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18 août 1833 - Numéro 33
 

 




 
 
     

AUX LECTEURS.

La rédaction principale et la gérance de l’Echo de la Fabrique viennent de passer en de nouvelles mains.1

En acceptant cette importante tâche, le nouveau gérant a moins compté sur ses faibles moyens que sur le concours de ceux d’hommes vraiment philantropes, dont la constante sollicitude fut l’amélioration physique, intellectuelle et morale de la classe la plus nombreuse des travailleurs. Sentinelle avancée, dont la consigne est de veiller et de défendre les intérêts divers, l’Echo de la Fabrique ne trahira pas son mandat.

Partisan dévoué à la classe ouvrière, dans les rangs de laquelle il s’honore de compter, son gérant continuera, à l’exemple de ses prédécesseurs, à signaler sans crainte et à frapper sans pitié la masse honteuse des abus quel que soit le camp qui les renferme. Aucun intérêt de caste, aucune considération sociale ne pouvant le faire dévier du sentier de la justice et de la loyauté, il rappellera à chacun ses droits, à chacun ses devoirs ; il dira à tous que les transactions commerciales devant reposer sur la bonne foi, quiconque voudrait s’en écarter deviendrait à juste titre l’objet de la réprobation publique, et perdrait ainsi ses droits à la confiance sans laquelle nul commerce n’est possible.

Vivant de la vie du prolétaire, s’il boit journellement avec lui la coupe amère préparée par l’égoïsme étroit de quelques hommes cupides, il comprend l’urgence de corriger cet état d’immoralité choquante dont l’infaillible résultat serait la ruine de notre précieuse industrie.

[1.2]Ouvriers et négocians, la cité vous regarde ; de vous dépend sa splendeur ou sa ruine ; mille intérêts divers sont entre vos mains. Unissez-vous pour sa gloire ; arrière les sottes susceptibilités de castes ! Négocians, n’oubliez jamais que les chefs d’atelier et les ouvriers sont des hommes, des industriels comme vous, dont les intérêts sont d’autant plus précieux que ce n’est qu’à force de travaux et de peines qu’ils parviennent à les obtenir. Soyez justes. Chefs d’atelier et ouvriers, arrière toute idée de violence, la cause de l’opprimé sortira victorieuse de la lutte ; vous avez des droits, apprenez à les connaître ; unissez-vous paisiblement pour les faire valoir, et bientôt vous détruirez cette petite concurrence ruineuse, cause unique de nos haines et de nos dissentions.

Nous le répétons, commis à la garde de tout ce qui a rapport à l’industrie, les colonnes du journal sont ouvertes à tous ; que chacun avec confiance y enregistre ses plaintes et ses réclamations ; notre devoir est de signaler le mal à l’opinion publique, qui, éclairée avec impartialité par nous, nous donne l’assurance d’une prompte justice.

Spécialement réservées aux intérêts industriels, nos colonnes ne s’ouvriront point aux discussions politiques ; mais le gérant recevra avec reconnaissance et recueillera avec soin les divers articles touchant l’industrie en général, et tout ce qui tend au bonheur des travailleurs et à leur instruction.

Aidés par quelques jurisconsultes dont le dévoûment à la cause du peuple nous est connu, nous enrichirons nos colonnes des articles de notre législation les plus nécessaires à la classe des travailleurs, mis à leur portée afin que, mieux instruits de leurs droits et des devoirs que chacun doit remplir envers la société, ils soient plus en garde contre les surprises de certains hommes.

Bernard, Gérant.

AU RÉDACTEUR.

De nombreuses lettres nous sont parvenues dans lesquelles les chefs d’atelier peignent toute l’indignation qu’ils ont éprouvée à la lecture de la 3e lettre de M. J. C. B. contenue dans le n° de dimanche ; nous nous bornerons à insérer la suivante, et une seconde qui servira de suite à notre article qui répond à M. J. C. B.

[2.1]La Guillotière, le 12 août 1833

Je vous prie de vouloir bien insérer la lettre suivante dans votre prochain numéro :

Ce n’est pas sans indignation que j’ai pu lire une lettre attribuée à un M. J. C. Bergeret, insérée dans le Journal du Commerce, ayant pour titre : des chefs d’atelier et de la fabrique d’étoffes de soie, et ce n’est pas sans étonnement que je l’ai vu transcrite dans votre journal sans que la réponse l’ait suivie immédiatement,

Tout le contenu de cette lettre ne peut être sorti que d’un cerveau aliéné, ou d’un homme dont la perfide ignorance avance des insultes à la classe nombreuse des chefs d’atelier, ouvriers en soie, tout en cherchant à troubler l’harmonie qui existe entre les ouvriers compagnons et eux.

Les ouvriers compagnons, destinés eux-mêmes à devenir chefs d’atelier, sauront faire justice de l’outrage qui est adressé à ceux qui les occupent dans leurs ateliers ; ils connaissent assez la position des chefs d’atelier pour repousser les assertions erronées de celui dont l’hypocrisie semble prendre une part si bienveillante à leurs intérêts.

Ce M. Bergeret paraît confondre les chefs d’atelier ouvriers en soie avec ces monopoleurs de commerce ou d’intrigues, dont le seul travail se réduit à quelques courses ou quelques entretiens dans les cafés ; et d’où résultent des bénéfices qui peuvent les engraisser, comme il l’exprime fort gracieusement à l’égard des chefs d’atelier.

Qu’il apprenne donc que les chefs d’atelier, ouvriers eux-mêmes, ne sont point des agens sans action, des rouages inutiles, ou toutes autres niaiseries qu’il lui plaira d’inventer ; qu’il visite lui-même les ateliers, qu’il consulte d’honorables fabricans, qu’il vérifie des comptes de chefs d’atelier, il pourra voir que le produit de leur travail, ainsi que celui du travail de leurs ouvriers, se trouve souvent insuffisant pour couvrir les frais de leurs métiers, et subvenir aux besoins de leur famille ; et que, loin de s’enrichir des sueurs de leurs compagnons, il n’arrive que trop souvent qu’ils atteignent la vieillesse sans avoir pu se mettre à l’abri de la misère pour cet âge du repos.

Les ouvriers compagnons ont, depuis de longues années, été satisfaits de la moitié du prix de la façon payée par le fabricant, et aucunes réclamations de leur part ne se sont élevées dans aucunes circonstances contre cet usage ; et si quelquefois ils ont réclamé une augmentation de salaire, ils n’ont jamais prétendu que cette augmentation soit prise sur la part du chef d’atelier, sachant bien eux-mêmes que cette moitié se réduit à bien peu lorsque les frais de montages, dévidages et autres frais accessoires sont prélevés.

Si les assertions mensongères de M. Bergeret n’étaient pas affublées de ce caractère grossier, qui détruit de lui-même toute la foi qu’on pourrait y ajouter, je pourrrais entrer dans d’autres détails, mais ils me paraissent inutiles ici, les armes qu’il nous founit contre lui-même sont suffisantes pour faire échouer tous les projets soi-disant philantropiques en faveur de la classe ouvrière.

L. F. S. B., Chef d’atelier à la Guillotière.

RÉPONSE A LA LETTRE DE M. J. C. B.

contenue dans le dernier .

[2.2]Il est désolant que de tous les économistes qui s’occupent des questions de notre industrie, il n’en soit aucun qui, mettant tout intérêt ou toute passion à l’écart, puisse parvenir à découvrir les causes du mal qui nous dévore, et en indiquer le remède ; cela se conçoit cependant, la chose est délicate ; mais qu’il en soit au contraire que le génie du mal inspire jusqu’à semer la division parmi d’honnêtes industriels que la plus constante harmonie a toujours unis ; voila ce qui fait mal, et ce que pourtant on a éprouvé à la lecture de la 12e et heureusement dernière lettre de M. J. C. B. contenue dans un des derniers numéros du Journal du Commerce, rapportée dans le n° de dimanche dernier de l’Echo de la Fabrique.

En effet, qui a pu, si ce n’est l’espoir de désunir les ouvriers compagnons et les maîtres, souffler à cet écrivain que les chefs d’atelier sont la plaie de la fabrique lyonnaise, etc. A coup sûr M. J. C. B. n’est pas fabricant, n’a pas étudié notre vaste industrie dans tous ses détails, et fait preuve, je ne crains pas de le dire, d’une parfaite incapacité à juger pareille matière ; autrement il saurait que bien loin d’être un intermédiaire inutile entre le fabricant et l’ouvrier compagnon, le chef d’atelier a été jusqu’à ce jour et demeurera, ne lui déplaise, long-temps encore le conservateur de notre précieuse industrie ; car, grâce à son heureuse intervention, le fabricant de son côté est affranchi de ses innombrables frais d’exploitation, de fabrication, de montage de métiers, etc. qui nécessitent un personnel toujours très coûteux et une surveillance active pour ne s’occuper absolument que de la création des genres, des tissus et de leur vente, s’en reposant entièrement sur le chef d’atelier pour leur exécution : tandis que laissant à son chef le soin de lui tenir constamment ses matières prêtes pour que son travail ne souffre pas des courses sans nombre et trop souvent inutiles qu’il serait tenu de faire au magasin, le compagnon, sans s’occuper de sa nourriture journalière, n’a d’autre soin que celui de veiller à son ouvrage et de mettre le temps à profit.

Maintenant que nous avons dans cette esquisse rapide fait ressortir une partie des avantages que trouvent les ouvriers compagnons et les fabricans à l’ordre établi, sans parler des sûretés plus grandes qu’y rencontrent ces derniers pour le placement de leurs matières entre les mains de citoyens attachés au sol par leur famille, possesseurs d’un certain nombre de métiers, ce qui nécessite un mobilier de quelque valeur, nous allons examiner quel profit retirerait du projet de M. J. C. B. le compagnon maître de son métier.

Il est constant qu’en thèse générale d’économie, les frais sont toujours moindres en raison de l’importance de l’exploitation ; ainsi un appartement disposé pour 4 métiers, par exemple, coûtera moins que quatre emplacemens de chacun un métier ; ainsi de même pour les autres frais qu’il serait trop long d’énumérer.

Supposons cependant le compagnon propriétaire d’un métier qui devra être monté par lui, fonctionner par ses mains, être entretenu de toutes matières nécessaires à la fabrication par ses soins, faisant lui-même les cannettes pour le tissage de la journée, allant chez la dévideuse lui porter et chercher la trame dont il a besoin, se rendant au magasin au moins une fois par semaine pour livrer l’étoffe fabriquée, opération des plus onéreuses [3.1]entre toutes ; car il arrive presque toujours que plusieurs heures s’écoulent avant qu’il puisse rentrer chez lui pour se livrer à son travail, et nous aurons un avant-goût du bonheur et du profit que devra retirer cet homme du projet de M. J. C. B., qui le condamne sans doute au célibat éternel ; car comment faire pour élever une famille avec le produit d’un seul métier ?

Ceci doit suffire, nous espérons, pour convaincre, nous ne dirons pas M. J. C. B., mais les personnes de bonne foi, que le projet de ce dernier n’est qu’un rêve d’un esprit malade, placé sous l’influence d’une atmosphère dangereuse. Nous invitons M. J. C. B. à faire dorénavant un meilleur choix de ses conseillers ; car nous aimons à croire que s’il eût consulté quelques négocians consciencieux, et il en est encore quelques-uns que nous pourrions citer, il n’aurait pas occupé sa plume à soulever une question tellement irritante que, bien loin de guérir le mal, elle ne peut servir qu’à l’aggraver. D’ailleurs le projet n’est pas nouveau, depuis bien des années, chaque fois que la fabrique semble prendre quelques faveurs, beaucoup d’ouvriers compagnons essaient du conseil, et sur cent qui entreprennent de monter un métier pour maître, il n’y en a pas quatre qui le gardent pendant l’année entière, à part ceux qui visent à un établissement plus grand ; mais alors ils rentrent dans l’ordre des chefs d’atelier dont on ne sortira pas sans que la fabrique n’éprouve une violente secousse qui amènerait infailliblement sa ruine.

Il nous reste maintenant à répondre à la qualification de frelons qui se nourrissent et s’engraissent des sueurs et des peines des travailleurs, que donne bien lestement aux chefs d’atelier M. J. C. B. ; je dis lestement, sans doute, car s’il se fût donné la peine de parcourir nos ateliers et d’étudier tous les détails de l’exploitation, il aurait mieux apprécié l’importance des chefs directeurs des travaux, et, pour peu qu’il fût consciencieux, il se fût contenté de les plaindre au lieu de les vouer ainsi au mépris public ; car quiconque est inutile à la société, comme bien des gens que nous connaissons, ne mérite que le mépris de cette société dont il trouble l’ordre et la tranquillité, tout en se nourrissant de ses sueurs.

L’article suivant, qui nous est envoyé par un des plus anciens chefs d’atelier de notre ville, homme respectable et dont l’expérience en fabrique est incontestable, servira de réponse à cette assertion. Nous croyons faire plaisir à nos lecteurs en la transcrivant en entier sans en rien changer ; c’est l’expression naïve d’un honnête industriel, qui mettra mieux l’opinion publique au courant de la béatitude des chefs d’atelier que tous les plus beaux raisonnemens des faiseurs d’utopies.

Les chefs d’atelier sont les vraies plaies de la fabrique ! les frelons qui vivent aux dépens des compagnons travailleurs !… etc.

Comment se fait-il donc qu’aucune fabrique établie par les fabricans eux-mêmes n’ait pu se soutenir ? La Sauvagère, organisée avec ordre et beaucoup de fonds, ne gagne pas.

Pourquoi le compagnon qui est laborieux et a de l’ordre, a-t-il plus d’argent à sa disposition que le maître qui l’occupe, et qui souvent avec six métiers ne peut joindre les deux bouts ?

Pourquoi tout ouvrier actif préfère-t-il un métier pour compagnon à un métier pour maître ?

Pourquoi, s’il ne fallait pas finir par se mettre chez soi, resterait-il toujours compagnon ; car souvent son établissement est le terme de son aisance et de sa liberté ?

Pourquoi enfin contestez-vous cette part qui est affectée à toutes les professions pour les frais ? Prétendez-vous que vos devanciers n’en savaient pas autant que vous sur toute cette affaire ?

Sont-ce les fabricans qui fournissent à tous les frais d’exploitation ? [3.2]Pliage, tordage, remettage, dévidage, cannettage, usure et achats d’harnais ; lits, feu, commission aux ouvriers, responsabilité de fabrication, de matière, cessation d’ouvrage, changement d’article avec frais et perte de temps, mauvaise pièce, articles ingrats qui encombrent le métier, nécessitent perte de temps, sacrifice pour le faire débarrasser ; louage, imposition. Le compagnon, libre, change suivant son goût et son intérêt.

Vous n’avez jamais compté avec ces frelons qui, après avoir travaillé toute leur vie, vont quelquefois finir leurs jours aux hospices ou au rouet à cannettes, après avoir travaillé à vos fortunes acquises assez souvent par l’injustice et la dureté. Vous n’avez jamais su connaître la peine de l’ouvrier ni su travailler. Votre inepte langage le prouve assez ; mais croyez-vous par vos perfides promesses séduire les travailleurs compagnons ? Ils savent les apprécier. Vivant avec nous, ils connaissent nos peines, notre gêne, et nous plaignent ; ils savent, sans vos conseils et vos offres fallacieuses, qu’ils peuvent être maîtres comme nous. La justice n’a pas besoin de commentaire pour se faire entendre des travailleurs. Mais vous dont le but est de cerner la division pour mieux exploiter les travailleurs à votre profit ; votre rage hypocrite ne les séduira pas. Malheur à qui s’y laissera prendre. Vos antécédens les ont instruits de ce qu’il fallait estimer de vos promesses.

Pourquoi un chef d’atelier et sa femme sont-ils plus captivés et ont souvent plus de peine que l’ouvrier qui tisse, soit pour aller commander, apporter, préparer les matières, et être dupes des métiers qui ne réussissent pas ?

Pourquoi, dans les métiers d’unis le maître n’a pas souvent 8 sous par métier pour lui aider à élever sa famille, qu’il est forcé de mettre au travail aussitôt que les forces de ses enfans se développent, au dépens de leur santé et de leur éducation ; aussi voyez l’espèce que cela produit.

O vous, hommes du juste milieu, qui ne pouvez croire que les autres hommes soient vos semblables, que la nature leur a donné le moral et le physique tout comme à vous, et qu’ils ont de moins que vous des goûts dépravés et dissipateurs ; sachez respecter des êtres qui souvent le méritent mieux que vous sous bien des rapports. Pour votre propre intérêt, usez de bons procédés ; car dès l’instant que les travailleurs sauront s’unir et s’entendre, les hommes d’argent seront embarrassés.

Nous n’ajouterons rien à cet article, nous laissons à l’opinion publique le droit de juger maintenant si les ouvriers sont des tracassiers et indignes de quelque intérêt.

UN MOT SUR LA QUESTION LYONNAISE.

S’il est des intérêts dont on ne doit pas craindre de fatiguer le lecteur, certainement ce sont ceux qui touchent de près une grande cité. La question de l’industrie lyonnaise est de ce nombre.

Quoique plusieurs journaux l’aient traitée avec une supériorité de talent incontestable, nous croyons devoir, comme intéressés plus directs à la solution de ce grand problème, donner notre avis.

Abandonnant à ces journaux tout ce qui rentre dans la politique touchant cette question, nous nous bornerons à démontrer qu’il est urgent d’apporter remède à nos maux, en attendant l’effet qu’aura pu produire sur l’esprit des gouvernans les justes et sages avis de ces amis du peuple.

L’absence de toutes règles écrites d’après lesquelles les intérêts de chacun seraient protégés, est selon nous une lacune qu’il serait important de remplir. Notre législation s’y oppose, dira-t-on ; tant pis, la fabrique des étoffes de soie en France est trop importante pour qu’on ne s’occupe pas spécialement d’elle ; les rapports des chefs d’atelier avec les négocians sont trop chanceux pour que les uns et les autres ne soient pas intéressés à pouvoir agir avec sécurité.

En effet, parmi les nombreuses causes appelées à la barre du conseil des prud’hommes, beaucoup sont trop [4.1]importantes pour être seulement le sujet d’une simple conciliation ; mais rentrent dans le droit écrit au code des lois dont le texte ne peut être appliqué que par similitude aux intérêts des justiciables.

Quel immense bienfait ne retirerait-on pas d’une telle jurisprudence qui garantirait et le chef d’atelier et le fabricant de ces surprises journalières qui maintiennent cet esprit de haine et de division dont l’existence ne peut produire que le plus déplorable effet en tenant en état permanent de défiance deux classes d’industriels que leurs rapports commerciaux devraient constamment unir.

Car il ne faut pas se faire illusion ; ce sont moins peut-être les prix des façons qui par leur nature sont sujets à varier selon les temps, mais que les ouvriers sont à même maintenant de ne plus laisser descendre si bas, comme au temps où ils vivaient isolément ; ce sont moins, disons-nous, les prix des façons qui soulèvent ces dégoûtans appels à la barre du conseil, que l’abus que font de certains négocians de la confiance qu’ont en eux leurs chefs d’atelier, en les engageant à faire des frais souvent très onéreux, sans garanties d’un travail assez long pour les dédommager de leurs déboursés et de leurs peines ; bien que quelquefois, il faut l’avouer, ils ne peuvent pas leur donner ces garanties, mais la bonne foi devrait être là pour parer à cet inconvénient ; car il n’est pas juste que le chef d’atelier courre les mauvaises chances d’une fausse spéculation qu’il n’a pas faite.

Espérons donc que, mieux éclairés sur leurs véritables intérêts, les négocians et les prud’hommes, en cela d’accord avec les chefs d’atelier et tous les hommes qui tiennent à la conservation de la fabrique, reconnaîtront la nécessité d’une jurisprudence écrite, et feront leurs efforts pour l’obtenir.

B.......

INDUSTRIE LYONNAISE.

libre sortie des soies de france.

Six mois se sont à peine écoulés depuis que les chefs d’atelier et les ouvriers en soie de Lyon adressaient à la chambre des députés une pétition pour demander la libre sortie des soies de France, comme conséquence de la libre entrée des soies étrangères. De sinistres prédictions s’élevèrent alors sur les conséquences qu’entraînerait ce pas hors de l’ornière et dans la voie nouvelle de la liberté commerciale.

MM. de la chambre, après avoir voté avec empressement toutes les lois présentées, repoussèrent par un houra général la loi de douanes, la plus urgente, la plus essentielle, la plus désirée de toutes. Cette répugnance, ce mauvais vouloir contre les intérêts matériels, semblent dire : Arrière les questions positives, elles touchent aux privilèges, aux monopoles dont beaucoup de nous profitent, et ne prêtent ni aux phrases sonores, ni aux longs discours que nous aimons tant ; présentez-nous plutôt des emprunts grec, haïtien, arabe même, nous les voterons ! C’est de la haute politique qu’il nous faut, où tous les élémens puissent parler sans rien dire ; et non de la politique positive de cuisinière, de cette politique des rues, des ateliers, dont ces maudits économistes ont empesté le peuple des travailleurs.

Heureusement que le gouvernement, comprenant l’urgence et usant de son droit, s’est passé de la chambre pour modifier la loi de douanes.

[4.2]Depuis un mois les soies étrangères entrent sans payer de droits, et les producteurs français sont libres d’aller vendre où bon leur semble leurs soies grèges ou ouvrées. Qu’est-il résulté de cette mesure libérale ? C’est que nos fabricans paient aussi bon marché que les fabricans étrangers, les soies d’Italie, et meilleur marché qu’eux les soies de France.

Et quant à la perturbation que beaucoup redoutaient, nous sommes encore à nous en apercevoir, et croyons pouvoir avancer qu’il n’a pas été acheté pour les fabriques étrangères 50 balles de soie de France.

Et de ce que nous ne payons pas plus cher que nos voisins les soies d’Italie, il en résulte que nous pourrons plus facilement soutenir leur concurrence ; que les ouvriers auront donc plus de travail, et que les consommateurs achèteront les soieries à meilleur marché. Aussi sommes-nous plus convaincus que jamais que tous les pas du gouvernement hors du système pourri des prohibitions, tourneront, comme le premier qu’il vient de faire, à l’avantage des travailleurs et des consommateurs.

En terminant cet article, nous donnerons un extrait de la pétition des ouvriers de Lyon dont nous avons parlé en commençant ; les journaux de notre ville en ont à peine parlé dans le temps :

« Il n’est pas un homme dans nos ateliers, disaient les signataires, qui ne comprenne qu’on ne peut vendre sans acheter.

« Vous êtes tous propriétaires ou industriels, alors vous sentez comme nous le besoin de la paix, et vous devez comprendre que les moyens les plus sûrs de la rendre durable, éternelle même, c’est de multiplier les relations d’intérêt matériel d’homme à homme, de ville à ville, de peuple à peuple, et vous ne le pouvez qu’en levant les prohibitions.

« Nous savons que la haute politique absorbe vos momens, mais la question que nous soulevons est de la plus haute politique, car c’est la question de l’échange, du travail, c’est-à-dire de la vie des peuples et de leurs relations comme membres de la grande famille. Notre bon sens nous dit que tout est là, l’ordre ou le désordre, la paix ou la guerre. »

Le Peuple.

La Gazette des Tribunaux et tous les journaux1 continuent à amuser à l’envi les loisirs de leurs lecteurs par des scènes de cour d’assises ou de police correctionnelle, dans lesquelles l’ignorance et la dégradation des enfans du peuple font toujours les frais. Les journaux devraient rougir de ne trouver dans ces scènes que du plaisant et du ridicule. Ils devraient en tirer, au contraire, des enseignemens élevés et profitables.

A qui la faute si nos enfans sont ignorans et dérangés ? Qui s’occupe de les moraliser et les instruire ? Dès l’âge le plus tendre, tandis que les enfans du riche sont entourés de soins et de caresses, les nôtres sont abandonnés à eux-mêmes ; car, pour les nourrir, il faut que dès l’aube nous allions au travail. Et quand vient l’âge où vos enfans vont aux écoles ou aux lycées, les nôtres, pour nous aider à vivre, vont travailler aux champs ou à l’atelier.

En échange de ce travail épuisant que nous donnons à la société, ne devrions-nous pas, au lieu de mépris, d’ironie et de châtimens, recevoir dans notre enfance [5.1]instruction, éducation, et dans notre vieillesse retraite honorable.

Les philantropes de toutes les couleurs qui manient la presse et s’occupent si fort de nos droits, devraient bien s’occuper davantage de nos intérêts et de notre dignité d’hommes !

RÉCOLTE DE SOIE.

(Nous empruntons au Constitutionnel la lettre suivante qui nous paraît être du plus haut intérêt pour nos lecteurs.)

A M. le rédacteur du Constitutionnel.

Honfleur, 28 juillet 1833.

Le compte que vous avez rendu le 29 décembre dernier, d’une notice que j’avais publiée sur la possibilité de récolter de la soie dans le nord de la France, a éveillé l’attention de beaucoup de propriétaires, qui ont pris la résolution de planter des mûriers, et qui m’ont fait diverses questions sur les moyens à employer pour obtenir les plus belles plantations de ces arbres. J’y ai répondu dans le journal l’Agronome1, cahier de juin dernier.

Mais avant que la France puisse parvenir à s’affranchir du tribut de 40 millions qu’elle paie à l’étranger pour les soies qu’elle lui achète tous les ans et qu’elle pourrait produire elle-même, il y a encore bien des incrédules à convaincre et bien des gens timides à fortifier. Nous pourrions peut-être arriver à ce but par le récit des résultats obtenus, tant chez moi, à Honfleur, que chez M. Camille Beauvais, au domaine des Bergeries, près de Villeneuve-Saint-Georges.

Il existe au domaine des Bergeries, à cinq lieues de Paris, neuf arpens de mûriers plantés en taillis, dont les plus âgés ont 7 ans, et dont les deux tiers seulement ont été effeuillés cette année pour servir à la nourriture de vers à soie provenant de six onces de graines (ou œufs). Cette éducation a été suivie par trois commissaires envoyés par la société d’agriculture de Versailles : MM. Mattard, de Villeneuve-St-Georges ; Petit, de Champagne, et Philippar, de Trianon.

Le poids des feuilles (non mondées) consommées par les vers a été de 7,130 livres. Les cocons provenant de la race sina (ou de Chine) étaient d’un blanc admirable. Ils ont été pesés devant MM. les commissaires et ont donné 556 livres, sans y comprendre ceux réservés pour obtenir la graine à faire éclore l’année prochaine, et d’autres laissés dans des rameaux de bruyère par curiosité. Il y avait de plus, 27 livres de cocons de Syrie, qui ont été pesés à part, attendu qu’ils ne provenaient pas de la même race de vers.

Voila donc environ 600 livres de cocons produits par six onces de graines ; c’est un résultat auquel on arrive rarement dans le Midi ; et si quelques personnes y obtiennent cette quantité, elles font exception : c’est qu’alors elles apportent à l’éducation de leurs vers les mêmes soins que M. Camille Beauvais donne aux siens ; et encore ne peuvent-elles obtenir ce résultat que dans les années où le mois de mai ne voit pas le thermomètre s’élever trop haut ; car si les chaleurs extrêmes, qui ont lieu quelquefois dans le Midi, à cette époque de l’année, viennent à pénétrer dans l’atelier des vers sans qu’aucuns moyens puissent les en garantir, ces insectes sont pris de ce qu’on appelle la touffe ; on en perd un grand nombre, et le reste n’a pas assez de vigueur pour donner une soie abondante.

[5.2]Cet inconvénient de la touffe n’a jamais lieu sous le climat de Paris, où le thermomètre se trouve plus souvent au-dessous qu’au-dessus du degré convenable. Les moyens artificiels pour élever la température ne manquent pas ; mais, pour éviter la touffe, il suffirait du voisinage d’une glacière dont on ferait pénétrer l’air, avec ménagemens, dans l’atelier des vers, et l’on voit que ce serait une dépense qui ne pourrait être faite que par de grands établissemens.

Le système de chauffage et de ventilation, adopté au domaine des Bergeries, tient les vers dans une atmosphère qui approche le plus possible de l’état de nature. Un résultat, non moins frappant, c’est la faible quantité de feuilles consommées par les vers élevés cette année aux Bergeries. Tous les auteurs s’accordent à dire qu’il faut de 15 à 18,000 livres de feuilles pour nourrir les vers provenant d’une once de graines ; M. Camille Beauvais aurait donc dû employer 9 à 10,000 livres de feuilles pour les six onces, et nous voyons qu’il n’en a dépensé que 7,130 livres, ce qui donne au plus 1,200 livres de feuilles par once d’œufs. Cette différence, dans la consommation des feuilles, tient à plusieurs causes, et notamment aux deux suivantes :

1° Dans le Midi, les mûriers étant presque toujours très élevés, les hommes qui sont montés dans les arbres pour faire la cueillette, entassent le plus de feuilles qu’ils peuvent dans des sacs ou autres objets, afin de ne pas avoir à descendre et à remonter trop souvent, et aussi pour que le chargement soit plus complet. Cette feuille reste pressée ainsi jusqu’à ce qu’on porte au logis toute la cueillette de la journée, en sorte qu’il y en a une partie qui est si échauffée et si froissée que les vers ne la mangent pas, et qu’elle vient augmenter leur litière. Chez M. Camille Beauvais, au contraire, les arbres étant disposés en taillis, on n’a pas besoin d’y monter pour en cueillir les feuilles, elles sont emportées au fur et à mesure, et on les sert aux vers presque aussi fraîches que s’ils les mangeaient sur l’arbre.

2° Les grandes chaleurs du Midi, combinées avec les rosées, font souvent naître sur les feuilles des taches jaunes qu’on appelle rouille : elles ne sont pas nuisibles aux vers, mais jamais ils ne mangent la partie rouillée, en sorte que c’est une portion du poids des feuilles qui ne sert pas à la production de la soie. Je n’ai pas vu de feuilles tachées de rouille aux Bergeries, et je ne me rappelle pas en avoir rencontré une seule parmi celles que j’ai cueillies à Honfleur.

La soie que M. Camille Beauvais obtient de ses vers de Chine, est d’un si grand blanc, que la pareille (après avoir passé au moulinage), a été vendue par lui, en 1832, 51 fr. 25 c. la livre (de 15 onces), à un négociant en soie de Paris. Ce prix est plus élevé que celui de nos départemens du Midi et même de l’Italie. Les dépenses de main-d’œuvre, pour cueillir la feuille, pour les journées de femmes occupées au service de l’atelier, pour chauffage et autres menus frais, ainsi que le prix de la filature et du moulinage, ne s’élèveront pas à 600 fr., de sorte que six arpens de terre (à 100 perches l’arpent et à 20 pieds la perche), auront donné un bénéfice net de plus 2,400 fr., car les 600 livres de cocons lui donneront au moins 60 livres de soie..

Il n’existe certainement aucun genre de culture qui puisse approcher d’un tel produit.

Léducation de vers à soie que j’ai faite cette année était bien moins considérable que celle de M. Camille Beauvais, parce que je n’ai pas un si grand nombre de mûriers, et que mes arbres sont plus jeunes que les siens. Je lui ai porté, le 16 juillet, 2,000 cocons, seulement pour comparer [6.1]la qualité de nos produits et pour que ma soie puisse être tirée par la fileuse qu’il a chez lui. Nous avons pesé un égal nombre de cocons provenant de nos deux récoltes respectives, et la différence, qui s’est trouvée en faveur des miens, était si peu sensible, que l’on peut dire qu’il y avait poids égal. La soie des siens était d’un plus grand blanc, parce qu’ils provenaient de la race sina, et que les miens étaient de la race de Novi, en Piémont. Ou sait que cette dernière race donne une soie moins blanche que l’autre. Il me suffira donc de faire éclore des œufs de vers sina pour obtenir les mêmes résultats que M. Camille Beauvais, en blancheur et en poids.

Cent de mes cocons ayant été filés sous nos yeux, j’ai porté à Paris la flotte (ou écheveau) qui en est résultée, pour la faire essayer par un habile négociant en soies, qui a pu la comparer avec un échantillon provenant de cocons de Chine récoltés à Alais, département du Gard, et filés comme les miens, à 6-7. La soie du Gard était un peu plus blanche, par le motif indiqué ci-dessus ; mais la mienne l’emportait de beaucoup en finesse, et ne cédait rien à l’autre par la force.

On savait déjà que la soie du Nord était plus nerveuse et plus fine que celle du Midi ; mais la différence qui a été trouvée dans cette comparaison était trop grande pour ne pas être attribuée en partie au grand nombre de feuilles des mûriers multicaulis que mes vers avaient mangées ; car il paraît maintenant prouvé que la feuille de cette variété, introduite en France depuis quelques années seulement, a la propriété de faire produire au ver une quantité de soie inconnue jusqu’à ce jour dans le commerce. C’est un arbre d’autant plus précieux, que l’on pourra le multiplier à l’infini à cause de la facilité avec laquelle il reprend de boutures.

Tout ce que je viens de vous faire connaître, Monsieur, résulte de faits bien constatés. Il y a peu de personnes ici qui n’aient vu mes mûriers, mes boutures de multicaulis et ma soie, et, pour ce qui regarde M. Camille Beauvais, plus de cinq cents personnes ont visité son établissement cette année.

Guérin, A Honfleur (Calvados.)

CONSEIL DES PRUD’HOMMES.

(présidé par m. riboud.)

Audience du 14 août 1833.

Il y avait aujourd’hui peu de causes au conseil ; les suivantes seules ont offert quelque intérêt.

D. Le chef d’atelier qui loue un métier en qualité de maître à un apprenti qui a fini son temps d’apprentissage chez un autre maître, mais qu’il a quitté sans avoir fait honneur à ses engagemens, et dont par conséquent il n’a pas reçu de livret, est-il passible de la contravention ? – R. Oui, sauf son recours contre qui de droit.

Ainsi jugé entre Lapierre et Bufavand.

Nous pensons que dans cette circonstance le chef d’atelier a double recours, d’abord contre l’ouvrier, et ensuite contre le négociant qui a donné une pièce à cet ouvrier sans un livret.

D. Un maître qui occupe un ouvrier sans livret est-il passible de la contravention ? – R. Oui ; il doit payer de suite la somme due par cet ouvrier, sauf son recours contre lui.

Ainsi jugé entre Mille et Monnevet.

D. Un maître qui a fait lever deux pièces sur le même métier, l’une après l’autre, prétendant qu’elles étaient mauvaises sans en avoir fait constater l’infériorité par qui de droit, ayant prêté au négociant le [6.2]rouleau sur lequel était pliée la dernière pièce, a-t-il droit a une indemnité ? – R. Non, mais le rouleau sera immédiatement remplacé ou payé par le négociant.

Ainsi jugé entre Laverrière et Couturier.

Variétés.
Breton-Double ou la femme hussard.

Nous étions à la fin de 1806 ; par une belle matinée d’automne, Napoléon passait dans le Champ-de-Mars une grande revue de ses troupes chargées des lauriers de l’Egypte, de l’Allemagne et de l’Italie : il se plaisait à parcourir les rangs serrés de ces braves dont il était accoutumé à partager les fatigues et les dangers sur les champs de bataille.

La foule garnissait les avenues et les tertres ; on se pressait pour mieux contempler les traits de l’empereur, dont la gloire et le renom remplissaient déjà le monde. L’enthousiasme qui éclatait de toutes parts était un glorieux présage des grandes destinées qu’il devait remplir. Mais alors ! ! !…

Il avait déjà passé devant le front de plusieurs régimens, lorsqu’il arriva au 6e hussards, si remarquable par sa belle tenue. Son œil d’aigle eut bientôt aperçu un hussard volontaire qui caracolait hors des rangs ; il s’écria aussitôt :

« Pourquoi ce hussard n’est-il pas à son poste ? Monsieur, dit-il au colonel, comment se fait-il que, dans un régiment que je me plais à citer comme modèle, je sois témoin d’une pareille infraction à la discipline ? Que cet homme soit mis pour huit jours aux arrêts.

– Sire, reprit le colonel, permettez-moi d’en appeler à vous-même d’un jugement si sévère et de solliciter la grâce de mon volontaire ; vous ne me la refuserez pas quand vous l’aurez interrogé.

– Eh bien ! soit, dit l’empereur ; qu’il vienne ! »

Le hussard au galop l’eut bientôt rejoint, et il s’établit entr’eux le dialogue suivant :

« Ton nom ?

– Mon empereur, mon nom est Ducond-Laborde : le régiment m’appelle Breton-Double.

– Pourquoi as-tu quitté les rangs ?

– Je n’y suis jamais entré ; j’ai toujours suivi le régiment comme volontaire, ne voulant en faire partie que quand votre majesté m’en aura trouvé digne.

– Depuis quand es-tu attaché au régiment ?

– Depuis huit ans.

– Qui t’a engagé à prendre du service ?

– L’amour de mon pays et de mon mari dont je n’ai jamais voulu me séparer.

– Quoi ! vous êtes une femme ?

– Oui, sire, et vous n’aurez jamais dans le régiment de bras plus dévoué que le mien.

– Quel est le nom de votre mari ?

– Poncet, maréchal-des-logis chef.

– Quel est votre pays ?

– Angoulême.

– Votre âge ?

– Trente-trois ans.

– Avez-vous des enfans ?

– Oui, Sire, un garçon.

– Que fait-il ?

– Trompette au 2e dragons.

– C’est bien. Connaissez-vous la manœuvre ?

– Oui, sire, et le maniement du sabre aussi.

[7.1]– Je suis curieux de le voir, dit l’empereur, qui écoutait Breton-Double avec un intérêt toujours croissant. Colonel, faites avancer un peloton, et que ce brave Breton-Double entre dans les rangs. »

Le colonel commanda les évolutions, qui furent exécutées par Breton-Double avec une précision et une ardeur qui enchantèrent l’empereur, surpris de voir une femme manœuvrer un cheval avec une pareille vigueur et l’assurance d’un soldat de dix campagnes.

« C’est assez, dit-il, je suis content, Breton-Double, je te fais maréchal-des-logis d’ordonnance : voila pour tes galons. » En même temps il lui met un Napoléon dans la main, donnant l’ordre qu’il lui en fût compté vingt-cinq.

« Va rejoindre ton escadron, nous nous reverrons. »

Breton-Double enchantée, alla prendre la place que lui assignait son nouveau grade, après avoir remercié l’empereur, au milieu des félicitations, des vivats des nombreux témoins de cette scène.

Le 6e hussards partit pour rejoindre le corps d’armée qui entrait en Prusse, et la bataille d’Eylau fournit bientôt à Breton-Double l’occasion de se distinguer. L’affaire était déjà engagée depuis plus de deux heures ; Breton-Double, qui avait été détachée sur l’aile droite pour porter un ordre, revenait à son poste, lorsqu’elle trouva un peloton enveloppé par un gros de cavaliers russes ; ne consultant que son courage, elle s’élance le sabre à la main sur l’ennemi, tue le capitaine, dégage nos soldats, et revient au quartier-général rapportant l’écharpe de l’officier qu’elle vient de frapper.

Instruit de cette action d’éclat, l’empereur la fit récompenser par une médaille d’or que Breton-Double conserve avec un religieux respect.

À cette époque mémorable où nos troupes marchaient victorieuses de capitale en capitale, les braves avaient souvent l’occasion de se distinguer, et la bataille de Friedland en devint une nouvelle fort brillante pour Breton-Double.

A peine au commencement de la journée, elle recut une balle sur la hanche, qui lui laboura la cuisse droite. Loin d’en être arrêtée, elle ne se jette dans la mêlée qu’avec plus d’ardeur, et déja plusieurs ennemis avaient payé de leur vie les douleurs qu’elle ressentait, lorsqu’une autre balle vint la frapper sous l’aisselle droite. Malgré cette nouvelle blessure, elle ne quitte point le cheval, et au lieu d’aller à l’ambulance comme on le lui dit, elle prend sa cravatte, bande sa plaie pour en étancher le sang, met son bras en écharpc et après avoir passé la bride de son cheval autour de son cou, change son sabre de côté, et le prenant de la main gauche, elle s’élance comme une hyène furieuse, se fraie un passage, et après avoir porté la mort dans les rangs, s’empare de six Prussiens qu’elle fait prisonniers et qu’elle amène à l’empereur. Napoléon reconnaissant Breton-Double, fut touché de tant de dévoûmenl et de bravoure, qu’il détacha sa croix d’honneur et la lui pinça sur la poitrine en donnant l’ordre de la conduire à l’ambulance pour y faire panser les blessures dont elle était couverte.

Depuis lors jusqu’en 1815, Breton-Double ne quitta point son régiment, et elle rendit à l’armée de grands services, soit comme soldat courageux, soit en qualité d’ordonnance, en pénétrant dans les lignes ennemies sous les vêtemens de son sexe, tantôt comme vivandière, tantôt comme paysanne ; ses rapports fidèles ont plus d’une fois aidé le génie du grand capitaine.

C’est à Waterloo,
De vaillance et de deuil souvenir douloureux,
[7.2]que Breton-Double paya son dernier tribut à la France qu’elle servait depuis dix-sept ans ; elle eut la jambe gauche fracassée par un boulet, et Poncet, son mari, devenu capitaine, plus heureux qu’elle, est mort à ses côtés, rêvant que l’Aigle était encore vainqueur.

Amputée sur le champ de bataille, Breton-Double devint pour les ennemis qui la recueillirent un objet d’admiration et de respect. Le colonel Barown du royal Irlandais, régiment du duc de Kent, la conduisit à Dublin où elle subit une seconde amputation au-dessus du genou.

Elle passa six ans en Angleterre, partout honorée et fêtée, et ne revint en France qu’après la mort de Louis XVIII, munie des certificats du consul de France à Dublin et de l’ambassadeur français à Londres.

Sa longue absence après le désastre de Waterloo avait fait présumer sa mort, et cette femme, si digne de l’ordre de la Légion-d’Honneur, en avait été éliminée comme morte à Mont-Saint-Jean.

Toutes les démarches pour obtenir sa réintégration furent infructueuses, malgré le généreux appui de l’ambassadeur anglais.

Une victime de Waterloo ne devait pas ressusciter alors !

Au lieu de la réintégrer sur les contrôles, on lui fit obtenir une pension de 250 fr. que Charles X lui paya sur sa cassette.

Les généraux Foy et Lamarque, sous les ordres desquels elle avait servi, et l’ancien curé d’Auteuil, auquel elle avait été recommandée, lui adressèrent de fréquens secours ; ils ne sont plus, et la révolution de juillet, qui devait réparer tant d’infortunes, a accru celle de Breton-Double en la privant de la seule ressource qu’elle recevait de la main du roi déchu.

Mais des droits si légitimes ne pouvaient pas être méconnus, et la veuve Poncet vient d’être informée qu’au ministère de la guerre et à la Légion-d’Honneur, on s’occupait de satisfaire à ses réclamations, en liquidant l’arriéré de sa croix, et en lui accordant une pension comme veuve de capitaine, et sa retraite comme ancien maréchal-des-logis amputé.

Espérons que les lenteurs bureaucratiques seront stimulées par cette glorieuse misère.

En attendant, son corps mutilé, couvert de haillons, repose sur un grabat dans la boutique du serrurier de Grenelle.

« Si j’ai la fortune basse, j’ai le cœur haut. » Ces mots, qu’elle répète souvent, peignent le caractère de cette femme peut-être unique.

Si vous venez quelquefois visiter le gymnase de M. Amoros, franchissez la barrière qui est voisine, et faites deux cents pas dans la rue de Grenelle, qui lui fait-face, vous verrez, à gauche, dans un champ creux, une baraque en planches mal jointes : un serrurier l’habite ; son enseigne l’indique : Ci-gît…, serrurier de Grenelle, et les poules, les pigeons, les chèvres, les chiens et les lapins, que vous verrez pêle-mêle dans l’habitation et ses dépendances, vous annonceront que l’honnête artisan (reste aussi mutilé de nos anciennes armées), se méfiant du produit de son enclume, y a joint une autre industrie : mais ce que le hasard, ou la commère du voisinage, pourra seul vous apprendre, c’est que l’un des coins de cette misérable cahute est l’asile de Breton-Double, femme qui fit pour son pays plus que maint pair de France.

Si vous rencontrez une femme couverte de haillons, traînant péniblement, sur des béquilles, un corps abîmé de [8.1]douleurs et de blessures : c’est elle ; saluez-la : sa misère commande le respect.

Son fils, devenu maréchal-des-logis-chef dans le 2e de dragons, et décoré de la croix-d’honneur, a suivi l’empereur à l’île d’Elbe, et depuis lors elle n’en a plus eu de nouvelles.

Bien des souscriptions furent offertes à des infortunes moins grandes et moins glorieuses.

(Historique.)

Coups de navette.

Une souscription est ouverte chez M. J. C. B....... en faveur des ouvriers qui veulent se faire maîtres à la condition qu’ils ne seront jamais chefs d’atelier.

On pourra dire, en parlant d’une étoffe de forte réduction, qu’il y a autant de passées au pouce que de bêtises dans la lettre de M. J. C. B.......

Jeudi, 8 août, M. Troubas est venu au conseil et a pris place (à la barre).

M. J. C. B....... dit que les chefs d’atelier sont des oisifs ; il a raison, puisqu’ils restent deux heures par jour dans une cage sans rien faire.

Si le bien-être des chefs d’atelier tient aux dissentions, M. J. C. B....... ne sera pas accusé de ne rien faire pour eux.

AUX CONTRIBUABLES

de la ville de lyon.

Conformément à la loi des finances du 15 décembre 1832, les rôles de 1833 de la contribution foncière et des portes et fenêtres ont été mis en recouvrement depuis le 15 juin dernier ; ceux de la contribution mobilière et des patentes le seront incessamment.

Malgré tous les soins de l’administration municipale, des erreurs involontaires ont pu être commises au préjudice des contribuables, soit par un double emploi de l’impôt foncier dans les maisons divisées entre plusieurs propriétaires, soit dans le dénombrement des portes et fenêtres, soit dans le classement des professions, soit enfin sur les droits proportionnels.

Le sieur Benoît, ancien employé au secrétariat de la mairie, agent d’affaires à Lyon, quai de Retz, n° 36, prévient les propriétaires qui auraient des réclamations à adresser pour la contribution foncière qu’ils doivent les présenter avant le 15 septembre prochain, et que, passé ce délai, elles ne seront plus admises. Néanmoins ceux qui n’auraient à réclamer que des modérations pour les appartemens inoccupés, pourront les adresser à la préfecture à la fin de l’année, afin que l’administration accorde des remises proportionnellement au laps de temps pendant lequel lesdits appartemens auront été inhabités dans le courant de cet exercice.

Les contribuables pour mobilière et patentes, auront, pour réclamer, un délai de trois mois, à partir de la publication des rôles.

La confection précipitée des rôles de 1833 a pu retarder l’instruction de beaucoup de réclamations sur les contributions de 1832 ; on prononce maintenant sur leur validité ; mais ce retard a dû probablement occasionner les mêmes erreurs qu’en 1832. Pour y remédier, il faudra nécessairement que MM. les contribuables adressent une nouvelle réclamation.

Le sieur Benoît continuera de se charger de la rédaction des pétitions à ces relatives et de fournir à MM. les contribuables tous les renseignemens dont ils auraient besoin. Son cabinet est ouvert depuis six heures du matin jusqu’à quatre heures du soir.

AVIS.

Une personne qui exploite plusieurs genres d’industries, désire vendre, à un prix bien au-dessous de sa valeur, une fabrique de cartons-Jacquart. Cette fabrique, montée à neuf, est située assez près du centre des affaires, dans un beau local dont le prix du loyer n’est que de 350 par an. Les produits de cette industrie sont très [8.2]recherchés en ce moment, et il n’est pas nécessaire de sortir de Lyon pour en trouver le placement. Le vendeur se chargerait, au besoin, d’instruire l’acquéreur dans le cas où celui-ci ignorerait ce genre d’industrie.

S’adresser à M. Vallée, filateur de coton, à la Guillotière, Grande-Rue, n° 7.

AVIS DIVERS.

(248) A vendre, une bonne mécanique neuve de rencontre, en 500, chez M. Dauphin, rue Casati, n° 3, au 4e.

(250) A vendre, deux métiers en 5 et 6/4. S’adresser au bureau du journal.

(253) A vendre de gré à gré, maison avec cour et jardin, situés près de l’escalier du Change, entre les rues Juiverie et St-Barthélemy. S’adresser chez Me Dugueyt, notaire, place du Gouvernement.

(251) A louer, un métier de velours uni tout garni, pour maître, et un métier de velours frisé pour ouvrier, chez M. Brun, place de la Croix-Rousse, n° 17, au 4e.

(252) A vendre, 4 métiers, deux en 6/4 et deux en 5/4, brochet et lancés à lisse, mécanique en 700, et tous les accessoires ; lits, ustensiles de ménage, etc., et de l’ouvrage assuré pour long-temps ; un joli appartement avec ou sans bail. S’adresser au bureau de l’Echo.

(249) ROUSSY, BREVETÉ,
Prévient le public qu’il continue de vendre les régulateurs comptomètres de son invention dont les principales qualités sont : 1° d’être simples, de n’avoir point de compensateurs et de pouvoir faire toutes sortes d’étoffes fortes ou légères ; 2° de faire toutes les réductions depuis 20 jusqu’à 750 divisions au pouce, inclusivement ; 3° ces régulaleurs tiennent toujours la pièce tendue, même dans l’instant où l’on fait une coupe, laquelle peut être d’une longueur à volonté, l’étoffe étant libre et l’ouvrage tout compté ; 4° les étoffes ne se roulant pas, elles ne sont pas comprimées ; aussi les étoffes brochées or, relevées, y conservent tout leur relief et acquièrent une grande perfection.
Le sieur Roussy se dispense de rappeler tous les éloges et encouragemens qu’il a reçus à ce sujet ; il offre aux personnes qui voudront en prendre connaissance, de leur faire voir ces mêmes régulateurs comptomètres fonctionnant dans son atelier, rue des Marronniers, n° 5, au 2e, seconde montée.

(255) A VENDRE. Une jolie Boutique de trois métiers ; crêpe de Chine 5/4 et 6/4, montés au dernier genre ; ustensiles de fabrique et autres. – S’adresser chez M. Raumieux, rue des Fossés, n. 8, au 4mc.

(244) A vendre, une mécanique à détrancanage, ronde, fraîchement réparée, et 6,000 maillons hasard, garni de leurs plombs. S’adresser à M. Crestin, rue Soufflot, n° 3, au 1er, près la place du Change.

(245) A vendre, une petite mécanique en demi-lune pour dévider. S’adresser à M. Gauthier, quai Perrollerie, n° 130.

(247) A vendre, un superbe chien de chasse, race d’arrêt, âgé de 2 ans. S’adresser au bureau.

(195) A vendre, une mécanique en 900, régulateurs de première force, rouleau 5/4, planches d’arcades, 5/4, 6/4, et caisse pour cartons ; le tout en très-bon état, ayant peu travaillé. S’adresser au bureau.

En vente, Jeudi 22 août,
Dans les bureaux du Précurseur, de la Glaneuse, de l’Echo de la Fabrique, chez Baron et Babeuf, libraires,
NOUVEAU CATÉCHISME RÉPUBLICAIN 1, Indiquant à tout citoyen ses droits, ses devoirs et la forme de gouvernement qui convient le mieux à la gloire et au bonheur d’un Peuple,
Par un Prolétaire.
Brochure in-d’environ 80 pages.
Prix : 60 c.

Notes ( AUX LECTEURS.)
11. Le changement de gérance et de rédaction de L’Écho de la Fabrique procédait principalement de la volonté des mutuellistes d’entraver la dérive de plus en plus politique du journal. Chastaing donnait un ton à la fois trop violent et trop général aux revendications des canuts. Par ailleurs, sans aucun doute, les mutuellistes pouvaient juger que leur organe s’était alors trop identifié à la personnalité et aux intérêts de son rédacteur en chef. L’éditorial de Bernard revendique une certaine continuité avec la ligne précédente ; mais plusieurs phrases soulignent que, journal des travailleurs, notamment de la Fabrique, le journal est de nouveau rédigé par l’un des leurs.

Notes ( Le Peuple.)
1. On apprend dans le numéro suivant du journal qu’il s’agit d’un article emprunté au Précurseur et signé A. D. (très certainement Arlès-Dufour).

Notes ( RÉCOLTE DE SOIE.)
1. Peut-être ici, L’Art de cultiver les jardins ou Annuaire du bon jardinier et de l’agronome, publié à Paris depuis 1830.

Notes ( AVIS DIVERS.)
1. Publiée à Lyon à l’imprimerie de Jérome Perret le Nouveau catéchisme républicain, indiquant à tout citoyen ses droits, ses devoirs et la forme de gouvernement qui convient le mieux à la dignité et au bonheur d’un peuple, par un prolétaire fut l’un des textes républicains les plus importants parus dans les premières années de la monarchie de Juillet. Il eut un impact très fort sur les canuts. Le texte d’Antide Martin avait d’abord été publié en plusieurs livraisons dans La Glaneuse.

 

 

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