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18 décembre 1831 - Numéro 8
 
 

 



 
 
    
AU RÉDACTEUR.

Lyon, le 16 décembre 1831.

Monsieur.

Après les désordres à jamais déplorables que vient de causer à Lyon la violence du mal dont notre fabrique est atteinte, tout le monde, gouvernement et individus, doit s'occuper à rechercher les moyens d'y porter un remède qui puisse avoir quelque efficacité. Il s'agit d'ailleurs ici, pour nous Lyonnais en particulier, de notre existence même.

Si vous croyez donc, Monsieur, que les observations suivantes puissent être utiles dans cette recherche, je vous prie de vouloir bien leur donner une place dans votre journal.

Il convient d'abord d'apprécier d'une manière approchée l’influence que la fabrique de Lyon exerce sur la prospérité de la France, la part dont elle contribue à l'accroissement de sa richesse.

Chaque année la fabrique de Lyon retire de l’étranger, pour les soieries qu'elle lui vend, une somme d'au moins 40 millions, desquels 7 ou 8 à-peu-près peuvent lui être renvoyés pour les soies qu'elle en tire. Elle ajoute donc ainsi 32 à 33 millions à la balance en numéraire que l'étranger solde annuellement au commerce de la France.

Sur ces 32 millions, elle en prélève 18 environ pour les faire passer dans le Dauphiné, le Vivarais et le Languedoc, qui lui ont fourni les soies nécessaires à la confection des étoffes exportées ; les 14 autres millions lui restent pour le prix de la façon par elle ajoutée à la soie.

Cette somme est d'abord distribuée entre ses fabricans, marchands de soie, commissionnaires et les différens ouvriers qu'elle emploie. Mais bientôt passant de leurs mains dans celles de tous les autres travailleurs et de tous les propriétaires de la ville, se répandant aussi par la consommation dans les campagnes environnantes, dans tout le département, et jusque dans les autres provinces qui fournissent aux besoins de la ville, elle peut bien créer, dans cette circulation, une somme de revenus industriels et fonciers égale à son quintuple, et une somme d'impôts égale à elle-même ; car les impôts de toute nature peuvent être, sans exagération, évalués en France au cinquième des revenus du pays.

Les 18 millions envoyés dans les provinces du Dauphiné, du Vivarais et du Languedoc, devant y être tout aussi productifs, il s'ensuit que la fabrique de Lyon, avec les 32 millions de numéraire que son industrie lui amène de l'étranger, crée en France des revenus industriels et fonciers pour 160 millions au moins, et augmente de 32 ceux de l'état. Chaque million de diminution dans ses exportations diminue donc les revenus publics d'une somme égale, et du quintuple ceux des particuliers.

[6.2]Voilà, Monsieur, quelle est pour Lyon, pour la France, l'importance de notre fabrique de soieries. Cependant depuis plusieurs années, ses progrès se sont arrêtés, ses exportations ont même diminué ; ses ouvriers, ou sans ouvrage, ou ne recevant qu'un salaire bien au-dessous de leurs besoins, se trouvent plongés dans la plus grande misère.

Quelle est donc la cause de ce mal qu'elle souffre ? Tout le monde la connaît cette cause, tout le monde sait que ses rivales à l'étranger peuvent livrer les mêmes produits qu'elle à des prix inférieurs aux siens ; que la main-d'œuvre est à meilleur marché dans leur pays, qui est plus pauvre que la France, et où par cette raison la vie coûte moins.

Mais, ce que beaucoup paraissent ignorer dans les moyens de guérison qu'ils proposent, c'est qu'il nous est absolument impossible de leur enlever cet avantage. Tant que la France sera plus riche que la Suisse, la main-d'œuvre comme la vie y seront inévitablement plus chères. En vain enverrons-nous l'ouvrier à la campagne : là aussi, surtout autour de Lyon, la vie coûte plus que dans les campagnes de la Suisse et de l'Allemagne.

Cependant, si la France, à cause de sa richesse, ne peut vaincre un obstacle que des pays pauvres opposent à son industrie, elle peut du moins le tourner, et c'est le seul parti qu'il nous reste à prendre. Nous n'avons point à choisir.

Baissons, dans cette vue, nos prix sur les marchés étrangers, et ramenons-les au niveau de ceux de nos concurrens, en remboursant à l'acheteur intermédiaire, à la sortie de la marchandise, un vingtième du prix de fabrique. Alors seulement nous pourrons soutenir la concurrence avec avantage, entretenir une activité suivie dans nos ateliers et donner un salaire suffisant à nos ouvriers. Mais pour mieux assurer ce dernier résultat, il conviendrait de combiner la prime avec un autre moyen.

Il pourrait arriver, en effet, que le marchand de soie, plus habile que l'ouvrier, réussît parfois à faire reporter sur la matière une augmentation de valeur destinée à la main-d'œuvre. Alors on préviendrait un effet aussi contraire à celui que l'on se serait proposé par l'établissement d'une prime, en supprimant ou suspendant, selon le besoin, la perception du droit d'entrée imposé aux soies étrangères.

Puisque toute la France s'enrichit par la circulation des capitaux que la fabrique de Lyon attire de l'étranger, nul doute que ce ne soit au gouvernement à faire les fonds de la prime qui doit nous conserver cette source importante. Il ne pourrait s'y refuser sans injustice. Toutefois, si, pour le décider à l'adoption d'une mesure industrielle, qui devient chaque jour plus urgente, il fallait absolument que la ville de Lyon coopérât à la formation de ces fonds, je pense qu'en désespoir de cause il serait conforme à ses intérêts d'accepter cette transaction. Mais, dans ce cas, il serait aussi de toute justice que le département tout entier participât à la charge qui en résulterait ; car, ainsi que je l'ai démontré en commençant, toutes les propriétés immobilières qu'il renferme, toutes les industries qui s'y exercent, reçoivent une augmentation considérable de valeur par l'impulsion que la fabrique de Lyon donne à la circulation.

Ainsi répartie sur tout le département, cette charge serait légère. Une prime de 5 pour 100 sur 40 millions d'exportations formerait une somme de 2 millions ; et comme le gouvernement en fournirait bien sans doute les deux tiers, il ne resterait que 600 mille francs environ à demander au département. Or. cette, contribution, [7.1]assise sur les impositions foncières et des patentes, qui s'élèvent ensemble à environ 6 millions, se réduirait à 10 c. additionnels. Assurément elle serait plus que compensée pour ceux qui la supporteraient, par l'augmentation que tous les revenus obtiendraient d'une plus grande activité de la fabrique de Lyon.

Une prime de sortie, tel est donc le seul remède efficace pour notre fabrique ; une prime seule peut la relever, peut arrêter la marche rapide de ses rivales en Suisse et en Allemagne, lui faire regagner sur elles tout le terrain qu'elle a perdu, et lui procurer l'accroissement de commandes qui suivra l'accroissement certain de la consommation des soieries dans le monde.

Le gouvernement ne saurait rester spectateur indifférent du déficit que, faute de protection, nos exportations diminuées apportent incessamment dans la balance du commerce de la France. Est-il raisonnable, en effet, de subir cette perte, plutôt que de céder à l'étranger un peu plus de main-d'œuvre seulement, pour en obtenir toujours la même somme d'argent ? Cela est-il sensé, lorsque dans le commerce qu'on fait avec lui, il s'agit uniquement d'en tirer le plus d'argent possible ?

Sans la prime enfin, la fabrique de Lyon est menacée d'une ruine prochaine. Ce moyen seul peut, avec du travail, procurer à nos ouvriers un soulagement que leurs souffrances attendent avec tant d'impatience. Et par là il ranimerait encore le commerce intérieur, dont l'activité dépend par-dessus tout de l'aisance et de la consommation des masses.

J'ai l'honneur d'être avec la plus parfaite considération.

D.

 

 

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