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14 juillet 1833 - Numéro 28
 
 

 



 
 
    
De la nouvelle Organisation

du conseil des prud’hommes.1

Les promesses de Novembre ont été rejoindre celles de Juillet.

Une ordonnance que nous donnons ci-après vient de changer l’organisation du conseil des prud’hommes et modifier celle du 15 janvier 1832. Voyons d’abord quels sont les motifs de cette ordonnance, nous en apprécierons en même temps les motifs secrets, nous en ferons voir les conséquences désastreuses pour la classe ouvrière ; nous essaierons d’en démontrer l’illégalité, et, sans vouloir nous ériger en précepteurs, nous rechercherons quelle a été la conduite des prud’hommes en cette occurence, quels devoirs leur restent à remplir. Nous proclamerons avec franchise ce résultat de notre investigation. Loin de nous la pensée d’irriter des esprits déjà trop prévenus, d’agiter de nouveau des brandons de discorde et de remuer la cendre où couve un feu mal éteint ; loin de nous encore la pensée de faire un crime au pouvoir de cette ordonnance liberticide ; il a pu (nous le croyons) être trompé par de faux rapports, séduit par des théories habilement présentées, circonvenu par des sollicitations puissantes ; mais le pouvoir, dont l’intérêt, en définitif, n’est pas de mécontenter les masses, surtout dans des questions étrangères à la politique, deviendra coupable si, l’erreur signalée, [1.2]le danger proclamé, il persiste dans la voie de réaction où il vient d’entrer ! Il peut dire aujourd’hui qu’il y a été entraîné à son insu. Demain cette excuse lui manquera.

Nous sommes ici l’organe de huit mille chefs d’atelier et d’un nombre plus grand encore d’ouvriers qui se rattachent à eux et qui voient se fermer la voie pacifique de progrès dans laquelle ils espéraient que le gouvernement, qui y était entré par l’ordonnance du 15 janvier 1832, persisterait. Si, rebuté par les obstacles qu’oppose à sa bonne volonté l’aristocratie de la classe négociante, le gouvernement rétrograde, quelle amélioration sera dorénavant possible ? N’est-ce pas trop tôt donner raison à l’opinion républicaine qui enseigne à la classe prolétaire que son émancipation est écrite dans un autre code que dans celui des doctrines monarchiques. Pour nous, en notre particulier, nous applaudirions à ce résultat, parce que telle est notre conviction, mais nous ne devons pas moins, parlant au nom d’une population nombreuse, et dont quelques-uns peuvent être dissidens de nous, avertir le pouvoir de son égarement et des suites probables qu’il aura.

S’il était permis de comparer les petites choses aux grandes, nous dirions avec vérité que l’ordonnance du 21 juin que nous allons discuter, a été pour la classe ouvrière de Lyon ce que furent pour la France les ordonnances de juillet, c’est-à-dire un véritable coup-d’état, et pour en montrer davantage la similitude, le même secret, la même promptitude d’exécution ont présidé à l’un comme à l’autre.

A la nouvelle de cette ordonnance, de son application immédiate, la classe ouvrière s’est émue profondément, et comme une masse telle ne peut s’émouvoir sans que ce sentiment réagisse à l’instant sur la presse, cette dernière s’en est occupée toute affaire cessante ; nous avions à peine jeté le cri d’alarme que le Journal du Commerce et le Précurseur se sont hâtés d’accourir à notre secours. Qu’ils en reçoivent ici nos remercîmens sincères.

Nous entrons en matière.

Quels sont les motifs de l’ordonnance du 21 juin 1833 ? Pourquoi l’organisation du conseil des prud’hommes est-elle changée ?

Telle est la première question que nous devons examiner.

Disons auparavant un mot de l’organisation du conseil [2.1]des prud’hommes telle qu’elle existait avant la dernière ordonnance :

Un décret du 18 mars 1806, qui a force de loi, a institué à Lyon le conseil des prud’hommes. Il le composa de 9 membres, dont 5 négocians et 4 chefs d’atelier ; il ordonna qu’un bureau de conciliation composé d’un négociant et d’un chef d’atelier se tiendrait chaque jour ; et qu’un bureau général, composé de 5 membres au moins, donnerait une audience par semaine pour le jugement des causes qui n’auraient pu être conciliées.

Un autre décret du 11 juin 1809, permit d’augmenter le nombre des prud’hommes, mais à la condition que les négocians auraient toujours un membre de plus que les chefs d’atelier. Par ce décret il fut dit que les prud’hommes seraient nommés dans une assemblée générale convoquée à cet effet huit jours à l’avance, et dans laquelle seraient admis tous ceux désignés dans la loi du 18 mai 1806. A l’effet de remplacer les prud’hommes qui viendraient à mourir, deux suppléans devaient être nommés, pris l’un parmi les négocians, l’autre parmi les chefs d’atelier, contre-maîtres teinturiers ou ouvriers patentés. Il fut encore statué (ceci est important à noter) que le bureau général ne pourrait prendre de délibération que dans une séance où les deux tiers au moins de ses membres seraient présens.

Le conseil des prud’hommes chemina ainsi pendant long-temps. Protégé par l’infâme huis-clos, l’arbitraire vint y occuper le fauteuil de la présidence, il proscrivit avec audace et impunité l’imprescriptible droit de la libre défensei. Qu’arriva-t-il de cet ordre de choses ? Ce qu’il arrive toujours au despotisme qui règne sans contrôle mais ne règne jamais long-temps. Des trésors de haine s’amassèrent en silence… Ils firent explosion… Une justice rigoureuse eût prévenu la fâcheuse collision de novembre. Pour avoir ménagé quelques intérêts, quelques amours-propres individuels, les intérêts généraux de la société ont été compromis… Le sang a coulé !… De nouvelles injustices ne pourront-elles pas, dans un temps donné, produire le même résultat ? et le pouvoir n’y songe pas. Qu’on ne nous accuse pas de rembrunir un tableau déjà si sombre ; l’ordonnance du 21 juin, nous le prouverons, fruit de honteuses sollicitations, d’un machiavélisme odieux, n’est que le prélude des réactions qui se préparent ; car on n’entre pas dans la voie de l’injustice pour s’arrêter. Il est un méphistophélès qui pousse les hommes politiques à leur perte comme les chrétiens à leur damnation.

Une insurrection avait eu lieu… Il fallait donner satisfaction à ce peuple ouvrier que la faim et l’injustice avaient révolté et qui avait su ne pas abuser de la victoire. Des promesses furent faites, bien simples ceux qui y crurent ; ils ont du moins gagné, dans ce manque de foi, une leçon de prudence. Une seule amélioration, [2.2]mais elle était capitale, eut lieu : c’est de l’ordonnance du 15 janvier 1832 que nous voulons parler.

Le nombre des prud’hommes de la section de fabrique a été augmenté, et la base de l’élection élargie ; cette ordonnance fut reçue avec plaisir, car le peuple est facile à contenter : pourvu qu’il n’aperçoive dans ceux qui sont chargés de le conduire aucune arrière-pensée, pourvu qu’il entrevoie dans un avenir prochain un progrès quelconque, une amélioration à son sort, il prend patience. Cette ordonnance était loin cependant de satisfaire aux vœux populaires et à la justice. D’abord le nombre des électeurs était augmenté, mais tous ceux qui avaient droit de l’être n’avaient pas été admis. Tous les citoyens soumis à la juridiction du conseil des prud’hommesii doivent, par une conséquence naturelle, participer à la nomination des prud’hommes ; et cela est si vrai, que la cour de cassation a cassé les sentences d’un conseil qui avait jugé des différens relatifs à des industries qui n’y étaient pas représentées. Ensuite, parmi les ouvriers appelés à l’élection des prud’hommes lyonnais, pourquoi cette exclusion de ceux qui ne possèdent pas quatre métiers ? Pourquoi cette aristocratie nouvelle ? Pourquoi cette violation gratuite de la charte dans un de ses articles les plus importans : Les citoyens français sont égaux devant la loi.

Cette ordonnance était encore incomplète en ce que donnant raison aux ouvriers de la fabrique d’étoffes de soie, elle restreignait à eux seuls le bienfait d’une élection plus démocratique, et le refusait aux autres industries. Il était rationnel, comme nous l’avons dit plus haut, d’appeler tous les justiciables du conseil des prud’hommes à la nomination des membres de ce conseil, mais si l’on n’osait avancer ainsi d’un pas ferme dans le chemin de la justice et de la liberté, l’on devait au moins appeler à une élection semblable tous les ouvriers des industries privilégiées, comme on le faisait pour celle de la fabrique de soie. Il est résulté de la marche abusive du gouvernement, une incohérence qui est dégénérée en scission complète, et l’on a été tenté de dire que l’autorité avait suivi en cela le principe de Machiavel : divide ut impera, divise afin de régner.

Une amélioration fondée également sur la justice et le bon sens, devait encore trouver place dans cette ordonnance. Il fallait ordonner que la section de fabrique d’étoffes de soie jugerait seule les questions relatives à cette fabrique, et ainsi des autres : on n’aurait pas vu l’anomalie d’un chapelier discutant gravement et votant sans rire les questions de tirelle, de déchet, d’enlaçage de cartons, etc., dont il entendait parler pour la première fois.

Quoi qu’il en soit, et malgré ses nombreuses imperfections que nous venons de signaler, l’ordonnance du 15 janvier 1832 était un progrès ; elle fut acceptée avec reconnaissance par la classe ouvrière.

Les élections eurent lieu en conformité ; les choix furent honorables ; le nouveau conseil commença ses fonctions. Il eut le tort très-grave de ne pas exiger une jurisprudence fixe, de ne pas solliciter l’intervention législative pour rendre stables les changemens apportés par l’ordonnance à laquelle il devait son existence. Nous avons été sur ce point en dissidence avec lui ; nous nous arrêtâmes dans une polémique qui devenait violente, de crainte de donner l’éveil à des passions mauvaises. Ce fut de notre part non pas faiblesse, mais sacrifice au bien de la paix. Qu’on nous en ait su gré ou non, là [3.1]n’est pas la question. Mais nous étions bien éloignés de prévoir que les prud’hommes chefs d’atelier, coupables à nos yeux seulement d’un peu trop de modération, seraient sitôt punis par où ils avaient péché ; il était facile cependant de comprendre que, n’ayant pas su se faire respecter et craindre, on cesserait de les ménager. Mais on se serait étrangement mépris si l’on avait pu croire que la communion entre les prud’hommes chefs d’atelier et leurs commettans était rompue à tout jamais comme on a voulu l’insinuer en certain lieu ; entre gens qui s’estiment le rapprochement est bientôt fait, et les ouvriers de Lyon sont unis de cœur et d’âme avec leurs prud’hommes le jour où ces derniers sont attaqués.

Revenons à notre sujet : huit prud’hommes chefs d’atelier, forts d’un mandat populaire, vinrent donc soutenir au conseil les droits méconnus de leur classe jusque-là opprimée ; ils opposèrent une force de cohésion que leurs antagonistes n’avaient pas, parce que quelques-uns (nous devons leur rendre justice), sentaient la vérité des plaintes des ouvriers. Et c’est ainsi que des questions importantes furent résolues en faveur des prolétaires. Il fallait que les négocians se déterminassent à avoir raison et à discuter. Sous l’ancien conseil ce n’était pas nécessaire. M. Goujon n’était ni moins despote, ni plus disposé en faveur des ouvriers que son prédécesseur, M. Guerin-Philippon ; mais il avait contre lui des contradicteurs légitimes et tenaces, il avait devant lui un auditoire nombreux et la voix incessante de la presse. L’Écho de la Fabrique, nous le disons, parce que c’est vrai, et qu’il nous faut dans un intérêt général faire abstraction d’une modestie menteuse, remplaçait le prud’homme que la loi aristocrate de 1806 avait accordé aux négocians de plus qu’aux chefs d’atelier.

Cet ordre de choses déplut aux négocians. Ne pouvant plus être les maîtres exclusifs du conseil, ils désertèrent leurs sièges. De leur mauvaise volonté est née la prétendue impossibilité d’avoir un conseil de prud’hommes à Lyon.

Voyant que des démissions calculées ne les amenaient pas assez promptement à leur but, ils ont intrigué pour changer l’organisation du conseil et ressaisir un pouvoir usurpé qu’on leur avait enlevé, dans un moment où le ministère avait cru devoir s’occuper des intérêts de la classe laborieuse.

L’ordonnance du 21 juin 1833 a donc vu le jour. Nous arrivons maintenant au point de discussion le plus important et que nous avons énoncé ci-dessus, celui d’examiner ses motifs apparens et secrets.

(La suite à un prochain numéro.)

Notes ( De la nouvelle Organisation)
1 Il s’agit du début d’une série de trois articles qui vont détailler tout au long du mois de juillet les fautes de cette « ordonnance liberticide ». Plusieurs éléments seront soulignés : les entorses nombreuses à la légalité nouvelle née de la Constitution de 1830 dans laquelle c’est le peuple qui octroie et tolère ses pouvoirs à la royauté ; le rôle dévastateur des négociants prud’hommes qui ont tout fait pour entraver une mesure pouvant apparaître comme un résultat de la victoire de novembre 1831 ; la soumission et la perte de combativité, enfin, des prud’hommes chefs d’ateliers. À la suite de ce constat – « L’ordonnance du 15 janvier 1832 était l’Édit de Nantes des ouvriers en soie de Lyon, et l’ordonnance du 21 juin 1833 en est la révocation », va commenter peu après le journal (numéro du 21 juillet 1833) –, et bien que l’institution prud’homme demeure un acquis reconnu, d’autres formes d’actions prendront graduellement le relais.

 

 

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