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24 juin 1833 - Numéro 25
 
 

 



 
 
    
LE SALON.1

L’Echo de la Fabrique se souvient qu’il doit être littéraire en même temps qu’industriel. L’émancipation des prolétaires ne serait pas complète si elle n’était morale aussi bien que physique. Le peuple aime les arts, il honore les artistes. Nous serons donc compris en offrant aujourd’hui à nos lecteurs une revue du salon de peinture dont l’ouverture a eu lieu à Paris le 1er [5.2]mars dernier. Cette revue, nous l’emprunterons à un prolétaire, à un ouvrier. Donnons-lui la parole :

Les arts en général, et la peinture plus que tous les autres portent l’empreinte des époques qu’ils traversent. Les tableaux des 15e et 16e siècles représentent tous des sujets tirés de l’Ecriture-Sainte ; c’est qu’alors la religion agissait fortement sur l’imagination des hommes. Les tableaux de l’école française du 17e siècle reflètent la gloire sous toutes ses formes et la magnificence luxueuse de la cour de Louis XIV. Quoi de plus pâle, de plus ignoble même que le siècle de Louis XV ? Aussi les arts, sous ce règne, parlent un cachet de mollesse remarquable ; des courtisanes et des marquises avec vertugadins et mouches, sont tout ce que le génie des artistes de cette époque sait offrir à l’admiration du peuple. J’ai vu dans mon enfance les expositions de tableaux, les beaux souvenirs de l’antiquité et les batailles de l’empire en faisaient presque tous les frais. Le pinceau des David, des Gros, des Gérard, 2reproduisait les grands faits d’armes d’une époque toute rayonnante de gloire militaire ; l’héroïsme des vainqueurs de Lodi, de Marengo, d’Austerlitz, énergiquement exprimé, faisait battre tous les cœurs, car leur gloire était la gloire de tous ; les plus beaux traits de courage et de magnanimité des notabilités du temps s’encadraient parfaitement dans les interstices de ces colossales productions, et semblables à de glorieux intermèdes, elles délassaient l’imagination du spectateur en le rappelant du sentiment fort et puissant de la grandeur de la nation française, au sentiment tendre et doux de la vertu, du courage, du mérite de chacun en particulier.

Dans ces productions du génie, le grand capitaine apparaissait à chaque pas, et plus d’un vieux guerrier retrouvait au Musée ses souvenirs de champ de bataille et leur enthousiasme religieux, purs et dégagés de tout détail horrible ; là se trouvait la gloire seule sans les angoisses, les tortures, les douleurs dont on l’achète hélas ! trop chèrement.

Sous la restauration, époque de dévotion sans croyances, où les chefs du peuple voulaient le conduire au despotisme alors qu’il voulait, lui, marcher à la liberté, les croix, les saints, les miracles étaient aux expositions offerts avec profusion aux regards de la foule pour laquelle ils avaient peu d’attraits. Les arts n’ont de puissance qu’autant qu’ils poussent les sociétés au progrès ou qu’ils idéalisent les préoccupations populaires. Depuis long-temps on passe près des chefs-d’œuvres de l’école italienne, sans s’y arrêter autrement que pour admirer la pureté du dessin ou la fraîcheur du coloris ; avec la foi ont disparu l’intérêt et l’enthousiasme. Le catholicisme aujourd’hui c’est le passé, et nous voulons marcher vers l’avenir. L’époque où nous vivons est sans couleur, elle n’est ni guerrière, ni religieuse. Le peuple veut être grand et libre, et il le sera ; mais ceux qui ont puissance de le conduire à la grandeur et à la liberté n’ont pas conscience de leur mission. Les artistes se sont faits bourgeois comme le siècle, aussi le Salon est tant soit peu mesquin.

A vrai dire, dans cette immense confusion de tableaux placés sans choix, il est bien difficile de découvrir tout ce qui mérite d’être cité. En entrant dans la pièce qui fait comme l’antichambre du grand salon, on trouve une scène de Paris, un pauvre homme et deux enfans sur un peu de paille, c’est hideux à voir, mais c’est vrai. Ce n’est pas la faute de l’artiste si nous avons des mendians, qui le sont pour ainsi dire dès le berceau. Puis, un peu plus loin, l’intérieur de la Bourse après les journées de Juillet, un blessé sur le premier plan représente assez fidèlement le peuple : pauvre homme ! il a l’air d’un vaincu auquel le vainqueur veut bien faire une visite de gracieuseté comme pour le consoler de son malheur.

Dans le grand salon, à droite, un orage : c’est bien cela : la pluie qui tombe à flot, entraîne les gerbes ; la moisson, espoir du laboureur, est détruite. Les pauvres gens, ils sont bien désolés. Ils ont bien raison, il faudra qu’ils paient leur fermage et l’impôt comme si le ciel pur et les rayons étincelans du soleil avaient fait exprès pour eux un jour de prospérité.

Puis cet autre grand tableau en face de la porte d’entrée, c’est Henri IV abjurant son hérésie aux pieds d’un prêtre : il est à genoux… pourquoi pas ? C’était alors un hommage à l’opinion et à la volonté populaire.

(La suite à un prochain numéro.)

Notes ( LE SALON.)
1 Cet article inaugure une série qui allait être publiée jusqu’au numéro du 11 août 1833. Il était emprunté au journal Le Bon Sens, et le prolétaire en question était Charles Béranger.
2 Peintre français, Jacques-Louis David (1748-1825) fut le chef de file de l’école néo-classique et eut pour élèves Antoine Gros (1771-1835) et François Gérard (1770-1837).

 

 

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