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21 juillet 1833 - Numéro 29
 
 

 



 
 
    

Nous croyons devoir publier la lettre que M. le préfet a écrite au président du conseil des prud’hommes en lui transmettant l’ordonnance du 21 juin dernier. Seulement nous avons pris la liberté d’y mettre des notes que nous soumettons d’abord au jugement de nos concitoyens, et ensuite à la conscience de M. Gasparin. Malheureusement c’est le préfet qui nous répondra si nous obtenons une réponse. (Voy. les notes à la suite de cette lettre.)

Lyon, 4 juillet 1833.

Monsieur le président,

L’expérience que nous faisons depuis dix-huit mois de la nouvelle organisation du conseil des prud’hommes, devait être étudiée avec loin et ne pas être perdue pour perfectionner cette admirable institution, lui faire porter tous ses fruits, et en assurer la jouissance à vos concitoyens.

Je me suis donc appliqué, dans mes rapports divers à M. le ministre du commerce, à lui faire ressortir et le bien qu’il produisait, et les inconvéniens qu’on pouvait y remarquer.

Sous le premier point de vue, le mode d’élection, reçu avec reconnaissance (1) par la classe ouvrière, qui n’avait jamais obtenu de représentation aussi réelle et aussi franche (2), avait produit un résultat si satisfaisant, qu’il devait être conservé avec soin. Les élections vous avaient donné des collègues dignes de l’estime publique, et qui ont successivement développé dans l’exercice de leurs fonctions des qualités et des intentions qui sont dignes d’éloges (3).

Les inconvéniens que l’on pouvait remarquer consistaient surtout dans la difficulté de compléter le bureau général qui, aux termes de la loi, devait être composé des 2/3 du nombre total des prud’hommes (4).

Les fabricans étant obligés (5), à certaines époques de l’année, à de longues absences, leurs sièges se trouvaient vides (6) ; dès-lors le public murmurait des délais apportés dans l’administration de la justice, et les conseillers nommés dans cette classe refusaient d’accepter de peur de s’imposer une charge qu’ils ne pourraient remplir qu’imparfaitement, et de porter la responsabilité de leur absence. Ainsi 1es démissions et les refus d’acceptation se sont multipliés aux dernières élections, et il est devenu impossible de compléter la section des soieries du conseil (7). D’un autre côté, les chefs d’atelier pouvaient [3.1]se plaindre d’un assujétissement qui ne leur permettait jamais de se faire remplacer pour pouvoir vaquer à leurs travaux et à leurs affaires (8).

Dans cet état de choses, il était à craindre que l’institution elle-même ne succombât, et le ministre, décidé à la maintenir, devait tenter tous les moyens pour que la fabrique de Lyon ne fût pas privée d’un tribunal spécial qui ne manque à aucune des villes bien moins importantes du royaume.

Le conseil des prud’hommes (9) le sentit et proposa la nomination de suppléans pour la section des soieries (10). Le ministre du commerce, à qui cette proposition fut soumise, pensa que l’accroissement de cette section déjà si nombreuse, n’aplanirait pas les obstacles, et qu’il deviendrait plus difficile encore de trouver des membres qui voulussent accepter si l’on en augmentait le nombre.

Il devenait évident à tous les yeux que le maintien de l’institution tenait cependant à l’existence de suppléans qui pussent décharger temporairement les fabricans, obligés de s’absenter, du fardeau de leurs fonctions et de la responsabilité, et en même temps à une réduction dans le nombre des membres nécessaires pour délibérer, qui ne fit plus craindre de voir le tribunal prononcer des ajournemens onéreux aux justiciables.

Plusieurs systèmes ont été proposés, mais la plupart s’écartaient des termes des lois existantes et demandaient le concours de l’autorité législative (11). On ignorait quand il serait possible de la consulter (12). Cependant, le temps pressait, le conseil était incomplet, des élections répétées n’avaient pu remplir les vides, plusieurs démissions étaient offertes (13) ; il fallait adopter un système qui, restant dans les limites des lois, conservât le mode d’élections qui avait obtenu l’approbation générale ; il fallait surtout ne pas priver le conseil du concours des prud’hommes actuels qui avaient fait preuve de tant de bonne volonté, de tant de zèle, de tant de capacité (14). Le gouvernement a rempli (15) toutes les vues qui paraissaient si contradictoires au moyen de l’ordonnance que j’ai l’honneur de vous transmettre, et qui a fait l’objet de longues et sérieuses délibérations au sein du conseil-d’état (l6). Il y a lieu d’espérer qu’elle constituera le conseil sur des bases solides, et en donnant à MM. les conseillers l’assurance de pouvoir être remplacés dans les cas d’absence ou d’occupations imprévues ; elle décidera à accepter ces honorables fonctions ceux qui ne s’en éloignent que par la crainte de ne pouvoir en remplir convenablement les obligations.

Il est bien entendu que MM. les conseillers suppléans chefs d’atelier de la section de soierie, continuent à jouir de l’indemnité (17) comme les conseillers titulaires ; car les fonctions continueront à être aussi assujétissantes (18), si l’on en excepte quelques heures d’audience par semaine au bureau général, où ils seront néanmoins fréquemment appelés en remplacement.

Le conseil et la fabrique de Lyon verront dans ces dispositions l’ardent désir de maintenir l’institution des prud’hommes qui n’a cessé d’animer le gouvernement, et s’empresseront de le seconder dans son exécution.

Après avoir donné au conseil lecture de l’ordonnance du roi, vous aurez en conséquence, Monsieur le président, à faire opérer le tirage au sort parmi les prud’hommes fabricans de la section de soieries, qui n’est plus composée en ce moment que de six membres, de manière à ce que l’un d’eux soit désigné pour membre suppléant. Les cinq autres resteront membres titulaires, et des élections prochaines compléteront le nombre des suppléans.

Vous procéderez ensuite à tirer de l’urne le nom des quatre prud’hommes chefs d’atelier qui resteront membres titulaires ; les quatre noms qui resteront dans l’urne seront considérés comme supppléans (20).

Vous terminerez l’opération en déterminant, par le moyen d’un nouveau tirage au sort, le numéro d’ordre des quatre suppléans chefs d’atelier, en vertu du paragraphe 3 de l’art. 2.

Agréez, etc.

Le préfet du Rhône,

Signé : Gasparin.

notes du rédacteur.

(1) Aveu précieux. La reconnaissance populaire est donc un fardeau bien pénible qu’on veut à tout prix s’en débarrasser.

(2) Motif secret de l’ordonnance. Cette représentation était trop réelle et franche pour convenir à l’aristocratie mercantile.

(3) Eau bénite de cour. Pourquoi alors les destituer ?

(4) Il fallait demander à l’autorité législative le changement de cette disposition, ou mieux encore attribuer à chaque section le jugement des affaires qui la concerne.

[3.2](5) Mauvaise locution. Négociant ou marchand sont les termes propres ; celui de fabricant doit être réservé aux chefs d’atelier qui fabriquent (voy. l’Echo, n° 11, p. 87. Lettre de M. C. B, prof. de grammaire).

(6) Pour obvier à cet inconvénient, il fallait que les nominations ne fussent pas le résultat d’une coterie qu’on a appelé celle des revancheurs, parce qu’ils ont demandé dans le Courrier de Lyon la revanche des événemens de novembre. Tous les négocians ne vont pas à Paris.

(7) C’est par suite d’un calcul justifié par le succès. Il fallait bien trouver un motif à l’ordonnance.

(8) Se sont-ils plaints, les prud’hommes chefs d’atelier ?

(9) Quand et comment a-t-il été consulté ? M. le préfet emploie là une figure de rhétorique appelée synecdoque, qui consiste à prendre la partie pour le tout. Est-ce que le sieur Goujon est le conseil tout entier ?

(10) C’eût été plus rationnel et surtout plus loyal.

(11) Quel inconvénient à cela ? Le régime du bon plaisir a donc bien d’attrait. C’était aussi par des arrêts du conseil que la fabrique lyonnaise était bouleversée avant la révolution. L’édit de 1744 et les suites désastreuses sont trop connues pour que nous les rappelions.

(12) A la première réunion des chambres.

(13) Suite du calcul dont nous avons parlé dans la note 6.

(14) Il est courtisan, M. le préfet. Est-ce qu’il ne sait pas que les prolétaires s’inquiètent peu de ces complimens. Ils savent ce qu’en vaut l’aune.

(15) Pétition de principes. C’est la question à résoudre.

(16) Qu’en sait-il, M. le préfet ? Nous croyons plutôt que cette ordonnance est une de ces choses qui s’obtiennent entre la poire et le fromage.

(17) Dans ce siècle d’argent c’est la première pensée qui vient à l’esprit des hommes du pouvoir, que les intérêts pécuniaires soient à couvert, ils croient que tout est dit. Ils offriraient au besoin de puiser dans les fonds secrets. Mais, pour l’honneur de la classe ouvrière qu’ils représentent, les prud’hommes chefs d’atelier doivent protester contre cette insinuation fâcheuse. Leur honneur personnel y est engagé.

(18) Contradiction avec ce qui a été dit plus haut. Voy. le passage auquel répond la note 7 ci-dessus.

(19) La fabrique de Lyon ne verra dans cette ordonnance que l’ardent désir de maintenir l’institution des prud’hommes dans un sens aristocratique et hostile à la classe ouvrière. L’ordonnance du 15 janvier 1832 était l’Edit de Nantes des ouvriers en soie de Lyon, et l’ordonnance du 21 juin 1833 en est la révocation.

(20) Nous renvoyons à notre article ci-dessus.

 

 

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