Monsieur,

Je lis, dans votre dernier numéro, pag. 6, la phrase suivante : Ce qui prouve que la majorité des fabricans n'était pas en faveur de l'ouvrier, c'est que le tarif est aujourd'hui rejeté, et que..., etc.

Ces lignes sont une accusation très-explicite contre les fabricans, que dans d'autres articles de votre journal on a représentés comme auteurs des maux passés et présens des ouvriers, par leur refus du tarif. Ayant produit cette accusation, j’en appelle, monsieur, à vos sentimens d'honneur et de loyauté pour accueillir une réponse (1).

C'est parce que j'ai vu parmi les partisans du tarif un très-grand nombre de fabricans et de chefs d'atelier recommandables, que je me suis défié long-temps de ma manière de voir à ce sujet, qui était en opposition avec la leur. Mais depuis que la discussion s’est portée dans tous les journaux de la capitale et jusques dans la chambre des députés, où de hautes capacités industrielles ont blâmé et rejeté cette mesure, je crois ne m'être point fourvoyé dans mon jugement et j’ose émettre mon opinion avec confiance (2).

Le plus grand nombre des fabricans a été opposé au tarif de bonne foi et avec la conviction intime qu'il serait nuisible à notre industrie, et que, fabricans et ouvriers, nous aurions bientôt à en déplorer les conséquences. Il n'y a eu unanimité pour son établissement, ni à la chambre de commerce, ni au conseil des prud'hommes ; et lorsque l'on a convoqué les fabricans pour nommer leurs délégués, il n'y en a pas eu le tiers qui ait voté. Vous en concluez que la majorité n'était pas en faveur de l'ouvrier, moi j'en conclus le contraire et je vais essayer de justifier ma conclusion (3).

La première conséquence du tarif était de faire mettre à bas de suite tous les articles sur lesquels portait une augmentation trop forte. Plus tard, c'est-à-dire dans trois ou quatre mois, on aurait peut-être pu en remonter [4.2]quelques-uns avec l'augmentation ; mais d'abord le fabricant devait écouler ce qu'il avait de fabriqué avant de pouvoir obtenir une augmentation de prix de l'acheteur. Cela est si vrai que des commissions proposées pendant qu'on discutait le tarif, furent retirées dès qu'il parut et envoyées en Suisse. Je m'engage à prouver ce fait. Avoir voulu attribuer cette mise à bas des métiers à la malveillance, est une erreur bien grande ; car le fabricant a besoin de travailler comme l'ouvrier, et il n'aurait pas cessé un article qu'il aurait pu espérer vendre avec un bénéfice, quelque minime qu'il fût.

Une seconde conséquence était d'éloigner rapidement notre industrie de la ville de Lyon ; car, à moins de rendre le tarif exécutoire par toute la France, la concurrence nous aurait obligés à rechercher une main-d'œuvre plus basse, partout où l'on travaille la soierie ; c'est-à-dire dans un rayon de 20 à 25 lieues autour de Lyon, à Nîmes, en Picardie, etc. Mais en l'admettant même comme loi de l'état, les ouvriers des campagnes qui vivent à bien meilleur marché que ceux des villes, auraient facilement souscrit des arrangemens qui l'auraient éludé puisque (4)

Les conventions de bonne foi, entre les ouvriers et ceux qui les emploient, seront exécutées. (Art. 14, titre 3, loi du 22 germinal an 11).

Troisièmement, le tarif ne mettant plus de différence entre le fabricant qui emploie de belles matières, des pièces bien ourdies, etc., et celui qui en emploie de défectueuses et de meilleur marché, la concurrence se serait portée sur l'emploi des mauvaises soies ; on les aurait recherchées, et le fileur et le moulinier auraient de suite renoncé aux améliorations qu'ils poursuivent sans cesse et qui sont si précieuses pour notre industrie.

Quant aux tarifs qui ont existé en 1807, 1811 et 1817, ils sont toujours tombés de suite en désuétude, ce qui prouve qu'ils étaient impraticables. Pour moi, entré en fabrique en 1816, je n'en avais jamais entendu parler.

Telles sont, monsieur, les considérations qui ont décidé la grande majorité des fabricans à refuser le tarif dans le bien même des ouvriers de Lyon. Cependant, ces opposans mêmes, ou grand nombre du moins, dans l'appréhension de malheurs qui ne se sont que trop réalisés, ont porté les prix des articles qu'ils pouvaient continuer, au tarif ; ou au moins les ont augmentés convenablement pour établir avec leurs ouvriers une convention de la nature de celles dont parle l'article de la loi relaté ci-dessus. Je ne connais pas un seul fabricant qui n'ait ainsi augmenté ses prix de main-d'œuvres, et je n'en connais pas un non plus qui ait pu d'après cela augmenter d'un sou son étoffe, ses fichus ou ses schalles.

J'ai l'honneur d'être, monsieur, votre dévoué serviteur.

Gamot, fabricant (5).

P. S. Pour améliorer le sort de la classe ouvrière il faut donc, à mon avis, trouver les moyens de diminuer ses locations et ses différentes charges, ainsi que les impôts directs ou indirects qui pèsent sur elle. On s'occupe sans relâche de leur recherche, et je vous en promets quelques-uns, monsieur, pour un numéro suivant. (6)

NOTE DU RÉDACTEUR.

(1) Nous faisons observer à nos lecteurs que M. Gamot est la même personne dont nous avons parlé dans notre dernier numéro, et qui s'est signée par les initiales C. M. Dans ses deux lettres, il nous accuse de provoquer à la haine contre les négocians. Nous avouons, d'après cela, que nous ne savons plus comment il faut s'exprimer pour porter des paroles de paix et de concorde. Nous prions M. Gamot de nous dire s'il faut parler à genoux ou le front dans la poussière.

[5.1](2) M. Gamot, d'abord convaincu, comme négociant, de la nécessité d'un tarif qui devait lui être très-avantageux, puisqu'il payait 3 fr. les articles tarifés à 2 fr. 25 c. (propos qu'il a tenus dans notre bureau), frappé d'une illumination soudaine par les discussions de la chambre des députés, où de hautes capacités industrielles ont blâmé cette mesure, la rejette à son tour comme nuisible à l'industrie, sans même songer que cette mesure lui était très-avantageuse. Voilà certes de la générosité.

(3) Vouloir prouver que le refus du tarif par la majorité des négocians était une pensée unanime de bien pour les ouvriers, cela peut entrer dans le cœur de M. Gamot qui nous a donné des preuves de sa loyauté ; mais, comprenant toute notre mission, qui n'est que de paix et d'oubli, il nous permettra de garder ici le silence, de peur qu'en commentant ce paragraphe il nous accuse encore de provoquer à la haine.

(4) Il est impossible de reconnaître M. Gamot, en comparant sa première lettre analysée dans notre dernier numéro et celle ci-dessus. Nous croyons que M. Gamot n'est point partisan du tarif, parce que les prix spécifiés sont trop minimes, puisqu'il nous a dit lui-même que ses prix étaient au-dessus. S'il n'en est pas ainsi, il faut donc que le cœur humain éprouve des variations bien subites.

(5) Notre correspondant fait des vœux que nous croyons sincères pour l'amélioration du sort de la classe ouvrière. Sans doute on doit chercher à diminuer les différentes charges qui pèsent sur elle ; mais nous croyons qu'en fait d'amélioration, MM. les fabricans peuvent aider à cette œuvre, puisque, de l'aveu de M. Gamot, les tissus peuvent subir une augmentation.

 

 

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