(Nous empruntons au Constitutionnel la lettre suivante qui nous paraît être du plus haut intérêt pour nos lecteurs.)
A M. le rédacteur du Constitutionnel.
Honfleur, 28 juillet 1833.
Le compte que vous avez rendu le 29 décembre dernier, d’une notice que j’avais publiée sur la possibilité de récolter de la soie dans le nord de la France, a éveillé l’attention de beaucoup de propriétaires, qui ont pris la résolution de planter des mûriers, et qui m’ont fait diverses questions sur les moyens à employer pour obtenir les plus belles plantations de ces arbres. J’y ai répondu dans le journal l’Agronome1, cahier de juin dernier.
Mais avant que la France puisse parvenir à s’affranchir du tribut de 40 millions qu’elle paie à l’étranger pour les soies qu’elle lui achète tous les ans et qu’elle pourrait produire elle-même, il y a encore bien des incrédules à convaincre et bien des gens timides à fortifier. Nous pourrions peut-être arriver à ce but par le récit des résultats obtenus, tant chez moi, à Honfleur, que chez M. Camille Beauvais, au domaine des Bergeries, près de Villeneuve-Saint-Georges.
Il existe au domaine des Bergeries, à cinq lieues de Paris, neuf arpens de mûriers plantés en taillis, dont les plus âgés ont 7 ans, et dont les deux tiers seulement ont été effeuillés cette année pour servir à la nourriture de vers à soie provenant de six onces de graines (ou œufs). Cette éducation a été suivie par trois commissaires envoyés par la société d’agriculture de Versailles : MM. Mattard, de Villeneuve-St-Georges ; Petit, de Champagne, et Philippar, de Trianon.
Le poids des feuilles (non mondées) consommées par les vers a été de 7,130 livres. Les cocons provenant de la race sina (ou de Chine) étaient d’un blanc admirable. Ils ont été pesés devant MM. les commissaires et ont donné 556 livres, sans y comprendre ceux réservés pour obtenir la graine à faire éclore l’année prochaine, et d’autres laissés dans des rameaux de bruyère par curiosité. Il y avait de plus, 27 livres de cocons de Syrie, qui ont été pesés à part, attendu qu’ils ne provenaient pas de la même race de vers.
Voila donc environ 600 livres de cocons produits par six onces de graines ; c’est un résultat auquel on arrive rarement dans le Midi ; et si quelques personnes y obtiennent cette quantité, elles font exception : c’est qu’alors elles apportent à l’éducation de leurs vers les mêmes soins que M. Camille Beauvais donne aux siens ; et encore ne peuvent-elles obtenir ce résultat que dans les années où le mois de mai ne voit pas le thermomètre s’élever trop haut ; car si les chaleurs extrêmes, qui ont lieu quelquefois dans le Midi, à cette époque de l’année, viennent à pénétrer dans l’atelier des vers sans qu’aucuns moyens puissent les en garantir, ces insectes sont pris de ce qu’on appelle la touffe ; on en perd un grand nombre, et le reste n’a pas assez de vigueur pour donner une soie abondante.
[5.2]Cet inconvénient de la touffe n’a jamais lieu sous le climat de Paris, où le thermomètre se trouve plus souvent au-dessous qu’au-dessus du degré convenable. Les moyens artificiels pour élever la température ne manquent pas ; mais, pour éviter la touffe, il suffirait du voisinage d’une glacière dont on ferait pénétrer l’air, avec ménagemens, dans l’atelier des vers, et l’on voit que ce serait une dépense qui ne pourrait être faite que par de grands établissemens.
Le système de chauffage et de ventilation, adopté au domaine des Bergeries, tient les vers dans une atmosphère qui approche le plus possible de l’état de nature. Un résultat, non moins frappant, c’est la faible quantité de feuilles consommées par les vers élevés cette année aux Bergeries. Tous les auteurs s’accordent à dire qu’il faut de 15 à 18,000 livres de feuilles pour nourrir les vers provenant d’une once de graines ; M. Camille Beauvais aurait donc dû employer 9 à 10,000 livres de feuilles pour les six onces, et nous voyons qu’il n’en a dépensé que 7,130 livres, ce qui donne au plus 1,200 livres de feuilles par once d’œufs. Cette différence, dans la consommation des feuilles, tient à plusieurs causes, et notamment aux deux suivantes :
1° Dans le Midi, les mûriers étant presque toujours très élevés, les hommes qui sont montés dans les arbres pour faire la cueillette, entassent le plus de feuilles qu’ils peuvent dans des sacs ou autres objets, afin de ne pas avoir à descendre et à remonter trop souvent, et aussi pour que le chargement soit plus complet. Cette feuille reste pressée ainsi jusqu’à ce qu’on porte au logis toute la cueillette de la journée, en sorte qu’il y en a une partie qui est si échauffée et si froissée que les vers ne la mangent pas, et qu’elle vient augmenter leur litière. Chez M. Camille Beauvais, au contraire, les arbres étant disposés en taillis, on n’a pas besoin d’y monter pour en cueillir les feuilles, elles sont emportées au fur et à mesure, et on les sert aux vers presque aussi fraîches que s’ils les mangeaient sur l’arbre.
2° Les grandes chaleurs du Midi, combinées avec les rosées, font souvent naître sur les feuilles des taches jaunes qu’on appelle rouille : elles ne sont pas nuisibles aux vers, mais jamais ils ne mangent la partie rouillée, en sorte que c’est une portion du poids des feuilles qui ne sert pas à la production de la soie. Je n’ai pas vu de feuilles tachées de rouille aux Bergeries, et je ne me rappelle pas en avoir rencontré une seule parmi celles que j’ai cueillies à Honfleur.
La soie que M. Camille Beauvais obtient de ses vers de Chine, est d’un si grand blanc, que la pareille (après avoir passé au moulinage), a été vendue par lui, en 1832, 51 fr. 25 c. la livre (de 15 onces), à un négociant en soie de Paris. Ce prix est plus élevé que celui de nos départemens du Midi et même de l’Italie. Les dépenses de main-d’œuvre, pour cueillir la feuille, pour les journées de femmes occupées au service de l’atelier, pour chauffage et autres menus frais, ainsi que le prix de la filature et du moulinage, ne s’élèveront pas à 600 fr., de sorte que six arpens de terre (à 100 perches l’arpent et à 20 pieds la perche), auront donné un bénéfice net de plus 2,400 fr., car les 600 livres de cocons lui donneront au moins 60 livres de soie..
Il n’existe certainement aucun genre de culture qui puisse approcher d’un tel produit.
L’éducation de vers à soie que j’ai faite cette année était bien moins considérable que celle de M. Camille Beauvais, parce que je n’ai pas un si grand nombre de mûriers, et que mes arbres sont plus jeunes que les siens. Je lui ai porté, le 16 juillet, 2,000 cocons, seulement pour comparer [6.1]la qualité de nos produits et pour que ma soie puisse être tirée par la fileuse qu’il a chez lui. Nous avons pesé un égal nombre de cocons provenant de nos deux récoltes respectives, et la différence, qui s’est trouvée en faveur des miens, était si peu sensible, que l’on peut dire qu’il y avait poids égal. La soie des siens était d’un plus grand blanc, parce qu’ils provenaient de la race sina, et que les miens étaient de la race de Novi, en Piémont. Ou sait que cette dernière race donne une soie moins blanche que l’autre. Il me suffira donc de faire éclore des œufs de vers sina pour obtenir les mêmes résultats que M. Camille Beauvais, en blancheur et en poids.
Cent de mes cocons ayant été filés sous nos yeux, j’ai porté à Paris la flotte (ou écheveau) qui en est résultée, pour la faire essayer par un habile négociant en soies, qui a pu la comparer avec un échantillon provenant de cocons de Chine récoltés à Alais, département du Gard, et filés comme les miens, à 6-7. La soie du Gard était un peu plus blanche, par le motif indiqué ci-dessus ; mais la mienne l’emportait de beaucoup en finesse, et ne cédait rien à l’autre par la force.
On savait déjà que la soie du Nord était plus nerveuse et plus fine que celle du Midi ; mais la différence qui a été trouvée dans cette comparaison était trop grande pour ne pas être attribuée en partie au grand nombre de feuilles des mûriers multicaulis que mes vers avaient mangées ; car il paraît maintenant prouvé que la feuille de cette variété, introduite en France depuis quelques années seulement, a la propriété de faire produire au ver une quantité de soie inconnue jusqu’à ce jour dans le commerce. C’est un arbre d’autant plus précieux, que l’on pourra le multiplier à l’infini à cause de la facilité avec laquelle il reprend de boutures.
Tout ce que je viens de vous faire connaître, Monsieur, résulte de faits bien constatés. Il y a peu de personnes ici qui n’aient vu mes mûriers, mes boutures de multicaulis et ma soie, et, pour ce qui regarde M. Camille Beauvais, plus de cinq cents personnes ont visité son établissement cette année.
Guérin, A Honfleur (Calvados.)