Au Rédacteur.
Lyon, 7 juillet 1833.
Monsieur,
Je viens de lire dans votre numéro d’aujourd’hui un article qui me concerne et où vous dites que M. Delesse, dans le réglement de mon compte avec lui, a rayé sur mon livre la moitié du prix de l’enlaçage au paiement duquel j’ai été condamné par le conseil des prud’hommes dans son audience du 27 juin dernier. Vous avez été induit en erreur, et je m’étonne que vous ayez accueilli une pareille assertion sans vous être assuré de son exactitude ; or, cette assertion n’est pas exacte quant à la forme, quoiqu’elle soit vraie au fond. Diverses répétitions dont M. Delesse aurait pu tirer avantage contre moi et qu’il n’a pas faites, m’ont amplement dédommagé. Et de plus, je suis persuadé que si j’eusse insisté auprès de lui pour obtenir la radiation de cette somme, j’aurais réussi ; car, indépendamment de sa loyauté, à laquelle je me plais à rendre justice, il paraissait lui-même, après l’audience, honteux de la victoire qu’il venait de remporter. Toutefois, mon livre ne portant pas qu’une indemnité spéciale m’ait été accordée pour enlaçage, je vous prie de vouloir bien donner place à ma réclamation dans votre journal, seulement pour rendre hommage à la vérité littérale.
Maintenant, Monsieur, permettez-moi de vous remercier de la manière dont vous avez rendu compte de cette affaire ; il était impossible, à mon avis, de mieux faire ressortir l’absurdité du jugement qui me condamne : cependant comme votre discussion s’appuie entièrement sur les principes les plus simples du droit naturel et du droit [6.1]civil, il faut que je vous conte une petite anecdote qui vous engagera sans doute à chercher à l’avenir d’autres bases à votre argumentation. Quelques instans avant l’ouverture de l’audience du 27 juin, je rencontrai au bas de l’escalier M. Gamot, prud’homme négociant. Comme je savais déjà que ma condamnation serait prononcée, je lui demandai sur quel article de la loi on s’appuyait pour me dépouiller ainsi de ma propriété. – Vous vous trompez grossièrement, me répondit-il, si vous croyez que nous prenons la loi pour guide ! le code n’a rien à faire dans le conseil, et nos décisions ne sont dictées que par les inspirations de notre conscience. – Eh bien ! si votre conscience vous dicte des jugemens à l’envers du sens commun, je m’adresserai au juge de paix qui peut-être se fera un devoir de suivre la loi et de reconnaître que les articles 566 et 572 du code civil sont en ma faveur. – Le juge de paix se déclarera incompétent, et vous serez tout de même enfoncé ; là-dessus mon homme enfile l’escalier et va se placer sur sa chaise curule. Ainsi, vous le voyez, Monsieur, il est inutile de s’embarrasser la tête de textes, de citations, de commentaires pour découvrir de quel côté est le droit, cette monnaie n’a pas cours devant le conseil des prud’hommes, ses membres eux-mêmes le disent, la loi n’est rien pour eux, et nous voilà, pauvres canuts, nous sommes déshérités du droit commun et obligés d’abandonner la défense de nos intérêts les plus pressans à la conscience de ces messieurs.
Plaignez-nous, M. le rédacteur, et surtout continuez à plaider notre cause, c’est celle de l’opprimé ; et s’il est vrai, comme l’a dit Béranger, que les destins sont changeans, un jour viendra peut-être où l’émancipation des prolétaires vous récompensera dignement de votre dévouement et de vos honorables efforts.
Recevez, etc.
Bouvery.
Note du Rédacteur. – M. Bouvery ne désavoue pas précisément le fait honorable pour M. Delesse que nous avons avancé dans notre dernier article ; seulement il l’explique dans un sens que nous sommes persuadés être vrai puisqu’il l’affirme. Nous n’avons d’ailleurs pas mission d’intervenir dans un débat secret, il nous suffit de constater que M. Delesse a rendu à ce chef d’atelier plus de justice que le conseil des prud’hommes. Nous ne voulons nuire à aucun intérêt privé : nous devons donc nous arrêter. Nos lecteurs ne nous demandent pas, et pour cause, une précision mathématique. – Nous remercions M. Bouvery de sa confidence sur sa conversation avec M. Gamot. Quelque saugrenues que soient les réponses de ce prud’homme négociant, elles ne nous étonnent pas. M. Gamot est coutumier du fait. On se souvient de son impertinente réponse à M. Desmaison (Voy. l’Echo, 1832, n° 37, p. 4), réponse que nous avions peine à croire et qui fut très faiblement démentie par ce fonctionnaire dans sa lettre insérée au n° suivant. (Voy. l’Echo, n° 38, p. 5). M. Gamot crut devoir alors à l’opinion publique qui s’était prononcée contre lui de donner sa démission. Aujourd’hui il ne daignera pas même démentir les propos que lui attribue M. Bouvery… C’est qu’il s’est fait du chemin depuis, et beaucoup. A qui la faute ?