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21 juillet 1833 - Numéro 29
 
 

 



 
 
    
De la nouvelle Organisation

du conseil des prud’hommes.

Suite. (Voy. l’Echo, N° 28.)

Les motifs apparens de l’ordonnance que nous signalons comme hostile à la classe ouvrière, sont ceux-ci : 1° difficulté de réunir les deux tiers des membres prescrits par le décret de 1806 : 2° avantage de pourvoir au remplacement des juges empêchés.

Nous disons que ce sont-là des motifs apparens. Tout à l’heure nous dirons les motifs secrets.

Difficulté de réunir les deux tiers des membres. Cette difficulté n’étant que le résultat de la mauvaise volonté des négocians, devait être surmontée par tout autre moyen que par le sacrifice du droit des ouvriers. Ce droit pouvait-il être ainsi mis en balance ? Non. Il fallait rompre une résistance coupable et ne pas lui donner satisfaction. Et si le gouvernement, dans sa prédilection pour les hommes qui ont de l’argent, et sur lesquels il croit préférable de s’appuyer exclusivement, ne voulait pas heurter les négocians en soierie de Lyon, il n’avait qu’une chose à faire, demander à l’autorité législative l’abrogation de la disposition du décret de 1806, ou mieux, faire juger successivement et à [1.2]des jours différens chaque section représentant une industrie, et alors la diminution du nombre des prud’hommes devenait de fait insignifiante. Ce moyen bien simple, fondé sur la logique la plus vulgaire, aurait paré à tout inconvénient. Mais on s’est bien gardé d’accueillir un moyen aussi naturel et qui se présentait de lui-même. Avons-nous donc tort de dire que cette difficulté n’est qu’un motif apparent ? Eût-il été réel, il ne serait pas suffisant. Toute une population ne devait pas être sacrifiée au caprice, à l’égoïsme de quelques-uns.

Avantage de pourvoir au remplacement des juges empêchés. Ce motif rentre dans le premier, il n’a rien de plausible. Qui empêchait de nommer des suppléans soit aux négocians, soit aux chefs d’atelier ? Nous ne croyons pas devoir nous occuper sérieusement de cette question qui ne nous paraît pas susceptible de plus ample discussion. Il est de ces propositions qu’il suffit d’énoncer pour les résoudre : celle-ci est du nombre.

Les motifs exprimés dans l’ordonnance du 21 juin étant ainsi appréciés à leur juste valeur, il nous reste à découvrir les motifs secrets auxquels elle a dû le jour.

Les prud’hommes négocians étant au nombre de neuf, et les prud’hommes chefs d’atelier de huit seulement, quoiqu’ils fussent les représentans de la classe la plus nombreuse, ils auraient eu nécessairement et toujours la majorité s’ils avaient été au complet, dans les questions vitales de la fabrique ; mais, d’un côté, ils étaient rarement au complet ; d’un autre, il leur fallait disputer par le raisonnement chaque question importante à leurs collègues dont la modération, blâmée par nous, n’excluait pas la ténacité à soutenir les intérêts de leur classe. Cette majorité pouvait encore être scindée par l’adjonction des prud’hommes des autres sections. Leurs votes flottans empêchaient toute oppression systématique. Nous l’avouons : par suite du refus calculé des négocians leur section se trouvait incomplète, et la majorité qui, primitivement, leur avait été attribuée, avait été transportée aux chefs d’atelier ; mais là encore l’adjonction des prud’hommes des autres sections venait paralyser la majorité ouvrière, et rendait aux négocians un équilibre rompu par leur propre fait.

Nous sommes loin d’approuver cette fusion des prud’hommes de diverses sections ; mais dans l’ordre de [2.1]choses vicieux où l’ordonnance du 15 janvier 1832 avait laissé la fabrique, et comme moyen de transition à un ordre de choses meilleur, on pouvait la justifier, sinon en droit, du moins en fait. Elle empêchait le triomphe exclusif d’une classe.

L’ordonnance du 21 juin a eu pour but de procurer légalement ce triomphe aux négocians. Par la diminution du nombre des prud’hommes, on rend inutile la bonne volonté, l’exactitude à remplir leurs fonctions des chefs d’ateliers ; ainsi il est à peu près certain que la section de fabrique se trouvera toujours au complet, ce qui n’avait pas lieu auparavant, et dès-lors majorité lui est assurée sans qu’elle ait besoin de recourir à un secours précaire tel que celui des autres sections.

Obligés de nous restreindre dans les bornes d’un article, nous ne transcrirons pas toutes les réflexions que font naître les divers points de vue sous lesquels on peut envisager l’ordonnance du 21 juin 1833. On le voit, elle ne remédie à aucun des inconvéniens qu’a laissé subsister celle du 15 janvier 1832 ; elle ne l’améliore pas ainsi qu’il était facile de l’essayer ; loin de là, elle retire le peu de bien que cette ordonnance avait produit. Son effet immédiat est de remettre le conseil dans la même voie où marchait l’ancien conseil, et l’on a vu par les événemens de novembre que cette voie aboutissait à un abîme.

Que si l’on nous disait, car nous voulons répondre à toutes les objections possibles à prévoir, que les proportions étant les mêmes, il n’y a, au demeurant, rien de changé, et que 5 sont à 4 ce que 9 sont à 8. Nous répondrions que non. On en impose plus facilement à quatre personnes qu’à huit, la résistance étant moins compacte est aussi moins forte. Pourquoi, d’ailleurs, dans tous les corps délibérans a-t-on demandé qu’il soit accordé le plus grand nombre possible de représentans. Et pour ne pas nous écarter de la question, ni sortir de l’ordre judiciaire, le nombre des juges n’a-t-il pas toujours été regardé comme une garantie donnée aux intérêts des justiciables. L’ordonnance du 21 juin change pour la classe ouvrière de Lyon ces notions si simples du droit commun. N’avons-nous donc pas raison de nous élever contre elle.

Disons maintenant un mot de la légalité de cette ordonnance.

Le pouvoir exécutif a le droit de faire des ordonnances, mais seulement pour l’exécution de la loi ; ainsi toutes les fois qu’une ordonnance est rendue, nous avons le droit, nous, citoyens, d’examiner si elle a été rendue dans le cercle tracé par la loi.

On ne niera pas que la souveraineté du peuple soit le principe fondamental de la constitution nouvelle ; car c’est en vertu de ce principe que la royauté a été octroyée. Ainsi, tout ce qui se rapproche du principe de la souveraineté populaire est légal ; tout ce qui s’en éloigne est illégal. Nous avions besoin de poser ces axiomes de notre droit public pour en déduire les conséquences. Nommer les magistrats est une suite du droit de souveraineté. Sous l’ancienne monarchie qui s’appuyait sur le droit divin, et qui avait octroyé (disait-elle) la liberté, c’était au roi qu’appartenait le droit de déléguer la justice ; par contre, sous la nouvelle monarchie qui repose sur le principe de la souveraineté du peuple, et à laquelle a été octroyée la royauté, comme nous avons dit, c’est au peuple à déléguer la justice. L’ordonnance du 15 janvier 1832 faisait donc une juste application de la loi constitutionnelle en rendant au peuple le droit d’élection dont le décret impérial de 1806 l’avait privé, et partant l’ordonnance du [2.2] 21 juin qui vient restreindre, annuler ce droit, est entachée d’illégalité flagrante, car elle s’éloigne de la loi constitutionnelle ; elle brise violemment ce que le peuple a fait ; elle attaque autant qu’il est en elle son droit imprescriptible de souveraineté. Quelle plus monstrueuse illégalité ! Dira-t-on que rien n’est changé au mode d’élection ? Ce serait une erreur ajoutée à tant d’autres. Les ouvriers en soie ont nommé des prud’hommes et non des suppléans. C’est donc méconnaître leur ouvrage, s’insurger contr’eux, que destituer les magistrats de leur choix. C’est bien en effet destituer un fonctionnaire nommé titulaire que de ne l’admettre que comme suppléant. Les ouvriers en soie ont nommé huit prud’hommes et non quatre titulaires et quatre suppléans. Les prud’hommes tiennent leur mandat du peuple et non du gouvernement. Au peuple seul appartenait le droit de les nommer ; ce droit, méconnu encore pour les autres justiciables avait été reconnu et admis en faveur des ouvriers en soie, seule conquête qui leur fût restée après l’insurrection de novembre ; c’était donc pour eux un droit acquis. Le gouvernement a renversé ce droit. La force pourra bien empêcher aux prud’hommes destitués de siéger à côté de leurs collègues conservés, mais l’empire de la force, durable ou non, n’est jamais juste.

Nous n’ajouterons rien à la théorie que nous venons de présenter. On pourra la trouver audacieuse… tout ce qu’on voudra ; elle n’en est pas moins vraie.

Dans notre prochain et dernier article nous parlerons de l’exécution de cette ordonnance illégale.

(La fin au prochain numéro.)

 

 

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