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30 juin 1833 - Numéro 26
 
 

 



 
 
    
LE SALON.

Suite (Voy. l’Echo, n° 25, p. 205.)

A droite de l’abjuration d’Henri IV, la mort du député Féraud1, massacré au sein même de la Convention nationale. Boissy-d’Anglas, président, auquel on vient présenter la tête de Féraud, salue courageusement cette tête sanglante au milieu des vociférations des meurtriers qui demandent à grands cris du pain. Il est bien d’avoir du courage, mais il y a quelque chose encore de plus beau, c’est, quand on a pris sous sa responsabilité l’existence de tout un peuple, de ne jamais attendre qu’il demande brutalement du pain ; car il n’en vient à cette extrémité qu’après avoir long-temps souffert. Je suis fâché que l’auteur de ce tableau n’ait pas choisi un autre sujet pour exercer son talent, car il en a. Pourquoi montrer le peuple autrement qu’il est ? Depuis trois ans on peut encore représenter le peuple en guenilles, mais il n’est plus permis d’en faire un assassin, un misérable brigand dégoûtant de meurtre et affamé de carnage.

Les Héritiers, par exemple, voila un sujet. C’est bien encore le peuple si l’on veut ; mais c’est un autre peuple, soigné, musqué, paré, en habit noir et pantalons collans. Ils sont là comptant des piles d’or, leur visage resplendit de joie ; ils en cherchent partout, de l’or ; le défunt n’est pas encore dans son linceul. Un des héritiers, dans son ardeur de recherches, est grimpé sur je ne sais quoi pour visiter du regard l’intérieur d’une soupente, la lumière qu’il tient éclaire son ignoble figure, et un jeune élève de l’école polytechnique, autre genre d’homme du peuple, se retire désespéré et ses yeux couverts d’un mouchoir : pauvre jeune homme ! Croyez-moi, allez voir les héritiers à l’entrée de la grande galerie, à gauche, un peu au-dessous et un peu plus loin que Cristophe Colomb. Ce dernier est représenté au moment ou la terre d’Amérique s’offre à ses regards ; ses matelots, qui, quelques heures avant, le traitaient de visionnaire et se révoltaient contre lui, sont à ses pieds lui demandant pardon et l’admirant… Et lui, sa belle figure exprime toutes les nobles passions. J’aurais désiré que dans la distribution des tableaux on plaçât près de Colomb une scène tirée d’un roman de Cooper2 : les Maquas ou Mingos, peuplade américaine, ont découvert des Européens cachés dans une caverne, et s’apprêtent à les massacrer. Leurs peaux rouges, leurs figures étranges, leur joie féroce formeraient un singulier contraste avec la noble figure du marin courageux qui brave tous les dangers pour agrandir l’univers de tout un continent. Et puis, au 15e siècle, l’Europe et l’ancien monde conservent à peine quelques vestiges de barbarie, l’esclavage est presque entièrement détruit, l’imprimerie et la boussole sont découvertes, les arts et les sciences fleurissent, et l’ Amérique au 18e siècle renferme encore des populations presque anthropophages : quel sujet de méditations ! Cette église et les militaires qui s’y trouvent, c’est un officier polonais sommé par des Russes de se rendre ; il est sur les marches de l’autel. « Un Polonais, dit-il, ne se rend qu’à Dieu, » et il va tomber percé de coups ; image fidèle de la pauvre Pologne. Le peuple, qui voit ce tableau, s’écrie : Braves Polonais ! et il soupire, puis il s’en va plus loin, là où sont beaucoup de personnes assemblées autour d’un tableau qui ne me paraît [6.1]pas extraordinaire ; mais il représente la capitulation d’Ulm, et Napoléon s’y trouve avec sa redingote et son petit chapeau. Le peuple aime ce qui est grand et il veut voir Napoléon entouré de son état-major, voila pourquoi la foule se presse en cet endroit.

De tous les portraits, le portrait du docteur Clot 3, en costume oriental, est celui que j’ai vu avec le plus de plaisir. Médecin en chef de l’hôpital d’Alexandrie ; la dignité de bey lui a été conférée par le pacha d’Egypte. Quel plaisir on éprouve en songeant que ce pays, naguère encore barbare, marche rapidement à la civilisation. Autrefois les Européens ne pouvaient remplir une fonction chez les musulmans sans embrasser la religion mahométane, et encore les Turcs les méprisaient-ils comme renégats ? Aujourd’hui, un homme peut, en Egypte, prétendre aux emplois, de quelque nation et de quelque religion qu’il soit ; c’est le commencement du règne de la raison et de la tolérance qui doit faire un jour de toutes les nations du globe un seul peuple, une seule famille.

(La suite à un prochain numéro.)

Notes ( LE SALON.)
1 Jean-Bertrand Féraud (1759-1795), député de la Convention, massacré par la foule lors de l’insurrection du 20 mai 1795, foule exaspérée par misère et disette dues notamment à la hausse continue des prix.
2 James Fenimore Cooper (1789-1851), écrivain américain.
3 Antoine Barthélemy Clot (1795-1868), docteur français, chirurgien-chef de Mehemet Ali, vice-roi d’Égypte, à partir de 1825.

 

 

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