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25 août 1833 - Numéro 34
 

 




 
 
     

RÉPONSE AUX ÉLOGES

DU COURRIER DE LYON.

Nous avons été de la part du Courrier de Lyon le sujet de réflexions que nous apprécions à leur juste valeur ; et nous les laisserions sans réponse si elles ne portaient au fonds un caractère d?imposture, que ce journal sait si bien et si souvent cacher sous l?élastique manteau des on-dit.

« Les actionnaires de l?Echo de la Fabrique, dit le Courrier de Lyon, tous chefs d?atelier, réunis au nombre de 150, ont décidé, nous assure-t-on, à la presque unanimité, que la rédaction du journal serait modifiée. En conséquence le rédacteur et le gérant ont été changés. »

Cette assertion est un mensonge, et nous manquerions à notre devoir si nous ne le repoussions avec énergie. ? La rédaction de notre journal a été approuvée à l?unanimité moins UN, par les actionnaires assemblés ; tous ont sincèrement regretté que des raisons toutes particulières forçassent le gérant à déposer un fardeau honorablement porté ; et tous ont tenu au rédacteur auquel nous succédons, un compte honorable du désintéressement avec lequel il a prêté l?appui de sa plume à la classe ouvrière : et la classe ouvrière n?est jamais ingrate ! entendez-vous, Messieurs du Courrier de Lyon ?

Aujourd?hui le PEUPLE n?est plus une masse d?hommes subjuguée par l?ignorance, et condamnée, comme au bon temps d?Aristote, à mendier, aux portes des [1.2]salons dorés, le pain des derniers jours d?une existence épuisée, avant l?heure, de fatigues et de misères !?

Partie la plus nombreuse et la plus intéressante de la société, le peuple veut sa part des jouissances de ce monde.

S?il la veut, c?est que le travail est l?instrument qui produit la richesse, et que le travail pèse tout entier sur lui !

S?il la veut, c?est que c?est lui qui répond à la voix du tambour quand la patrie est en danger !

S?il la veut, c?est que c?est lui qui veille à la garde de vos champs, de vos propriétés !

S?il la veut, c?est que c?est lui qui se précipite au milieu des flammes quand l?incendie dévore vos maisons !

S?il la veut, c?est qu?elle est pour lui un lot imprescriptible de la nature !

S?il la veut, c?est que nul d?entre les hommes n?apporte en naissant le sceau de la misère sur son front.

Enfin, il la veut, parce qu?il veut aussi quelque chose à défendre pour lui.

Voila ce que nous entendons, nous, par grands principes ; et si quelque chose nous surprend aujourd?hui, c?est, sans contredit, la prétention du Courrier de Lyon, d?être sur le même terrain que nous ; franchement, nous ne nous en étions pas douté.

Oui, défendre les intérêts de la classe ouvrière, est notre droit, notre devoir ; nous userons de l?un avec autant de sévérité que nous mettrons de conscience à remplir l?autre ; et ce que nous avons dit, nous le disons encore ; c?est sans crainte comme sans pitié que nous poursuivrons, à l?exemple de nos prédécesseurs, tous les abus, sous quelque forme qu?ils se présentent.

Sans doute notre tâche est grande, mais déjà nos prédécesseurs ont su nous la rendre moins difficile ; c?est une justice que nous nous plaisons à leur rendre ici ; ? quant à nous, si nous sommes modérés, c?est que nous sommes forts ! Ce n?est pas l?oisiveté que nous demandons pour le Peuple ! encore moins l?or du riche ! comme voudraient l?insinuer tant de journaux politiques.

Le Peuple, qui respecte toutes les propriétés, tous les droits, veut aussi que les siens soient respectés ; ? et ses droits à lui, sa propriété inviolable et jusqu?ici violée ! c?est le TRAVAIL ; c?est enfin sa juste part dans les bénéfices de la production.

Tel est le mandat honorable dont nous nous sommes [2.1]chargés en acceptant la gérance de l?Echo de la Fabrique.

Hommes du Peuple ! hommes de travail ! nous remplirons ce mandat avec fermeté et courage, sans haine et sans passion : ? et si nous attendons quelques encouragemens, arrière ceux du Courrier de Lyon, nous les repoussons connue une injure. ? Nous n?accepterons jamais que ceux des écrivains qui témoignent de leurs sympathies pour le peuple, par d?autres argumens que ceux d?appel à la force des baïonnettes et du CANON.

B.......

L?espace nous manquant pour répondre à l?article du Précurseur, 23 août, 2e colonne, nous le ferons dans notre prochain numéro. ? Considérant notre journal comme une tribune, nous y avions admis l?article intitulé : Le Peuple, qui n?est pas de nous, bien que nous ne partagions pas toutes les opinions qui y sont émises. C?est par oubli que les initiales A. D. n?y ont pas été apposées.

DES ABUS EN FABRIQUE.

Tout le monde s?inquiète des causes qui suscitent les dissentions continuelles qui existent entre les négocians et les chefs d?atelier, et chacun à sa guise, selon l?intérêt qu?il y trouve ou la passion qui l?anime, résout cette grave question sans se donner le soin de remonter jusqu?à leurs sources en consultant les ouvriers.

C?est donc à nous, qui sommes les organes officiels de cette classe nombreuse et intéressante des travailleurs, de soulever le voile qui les dérobe à l?opinion publique, afin que par sa puissante intervention elle mette un terme à ces dangereux dissidens.

Parmi les monstrueux abus qui pullulent dans cette industrie, le plus direct et le plus scandaleux est sans contredit l?exploitation immorale et arbitraire du chef d?atelier par le négociant. En effet, en vertu des lois qui nous régissent, chacun exploite son industrie comme il l?entend, toutefois pourtant qu?il ne portera pas atteinte aux intérêts d?autrui ; ce droit incontestable, une fois reconnu, comment se fait-il que dans la seconde ville du royaume il se trouve une classe d?hommes assez éhontés pour transgresser aussi ouvertement la loi du droit naturel, une autre assez impuissante pour la laisser faire, et une troisième assez indifférente pour ne pas s?inquiéter d?un pareil état d?immoralité et ne pas soupçonner qu?il ne peut conduire qu?à une perturbation générale et à la ruine d?une industrie précieuse, source inépuisable de richesse et de bonheur ?

C?est un devoir bien pénible pour nous, sans doute, que de dévoiler de si dures vérités ; mais la cause des ouvriers chefs d?atelier a tellement été défigurée aux yeux de leurs concitoyens par de certains journaux, qu?il y aurait pour ainsi dire crime de notre part, si nous ne faisions tous nos efforts pour réhabiliter leur mémoire en posant la question sous son véritable point de vue. La crainte de blesser quelques susceptibilités ne nous fera point oublier la promesse que nous avons faite d?être sincère et franc ; d?ailleurs personne n?ignore que ce n?est point en flattant les défauts des hommes que l?on parvient à les corriger. Espérons donc qu?un jour l?heure de la louange sonnera, et qu?alors nous la dispenserons avec plus de satisfaction encore que nous n?éprouvons de peines à dispenser le blâme.

Après avoir cité ci-dessus les conditions de la loi qui règle les intérêts de la grande industrie, nous demanderons ici quelle est celle qui autorise un individu quel [2.2]qu?il soit à exploiter à son loisir et selon son profit la propriété et le travail d?un autre individu à son détriment et avec la presque assurance de l?impunité ? Il n?en existe pas que nous sachions ; et pourtant chaque jour une classe de citoyens, de pères de famille, d?industriels, est à la merci de cet abus scandaleux, ou par l?insuffisance des lois, ou par l?étrange stupeur dans laquelle est plongée cette classe par la crainte des récriminations.

Bientôt nous expliquerons notre pensée sur ce mot récrimination ; mais ici, sans redouter un démenti, nous dirons hautement que le chef d?atelier est exploité par l?égoïsme de quelques-uns, qu?il l?est arbitrairement et pour en donner une preuve convaincante aux lecteurs impartiaux, étrangers à nos débats, nous entrerons dans des détails peut-être minutieux, mais que nous croyons nécessaires pour éclairer leur jugement.

Dans la fabrication proprement dite des façonnés, où les genres se multiplient à l?infini, et où chaque négociant crée une disposition particulière, le métier, une fois monté selon le plan de cette maison, ne peut plus, excepté dans des cas fort rares, fonctionner pour un autre genre sans nécessiter un nouveau montage et par conséquent de nouveaux frais. En ce cas-là le chef d?atelier n?est-il pas en droit d?être certain que le négociant qui use ainsi de son instrument de travail, l?occupera constamment pendant le temps présumé pour la durée de l?article ? Sans doute la justice et la bonne foi doivent lui en donner la garantie. Pourquoi donc cependant n?en est-il pas ainsi, et que malgré les précautions prises par le chef d?atelier et adoptée en fabrique, pour que le métier ne chôme ni faute de pièces, ni faute de trames, une simple négligence ou le moindre petit caprice d?un employé suffit-il pour faire arrêter ce métier quelquefois pendant plusieurs jours ? Dans cette attente le temps s?écoule, et pour peu qu?une pareille incurie se renouvelle deux ou trois fois dans la saison, l?article arrivera à sa fin et le métier n?a souvent fabriqué que la moitié de l?étoffe sur laquelle le maître avait calculé son entreprise. Qu?on se garde bien de prendre cet exemple pour une exception, il n?est que trop vrai que dans certaines maisons de fabrique c?est presque un usage.

Peut-être pourra-t-on nous observer, d?après ce que nous venons de dire, que si le chef d?atelier ne tisse pas la quantité d?étoffes sur laquelle il avait lieu de compter, le négociant de son côté se trouvait, par la même raison, lésé dans ses intérêts. Qu?on se garde de le croire, ce dernier, par la facilité qu?il a de monter sans obstacles et à l?abri de l?impunité, tout autant de métiers qu?il lui convient, sans s?inquiéter des suites, est toujours à peu près en mesure de remplir ses engagemens envers ses commettans.

Cette digression nous amène naturellement à démontrer combien la fausseté de ce principe entraîne d?inconvéniens après lui. Ainsi que par les lois immuables de la nature, le milan fait sa pâture de l?innocente colombe, l?aigle, par droit de supériorité, fait à son tour la sienne de cet oiseau de proie. Eh bien ! il en est de même dans la fabrique entre le commissionnaire, le négociant-fabricant et le chef d?atelier.

Chacun sait que les demandes importantes dans les articles des étoffes façonnées, sont adressées par des négocians étrangers aux commissionnaires de notre ville pour être confectionnées la plupart à une époque plus ou moins longue, que nous supposerons de trois mois ; le commissionnaire, guidé par son intérêt propre, et c?est assez naturel, sachant avec quelle facilité le négociant-fabricant peut monter quelle quantité de métiers [3.1]qu?il veut sans responsabilité aucune, marchande d?abord les produits de ce négociant, lui fait des offres parfois inacceptables, et se retire laissant ce dernier dans l?alternative bien poignante sans doute de prendre ou de manquer une importante commande.

Comprenez-vous le manège ? Le commissionnaire conservant dans son porte-feuille une commande qu?il donnera plus tard, et quelquefois à ce même négociant, d?abord parce que ses produits lui conviennent, et que la crainte de manquer la commission aura décidé sans doute ce négociant à diminuer ses prétentions, le tout aux risques de faire supporter à l?ouvrier cette différence en payant un peu moins la façon, et en faisant monter 10 ou 20 métiers de plus afin de pouvoir confectionner l?étoffe pour l?époque fixée, sans égard pour le temps que le commissionnaire aura gardé la note dans son portefeuille et sans s?embarrasser le moins du monde si le chef d?atelier rentrera dans ses frais. Si vous le comprenez, ne vous étonnez donc plus de l?aigreur qui anime l?esprit des travailleurs ; mais étonnez-vous bien plutôt qu?ils aient fait taire jusqu?à ce jour leur indignation, et qu?ils n?aient point depuis long-temps sollicité la réforme d?un pareil abus.

Mais, nous observerez-vous, vous avez un conseil des prud?hommes, tuteur naturel des ouvriers, que ne vous adressez-vous à lui pour réclamer une indemnité qui puisse au moins balancer vos dépenses ? Nous vous répondrons que l?observation est juste, le conseil excellent, et que nous allons en profiter ; mais il nous vient une réflexion, et malgré toute la confiance que nous avons en la sagesse et en la justice du conseil qui condamnera sans doute le négociant à une indemnité envers nous ; nous craignons encore plus les récriminations. Voici le moment d?expliquer notre pensée sur ce mot, comme nous l?avons promis tout-à-1?heure. Nous appelons récrimination le moyen que possède une personne de se venger quand son amour-propre la porte à croire qu?elle a été lésée dans ses intérêts. Ainsi donc il pourrait arriver qu?en obtenant justice du conseil des prud?hommes le chef d?atelier ne fût pas à l?abri de la vengeance de certains antagonistes qui trouveraient bien quelques moyens pour faire repentir le pauvre diable de sa témérité.

Mais qui vous oblige, nous direz-vous, à continuer vos relations avec cet homme ; réglez vos comptes avec lui et quittez-le. Ah ! allez doucement, s?il vous plaît ; il est, à la vérité, des cas où cela est praticable, comme par exemple si nous n?avons qu?un seul métier tissant pour lui ; mais aussi, s?il arrive que nous ayons 3, 4 ou 5 métiers pour ce négociant dont nous avons à nous plaindre, qui nous répondra qu?il ne se vengera pas en arrêtant les uns après les autres tous nos métiers ? A la vérité, c?est embarrassant ; mais dans ce cas là, attendez pour réclamer votre indemnité, que vous ayez placé au moins une partie de vos métiers dans quelque fabrique moins déraisonnable, et alors, sans redouter ce que vous appelez la récrimination, vous pourrez réclamer votre juste salaire.

Ah ! nous voyons bien maintenant que vous ne connaissez pas la jurisprudence de notre conseil, et vous cédez là au bon sens qui vous inspire tout juste ce que le législateur a prévu pour les grandes industries : c?est qu?il ne devrait point exister de prescription pour le droit de réclamation de la chose due, ou tout au moins que l?époque de la prescription devrait être assez longue pour donner le temps de se mettre en mesure ; mais ici c?est différent, passé le mois après le compte réglé, adieu tout recours, adieu toute espérance, et [3.2]dans l?espace d?un mois placez donc, s?il vous plaît, 3 ou 4 métiers à l?abri de la vengeance du puissant ! Hum ! qu?en dites-vous ?

Empressons-nous maintenant de rassurer les susceptibilités craintives qui auraient pu se reconnaître dans quelque partie de ce tableau, en les prévenant que ce sont moins les exactions de certains hommes que nous avons voulu signaler, que le danger qui pouvait résulter de la conservation d?un tel ordre de choses. Nous avons voulu faire sentir la nécessité pressante de créer enfin des lois qui protègent toutes les industries sans distinction.

B.......

Nous recevons d?un de nos abonnés une espèce de reproche de ce que nous n?avons pas répondu au paragraphe suivant contenu dans la dernière lettre de M. J. C. B...... J.-C. Bergeret.

« Pour atteindre ce but il est nécessaire que l?ouvrier trouve dans le fabricant un appui certain, dans sa caisse une avance suffisante pour acheter un métier, dans sa bienveillante sollicitude l?assurance de son loyer et les moyens de parer ou de prévenir les besoins plus nombreux de l?hiver. »

Si nous n?avons point fait de réponse à cet article1, c?est que nous ne l?avons pas jugé nécessaire ; car il y a déjà long-temps que l?on a reconnu le danger d?un pareil moyen, qui mettait l?ouvrier à la merci de certains hommes que l?intérêt seul domine, et qui ne font ordinairement ces avances que pour mieux disposer des malheureux que la nécessité oblige, de recourir à eux. C?est pour cette raison qu?en 1831, à la sollicitation de quelques philantropes, le gouvernement se décida enfin à établir en cette ville une caisse de prêt où les chefs d?atelier peuvent trouver les mêmes ressources sans encourir les mêmes dangers.

Dans un prochain numéro nous traiterons de ces caisses de prêt dont la destination nous paraît trop restreinte.

Au Rédacteur.

CONSEIL DES PRUD?HOMMES.

Monsieur,

En demandant pour le conseil des prud?hommes une législation écrite et par conséquent invariable, vous paraissez croire qu?elle remédiera à tous les abus qui pèsent sur l?ouvrier et nuisent à l?industrie en général ; je ne suis pas de votre avis ; et, comme, ainsi que vous je crois la question fort grave, je viens vous soumettre quelques observations.

Le conseil des prud?hommes est un véritable tribunal de famille composé des pairs des justiciables, et cette composition, et surtout l?absence de règles écrites, lui permettent de varier l?importance des peines selon la position des individus. Aussi voyons-nous la majeure partie des affaires arrangées à l?amiable et sans prononcé de jugement, ce qui ne serait certainement pas si le caractère du tribunal n?était pas tel qu?il est.

J?ai souvent entendu des ouvriers et même des fabricans se plaindre de ce que tel individu avait été acquitté ou seulement condamné à la moitié d?une amende qui, pour un cas identique, avait été prononcée entière contre un autre le jeudi précédent. Certes, cela ne saurait avoir lieu avec des règles écrites ; car elles sont inflexibles et les mêmes pour tous, et, selon moi, c?est un mal, car toutes les positions ne sont pas égales.

Le principe de l?égalité devant la loi est très beau, très libéral en théorie ; mais en pratique il est souvent [4.1]vide de sens et de justice. En effet, dans des affaires de police correctionnelle ou criminelles, nous voyons l?homme ignorant et l?homme instruit, le pauvre que la misère démoralise et qui n?a rien à désirer, soumis à la même loi, aux mêmes pénalités.

La loi écrite a un maximum que les juges ne peuvent dépasser, et un minimum au-dessous duquel ils ne peuvent descendre ; mais combien ne voyons-nous pas de malheureux auxquels la justice voudrait qu?on appliquât bien moins que le minimum.

L?autre jour un homme avait faim, sa femme était malade, son enfant en bas âge lui demandait du pain, il sort de chez lui honnête homme, et bientôt il y rentre coupable. Les juges auraient bien voulu l?acquitter, car ils ont des c?urs d?homme ; mais la loi est inflexible ; on applique le minimum : 1e malheureux ira en prison, et son enfant et sa femme mourront de misère loin de lui !

Si en demandant une législation écrite vous n?avez en vue que la régularisation des indemnités à accorder à l?ouvrier pour ses pertes de temps, je vous comprends, mais vous avez tort de généraliser.

Croyez-moi, une législation écrite, un code enfin, changerait entièrement le caractère conciliateur et paternel du conseil des prud?hommes, et les ouvriers surtout ne pourraient qu?y perdre.

En laissant dans le vague le prix et les cas des indemnités dues aux ouvriers pour le temps perdu, l?ouvrier est lésé ; car fort souvent il n?ose en appeler au conseil des prud?hommes de peur d?indisposer le fabricant qui l?occupe.

Il suffirait que le conseil établît le prix moyen de la journée de travail d?un métier, et qu?il arrêtât, en principe général, que toute perte de temps provenant du fait du fabricant, serait payée à l?ouvrier à raison du prix de la journée de travail.

Cette détermination remédierait à bien des abus en obligeant les fabricans à plus d?ordre et de prévoyance. Tout le monde y gagnerait, les fabricans aussi bien que les ouvriers, car la réforme des abus profite à tous, quelquefois même à ceux qui les commettent.

A. D.

Nous renvoyons au N° prochain la réponse à cet article.

DE LA CRÉATION D?UNE CAISSE D?ÉPARGNES

pour les ouvriers lyonnais. 1

On fait des réflexions bien affligeantes au spectacle qu?offrent en France deux millions d?ouvriers usant leur vie à des travaux pénibles, assidus, journaliers, élevant leurs enfans au sein de la misère, et arrivant à une vieillesse prématurée, le plus souvent hérissée de souffrances aiguës et d?amères privations. Les gouvernemens qui se sont succédé chez nous depuis 50 ans, se sont peu occupés de guérir cette plaie du corps social ; ils n?ont pas vu que les asiles ouverts en petit nombre, aux vieillards indigens et incapables de travail, et qui peut-être pouvaient suffire quand l?agriculture absorbait toutes les forces sociales, ne sont pas même un palliatif aux maux que nous signalons, aujourd?hui que les arts mécaniques réclament et emploient dix fois plus de bras qu?en 1789.

Tous les pouvoirs qui nous ont régis depuis cette époque n?ont, par une bizarre préoccupation, aperçu qu?un des élémens de l?organisation sociale : la propriété. L?industrie, le travail, n?occupent dans les lois, ni dans les [4.2]m?urs le rang qui leur appartient, et dans l?arsenal immense de notre législation, on ne trouve point de mesure assez efficace pour empêcher que le pain de la charité publique, toujours jeté avec dédain et reçu avec dégoût, soit encore le meilleur destin de beaucoup de membres d?une population active, qui, après avoir enrichi l?état par leur travail, n?ont d?autre avenir que l?uniforme des bons pauvres ou le corbillard gratuit de l?Hôtel-Dieu. C?est d?ailleurs une expectative triste et presque dégradante pour l?homme qui a su se suffire à lui-même tant qu?il a conservé ses forces, qu?une retraite dans ces établissemens de pitié générale, où il lui faut renoncer aux tendres soins de sa famille et se séparer des objets de son affection, pour se soumettre à une discipline à la fois austère et puérile, incompatible avec son âge et ses précédentes occupations.

A la vue de ce tableau déplorable dont malheureusement on ne pourra nous accuser d?avoir assombri les couleurs, il faut bien, si l?autorité ne comprend pas qu?il faut des moyens radicaux pour aplanir les obstacles qui naissent de l?introduction dans l?état de nouveaux intérêts et de nouveaux besoins ; il faut bien, dis-je, que les citoyens cherchent ces moyens en dehors de l?action gouvernementale, et en attendant que les travailleurs soient mis à leur place par un remaniement social, devenu indispensable, ils doivent trouver en eux-mêmes et dans les connaissances économiques des ressources assez grandes pour atténuer les fâcheux effets de leur position anomalique dans l?ordre de choses où nous vivons.

La meilleure de toutes ces ressources est, selon nous, dans l?économie, dans cette courageuse réserve que l?avenir et la morale imposent au présent, dans le sacrifice actuel, sans doute pénible, mais nécessaire d?une portion du prix du travail qui doit, dans les mauvais jours, subvenir aux dépenses occasionnées par les maladies, les accidens, le chômage, l?augmentation de la valeur des denrées, et dans les saisons favorables créer un capital, faire jouir d?un revenu, améliorer la situation physique et intellectuelle des familles, assurer à la vieillesse un repos si loyalement acheté par les sueurs de l?adolescence et de la virilité.

Mais, pour que ces économies soient profitables, il ne faut point qu?elles soient isolées, que, comme autrefois, elles s?accumulent sans produire dans un portefeuille ou dans un coffre-fort, car les capitaux sans emploi sont peu utiles à leurs possesseurs et deviennent préjudiciables à la fortune publique qui est le faisceau de toutes les richesses particulières ; en diminuant la consommation et la production par la non action des signes qui les représentent.

Il faut donc que les travailleurs déposent le surplus des sommes strictement nécessaires à leurs besoins. dans des caisses d?épargnes, organisées comme banques de prêt ; ces institutions utiles qui fleurissent en Angleterre et aux Etats-Unis, ont besoin d?être popularisées en France, et c?est surtout aux ouvriers lyonnais que nous voulons démontrer tous les avantages que présentent ces caisses d?épargnes qui doivent être placées au premier rang des améliorations sociales dues à l?économie politique et à la diffusion des connaissances utiles. Nous insisterons surtout sur le mode d?organisation et de placement qui nous semble le plus avantageux à nos concitoyens de la classe ouvrière.

(La suite au prochain numéro.)

L?affaire des chefs d?atelier et du ferrandinier Trillat, accusés de coalition, sera jugée en police correctionnelle lundi 26 courant.

SOUSCRIPTION

En faveur des victimes de novembre 1831.

[5.1]2e Collecte faite aux funérailles de M. Parantoux, le samedi 3 août 1833, montant à 5 fr. 40 c.

M. Rostaing. 2 fr.

Total. 7 fr. 40 c.

Cette somme a été versée entre les mains du trésorier de la commission.

CONSEIL DES PRUD?HOMMES.

(présidé par m. putinier, vice-président.)

Audience du 22 août 1833.

M. Trouba-Berna avait fait au conseil des prud?hommes un dépôt de plusieurs dessins nouveaux, afin d?en acquérir par là la propriété. Quelques jours après ce négociant ayant appris que M. Bernard, marchand d?échantillons, possédait dans sa collection des dessins parfaitement conformes aux siens, les démarches légales furent faites pour constater l?existence de ces dessins. C?est sous cette prévention que cette affaire a paru aujourd?hui au conseil, qui a reconnu l?identité des dessins et a renvoyé les parties pardevant le tribunal de commerce.

Morellon avait confié à Napoly et Lansard, pourvoyeurs d?ouvrages de Poncharra, près Tarare, des pièces et trames dont ils étaient responsables ; après réglement de compte Napoly se trouve débiteur de 6,990 grammes de soie qui furent estimés par le sieur Morellon à la somme de 489 f. 30 c., qui fut réduite à 389 f. 30 c. Mais Napoly se croyant lésé dans cette affaire fit paraître Morellon devant le conseil. Cette affaire fut renvoyée pardevant MM. Gamot et Labory, qui reconnurent, après examen, que le déchet n?avait été porté qu?à 1/2 pour 0/0, et que d?après ce, malgré une bonification de 1,500 grammes que Morellon avait accordée à Napoly, une différence de 2 kilog. existait encore en faveur de ce dernier. Il fut donc rendu un jugement d?après le rapport de ces arbitres, par lequel la somme de 150 fr. serait remboursée à Napoly, sans préjudice de la somme de 50 fr., montant de la façon d?une pièce qui était encore en fabrication. Morellon ayant mis opposition à ce jugement, la cause fut appelée de nouveau, et ce dernier condamné par défaut. Hier, les parties étant présentes, le conseil a confirmé le jugement et condamné en outre Morellon à payer 25 fr. à Napoly pour indemnité de déplacement.

Une cause du plus haut intérêt, entre Henri Droiteau et Daviet, a été présentée au conseil ; mais n?ayant pu se terminer sans examen d?arbitre, nous en rendrons compte dans notre prochain numéro.

UN DISCIPLE DE CHARLES FOURRIER.

Suite de l?analyse des passions.

(Voyez le numéro du 30 juin.)

Les quelques développemens que nous avons déjà donnés sur le procédé sociétaire de Charles Fourrier, et sur l?emploi que doivent trouver dans l?application de sa théorie les sept passions animiques : alternante, fougue réfléchie, fougue aveugle, amitié, ambition, amour, et amour de la famille, passions qui, bien que [5.2]la philosophie et la morale en aient essayé la négation dans vingt systèmes, les uns par les autres modifiés, veulent être satisfaites ; puis sur l?état de lutte dans lequel la civilisation abandonne enfin la société, impuissante qu?elle est à tracer la nouvelle voie dans laquelle elle puisse se réédifier ! ? Ces diverses propositions, disons-nous, ont rendu inutile la critique que nous aurions pu faire de l?état de souffrance dans lequel se trouvent également les cinq passions ou besoins des sens. ? Ainsi, nous terminerons notre essai sur l?analyse des passions, par une esquisse rapide des motifs par lesquels l?ordre sociétaire sera tout naturellement amené à contenter les besoins des sens qui sont, comme chacun sait, le tact, la vue, l?ouïe, l?odorat et le goût.

Le tact : Par la propreté, l?ordre et même le luxe des ateliers, outils et vêtemens ; toutes choses relatives soit au travail, soit aux besoins personnels.

La vue : Par l?harmonie et la distribution des travaux, l?aspect des cultures riches de toutes les beautés que peuvent seuls concevoir et exécuter les hommes réunis et concourant ensemble au même but ; puis l?imposante majesté de l?édifice qu?habiteront les membres d?une phalange, renfermant à lui seul tout ce que l?ordre civilisé peut à grand?peine et à grands frais amasser d?agréable et d?utile, même dans nos capitales.

L?ouïe : Par le chant et la musique. ? Chacun sait l?influence qu?ils exercent sur les grandes réunions d?hommes ; et, comme Fourrier, nous pensons, que ces magiques leviers ne seront pas moins puissans à enthousiasmer les hommes au travail, qu?à les jeter sur un champ de bataille pour ne laisser après eux que dévastation et carnage.

L?odorat : Par le parfum salubre qui partout remplacera l?air infect de nos rues et carrefours encombrés de boues et d?immondices, et la malpropreté obligée des ateliers, où la misère et son cortège viennent si souvent s?asseoir avec le travailleur !

Le goût : Par la restauration de tous les produits tenant à la consommation ; produits que les concurrences industrielle et commerciale ont amené à un degré d?altération tel, que la société presque tout entière, est aujourd?hui l?indispensable victime de la lutte anarchique et destructive dans laquelle commerçans et industriels, soit pour arriver à la fortune, ou bien augmenter celle acquise, ou bien encore afin de la conserver, ne trouvent plus de chance avantageuse que dans la falsification des produits, par l?introduction de corps étrangers et plus ou moins dangereux à la santé publique, le tout pour la plus grande gloire de la civilisation, qui, dans sa haute sagesse, a proclamé la liberté illimitée du commerce.

Personne, nous le croyons toutefois, ne voudrait nier aujourd?hui l?urgence d?une réformation prompte et radicale de notre système industriel et commercial ; eh bien ! nous le disons avec une intime conviction, et sans crainte d?être accusés d?erreur, le régime sociétaire peut seul produire cette heureuse métamorphose, puisque seul il ouvre à tous voie de fortune et de bonheur par la pratique de la vérité, et qu?il est le seul lien qui puisse rallier les intérêts de chacun à l?intérêt général, et vice versa, et faire naître l?harmonie sans laquelle il n?est pour la société aucun gage de paix et de bonheur.

Sans doute notre tâche est grande et difficile, et l??uvre à laquelle nous nous sommes voués n?est pas de celles qui commencent et s?achèvent en un jour, nous le savons ; ? mais elle est de celles qui portent des fruits [6.1]à peine commencée ; et si notre marche est lente et mesurée, c?est que, confians dans l?avenir, nous voulons toucher au port sans naufrage. ? Et quand la voix de FOURRIER, pendant trente ans étouffée, est arrivée jusqu?à nous, et qu?enfin nous avons pris place avec lui dans l?arène où s?agitent les DESTINS DU MONDE ! croit-on nous arrêter par de plates saillies, ? de ridicules sarcasmesi ? Et ces écrivains, qui oublient leur dignité d?hommes et prostituent leur plume à la honteuse défense de toutes les plaies qui rongent la société, croient-ils nous en imposer par leur dégoûtant verbiage ? Croient-ils, ceci s?adresse aussi à Messieurs du Courrier de Lyon ; croient-ils, disons-nous, que parmi leurs lecteurs des hommes se trouvent qui pensent avec eux que la civilisation est une machine qui marche, fonctionne, et par laquelle on se laisse entraîner sans s?inquiéter du moteur dont elle reçoit l?impulsion : un arbre dont on recueille les fruits sans rechercher par quelles, mystérieuses lois la sève circule dans ses rameaux, la fleur se développe, le fruit, se forme et mûrit ??ii

Nous pourrions citer encore, mais nous en avons dit assez pour que nos lecteurs soient bien convaincus que Messieurs du Courrier de Lyon ne courent le risque ni de devenir fous, ni de mourir à la peine ; cela nous suffit.? Pourtant qu?il nous soit permis, en terminant cette petite digression, hommes de détails que nous sommes (comme on dit), d?adresser à ces messieurs une petite question que voici :

Que veulent dire ces mots : LIBERTÉ ! UNION ! ORDRE PUBLIC ! et par quelle voie arriverons-nous à l?état de choses que comporte cette légende, que ces messieurs placent chaque matin en tête de leur feuille ? Nous espérons qu?ils voudront bien nous répondre, à moins pourtant que cette question ne semble trop étroite aux grands esprits du Courrier de Lyon.

R...... cadet.


i Courrier de Lyon, 29 juillet. (Corresp. particul.)
ii VARIÉTÉS. De la peine de mort. Courrier de Lyon, 7 août.

Variétés.
RIVALITÉ DE MURAT ET DE DAVOUST.

Malgré l?opinion, un peu anti-française, de certain général qui se plaît à jeter sur Napoléon tout le blâme des désastres de la guerre de Russie, malgré son admiration pour toutes les défaites des Russes, durant la marche de l?empereur jusqu?à Moscou, il est juste de reconnaître qu?il se trouve ailleurs que dans son imprudence et son incapacité des causes essentielles de nos malheurs, et que le grand homme ne fut pas si niais qu?on nous le montre.1 Peut-être les doléances de certains généraux qui ont l?air de croire que la guerre peut se faire sans bras coupés ni hommes tués, peut-être aussi la mollesse de quelques-uns et la rivalité de quelques autres n?ont-elles pas peu contribué à jeter le désordre et le découragement parmi notre armée. Voici une preuve fatale de cette rivalité qui laissait les soldats incertains, et qui leur enlevait souvent l?enthousiasme qu?il fallait à cette guerre.

Napoléon venait de mettre Davoust sous les ordres de Murat, 2qui commandait l?avant-garde de l?armée, et l?on était arrivé à Slowkowe  : c?était le 27 août. Le 28, Murat [6.2]pousse l?ennemi au-delà de l?Osma. Avec ses cavaliers il passe la rivière et attaque vivement les Russes, qui étaient logés sur une hauteur, de l?autre côté de l?eau, et qui pouvaient aisément y soutenir un combat opiniâtre ; ils le firent d?abord avec quelque succès, et Murat, voulant épargner, quoi qu?on dise, sa cavalerie dans un endroit dont le terrain était difficile, fit ordonner à une batterie de Davoust de soutenir son opération et d?inquiéter l?ennemi sur ses hauteurs. Il attend quelques momens pour juger de l?effet de cette nouvelle attaque, mais tout se tait, et les Russes profitent de leur éminence et refoulent un moment la cavalerie du roi de Naples jusqu?aux bords de l? Osma, qui coule dans les creux d?un ravin, au fond duquel elle est menacée d?être précipitée. Murat soutient les soldats de ses paroles, de son exemple, et envoie un nouvel ordre au commandant de la batterie ; mais, encore une fois, rien ne répond à cet ordre, et bientôt on apporte au roi la nouvelle que le commandant, alléguant ses instructions qui lui défendaient, sous peine de destitution, de combattre sans l?ordre de Davoust, avait formellement refusé de tirer. Un moment de colère anime la figure du roi de Naples ; mais un péril plus pressant l?appelle ; les Russes continuent à presser la cavalerie. Il prend aussitôt le 4e de lanciers, le précipite sur l?ennemi, et enlève en un moment les hauteurs que Davoust pouvait balayer avec son canon.

Le lendemain les deux lieutenans de Napoléon se trouvaient en présence de lui : le roi de Naples, fort d?avoir justifié sa témérité par un succès, le prince d?Eckmül, calme dans son opinion basée sur une science souvent éprouvée. Murat s?était plaint amèrement des ordres donnés par Davoust à ses subordonnés. L?empereur l?avait écouté les mains derrière le dos, la tête légèrement penchée sur sa poitrine, cachant un air de satisfaction, et jouant, du bout du pied avec un boulet russe qu?il faisait rouler devant lui, et qu?il suivait avec attention. Davoust, irrité, ne demeura pas sans réponse.

« Sire, dit il, en s?adressant à l?empereur, il faut déshabituer le roi de Naples de ces attaques inutiles et imprudentes qui fatiguent l?avant-garde de l?armée. Jamais on n?a prodigué si légèrement le sang des hommes ; et, croyez-moi, sire, ils sont bons à conserver dans une campagne telle que celle-ci.

? Et le prince d? Eckmül a trouvé un excellent moyen pour cela, dit Murat avec dédain ; c?est d?empêcher ses soldats de se battre. Je croyais qu?il gardait cette recette pour lui. »

L?opiniâtre Davoust, qui avait assez prouvé qu?il était brave, et qui voulait surtout prouver qu?il avait raison, s?adressa au roi d?un ton irrité, et lui dit :

« Et à quoi nous ont servi toutes vos attaques téméraires contre une armée qui opère une retraite savamment combinée et décidée d?avance, et contre une arrière-garde qui n?abandonne chacune de ses positions que lorsqu?elle est sur le point d?être battue ?

? El pourriez-vous me dire, répondit le roi presque en ricanant, quand elle les abandonnerait si on ne l?attaquait pas et si on ne la mettait pas sur le point d?être battue ?

? Elle les abandonnerait quelques heures plus tard, s?écria Davoust, qui avait jugé sagement des plans du général russe, parce que cette retraite est un parti pris et invariablement arrêté, qu?on exécutera sans combattre ou en combattant, selon ce que nous ferons. Que gagnons-nous donc à attaquer des troupes qui se retireront demain si on les met en fuite aujourd?hui ?

? De la gloire ! répliqua Murat.

[7.1]? Et nous y perdrons la moitié de l?avant-garde, continue aigrement Davoust, et nous arriverons sans cavalerie à Moscou, et nous verrons si la gloire du roi de Naples, sans un cavalier sous ses ordres, nous y sera d?un grand secours. »

Murat exaspéré l?interrompit violemment.

« Monsieur le maréchal, lui dit-il, vous ne trouveriez rien d?imprudent ni d?inutile dans ma conduite, si j?étais sous vos ordres comme vous êtes sous les miens ; on sait que le prince d?Eckmül n?aime à obéir à personne ; qu?il lui plairait même assez d?être réputé le héros de cette expédition aux dépens même des plus élevés ; mais je lui jure, moi, qu?il y a part pour tous ; qu?il tâche de trouver la sienne. »

Le reproche avait touché juste ; Murat avait appuyé avec intention sur ces mots : Le prince d?Eckmül n?aime à obéir à personne? et Napoléon avait légèrement froncé le sourcil. Davoust, qui avait compris qu?il avait été attaqué d?un côté qui donnait prise, et pour une chose dont il était souvent accusé, même par l?empereur, Davoust se hâta de protester que c?était son dévoûment seul qui le portait à parler et à agir comme il le faisait. Murat l?interrompit plus violemment encore.

« Alors, dit-il, c?est donc haine contre moi ? Eh bien ! il faut en finir. Depuis l?Egypte c?est toujours ainsi ; j?en suis fatigué ; et si Davoust veut se rappeler qu?il a été soldat et moi aussi, s?il veut se rappeler qu?il porte un sabre et moi aussi? Je lui donne? »

A ces mots, Napoléon, jusque-là indifférent à cette querelle, relève la tête, mesure Murat d?un regard qui fit expirer la parole sur ses lèvres, et lui dit, avec cet accent d?autorité qu?il prenait rarement, mais qui était invincible :

« Le roi de Naples n?a que des ordres à donner au prince d?Eckmül. »

Murat, satisfait de cette parole, qui, malgré la dureté du ton, établissait son droit de commandement, se retira à son quartier-général. L?empereur, demeuré avec Davoust, lui parla doucement. Mais, mieux secondé dans sa marche ardente et dans son désir d?atteindre l?ennemi pour en obtenir une bataille, par l?impétuosité de Murat que par la sage réserve de Davoust ; il lui représenta avec amitié : « Qu?on ne pouvait avoir tous les genres de mérite ; que mener une avant-garde n?était pas diriger une armée, et que peut-être Murat avec son imprudence eût atteint Bragation, que lui Davoust avait laissé échapper par sa lenteur. » Malgré la douceur avec laquelle l?empereur parla à Davoust, il fut blessé de ces reproches, et il se retira à son tour plus irrité que jamais contre le roi de Naples. Une heure après on fit dire à celui-ci qu?on renverrait en France le premier qui tenterait de pousser plus loin cette querelle.

Le lendemain Murat et Davoust, de concert et d?après l?ordre de l?empereur, s?emparent de Viasma. Mais le surlendemain le désaccord recommence, Murat retrouve l?ennemi devant lui, et sur-le-champ la pensée de le combattre le saisit, l?ordre de l?attaque est donné. Sa cavalerie s?élance sur celle des Russes ; l?infanterie de ceux-ci la suit ; Murat veut faire avancer la sienne, c?est-à-dire celle que Davoust commande sous ses ordres ; il court vers la division Compans et se met lui-même à sa tête, mais au même moment arrive le prince d?Eckmül, qui reproche amèrement à Murat le nouveau et inutile combat qu?il vient d?engager, et lui déclare qu?il ne le soutiendra pas. Il défend à Compans de marcher ; Murat renouvelle ses ordres : Davoust résiste plus violemment. A cette insulte, la colère du roi de Naples, d?abord [7.2]furieux, se calme soudainement, il en appelle à son rang, à son droit ; Davoust n?en tient compte, et Compans incertain obéit aux ordres réitérés de Davoust, son chef immédiat. Alors le roi de Naples se tourne avec un calme inoui dans son caractère, et une dignité superbe vers Belliard, son chef d?état-major :

« Belliard, lui dit-il, allez à l?empereur, dites-lui de disposer du commandement de son avant-garde, dites-lui qu?il a un général de moins et un soldat de plus. Quant à moi, je vais tirer ces braves gens de l?embarras où je les ai mis. »

Puis s?adressant à Davoust, il ajoute :

« M. le maréchal, nous nous reverrons !

? Sans doute, si vous en revenez, lui répond aigrement celui-ci, en lui montrant ses cavaliers presque en déroute.

? J?en reviendrai, lui réplique Murat, avec un regard où se peint toute sa résolution. »

Aussitôt, tandis que le prince d?Eckmül se retire, Murat court à sa cavalerie, la rallie de la voix, lui montre au premier rang ces panaches hardis et ces dorures étincelantes qui appellent le danger ; on l?entoure, on le défend, et, comme il va en avant, il se trouve qu?on triomphe encore une fois.

« Ah ! s?écrie Murat, la gloire en est encore à nous seuls ! »

Il quitte à ces mots le champ de bataille et rentre dans sa tente. Il y entre seul, et, tout échauffé de son combat, la main tremblante encore des coups qu?il a portés, il écrit un billet sur un papier gaufre et parfumé. A cet instant Belliard arrive ; Murat, sans l?interroger sur le résultat de son message, lui tend le billet.

« Belliard, lui dit-il d?une voix calme, portez ce billet à Davoust.

? C?est un cartel, lui dit Belliard sans prendre le papier.

? C?est un cartel, répond froidement le roi de Naples.

? Je ne le porterai pas, réplique résolument Belliard. »

Ce fut une commotion électrique qui frappa Murat à cette réponse. Il se retourne vers son chef d?état-major, le visage plus étonné peut-être qu?irrité :

« Et vous aussi ! lui dit-il d?une voix sourde et que la colère arrêtait.

? Sire, sire, s?écrie Belliard, vous ne me rendrez pas complice de votre perte ; l?empereur est résolu, et votre renvoi suivra votre première menace.

? Eh bien ! qu?il me renvoie ; il y a à mourir ailleurs qu?ici, répond avec fureur le roi de Naples. Il oublie son armée d?Espagne, qu?il me la donne, qu?il me donne un régiment, qu?il me laisse soldat, s?il veut ; je lui dois mon sang, ma vie, mais mon honneur, il est à moi, Belliard ! entends-tu, Belliard, que mon honneur est à moi, et que j?étais brave avant qu?il fût empereur? Va porter ce billet, te dis-je?? Sire, répond vivement Belliard, vous lui devez aussi une couronne, une couronne dont vous ne devez pas compromettre la dignité contre un officier de l?empire?

? Une couronne ! interrompit Murat de plus en plus exaspéré ; et cette couronne m?a-t-elle empêché d?être insulté en face, m?a-t-elle fait respecter ? Voici, ajouta-t-il, avec une joie cruelle, et en saisissant son sabre et ses pistolets, voici qui m?a fait respecter toute ma vie et qui ne m?abandonnera pas? Va donc, Belliard, va donc !

? Vous êtes roi, lui répond le général, et Davoust refusera.

? Alors, s?écrie Murat, ce sera un lâche?

[8.1]? Ce n?est pas vrai, réplique soudainement Belliard en regardant fièrement le roi de Naples. »

Murat tenait un sabre et des pistolets ; à ce démenti il considéra un moment d?un air de stupéfaction son chef d?état-major, calme et résolu devant lui. Tout-à-coup le visage du roi changea d?expression ; la colère l?abandonne, une douleur terrible en détend la hautaine majesté, et Murat jette avec violence ses armes ; il les brise, il déchire ses habits, il arrache ses somptueux ornemens, il les foule aux pieds ; il veut parler, il suffoque, il pleure.

« Tu as raison, crie-t-il, Belliard ; ce n?est pas un lâche, et il refusera. C?est moi qui suis un misérable roi qui ne peut rien, un roi que peut souffletter le dernier soldat ! » Et de grosses larmes roulent dans les yeux du héros, et il laisse tomber sa tête dans ses mains. Belliard profite de cet instant de faiblesse pour lui faire de sages représentations ; il le calme, flatte son orgueil, excite son courage et finit ainsi :

« Et si l?empereur donne à Davoust le commandement de l?avant-garde, sire, il fera tout ce que vous auriez fait. »

Cette supposition réveille Murat de sa douleur, il se lève, il parcourt sa tente, et son ?il sec et brillant lance des éclairs.

« Oui, oui, dit-il avec feu, je resterai. On ne se bat qu?ici, ici seulement on fait la guerre : eh bien ! je la lui arracherai. Tout pour moi, rien pour lui, pas une escarmouche, Belliard, je le jure qu?il ne verra pas un ennemi. »

Et il sort de sa tente et court à un avant-poste.

Maintenant nous le demandons au général historien, que de malheurs ont pu résulter de pareilles dispositions dans de tels hommes.

Frédéric Soulié.

(Journal anecdotique et biographique de l?empire et de la grande armée.)

N. B. Dans notre dernier numéro, en citant à l?article variété l?anecdote de Breton-Double ou la femme hussard, nous avons omis le nom de l?auteur, M. J. Chaudron-Junot, qui l?a fait insérer pour la première fois dans le journal qui a pour titre : Napoléon. Nous croyons de notre devoir de réparer cet oubli involontaire.

MONT-DE-PIÉTÉ.

Il sera procédé, le samedi 24 août courant, et jours suivans, depuis quatre heures après midi jusqu?à huit, dans la salle des ventes du Mont-de-Piété, rue de l?Archevêché, à l?adjudication, au plus offrant et dernier enchérisseur, de divers objets engagés penchant le mois de juillet de l?année 1832, depuis le N° 41231 jusque et compris le N° 48333.

Les lundis et les jeudis, on vendra les bijoux et l?argenterie, les montres et les dentelles, etc. ;

Les mardis, les draps, percales, indiennes, toiles en pièces et hardes ;

Les mercredis, les matelas, les lits de plume, les glaces, les livres reliés et en feuilles, les vieux papiers, autres objets et hardes ;

Et les autres jours, le linge, les hardes, etc.

AVIS DIVERS.

(256) A vendre, un atelier de 4 métiers en 6 et 1,200, schals, indiens avec tous leurs ustensiles, ensemble ou séparément. S?adresser chez M. Champie, place St-Clair, n° 6, au 3e.

(255) A VENDRE. Une jolie Boutique de trois métiers ; crêpe de Chine 5/4 et 6/4, montés au dernier genre ; ustensiles de fabrique et autres. ? S?adresser chez M. Raumieux, rue des Fossés, n. 8, au 4mc.

(244) A vendre, une mécanique à détrancanage, ronde, fraîchement réparée, et 6,000 maillons hasard, garni de leurs plombs. S?adresser à M. Crestin, rue Soufflot, n° 3, au 1er, près la place du Change.

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Prévient le public qu?il continue de vendre les régulateurs comptomètres de son invention dont les principales qualités sont : 1° d?être simples, de n?avoir point de compensateurs et de pouvoir faire toutes sortes d?étoffes fortes ou légères ; 2° de faire toutes les réductions depuis 20 jusqu?à 750 divisions au pouce, inclusivement ; 3° ces régulaleurs tiennent toujours la pièce tendue, même dans l?instant où l?on fait une coupe, laquelle peut être d?une longueur à volonté, l?étoffe étant libre et l?ouvrage tout compté ; 4° les étoffes ne se roulant pas, elles ne sont pas comprimées ; aussi les étoffes brochées or, relevées, y conservent tout leur relief et acquièrent une grande perfection.
Le sieur Roussy se dispense de rappeler tous les éloges et encouragemens qu?il a reçus à ce sujet ; il offre aux personnes qui voudront en prendre connaissance, de leur faire voir ces mêmes régulateurs comptomètres fonctionnant dans son atelier, rue des Marronniers, n° 5, au 2e, seconde montée.

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De M. Boubée, pharmacien à Auch, sous les auspices du docteur Campardon.
Les succès constans et multipliés qu?obtient ce médicament, le font considérer comme le seul agent thérapeutique qui combatte avec avantage et sans danger la goutte et les rhumatismes aigus et chroniques. Il dissipe en quatre jours l?accès de goutte le plus violent, par un usage périodique, prévient le retour des paroxismes, ramène à leur état naturel ces affections remontées, et rend la force et l?élasticité aux parties où ces maladies ont établi leur siège.
Le dépôt est à Lyon, chez M. Vernet, pharmacien, place des Terreaux.

HISTOIRE DE NAPOLÉON,
Par Auguste SAVAGNER,
faisant partie des 53 et 54 volumes de la Bibliothèque Populaire
2 vol. in-18 pour 75 c.
En vente au bureau de l?Echo de la Fabrique, et chez M. Falconnet, rue Tholozan, n° 6.

Notes (Nous recevons d?un de nos abonnés une...)
1 Sans doute le rédacteur voulait dire qu?aucune réponse n?avait été faite à « ce paragraphe » précisément, puisque l?article « Réponse à la lettre de M. J. C. B » du numéro précédent de l?Echo de la Fabrique (le numéro 33) répond à la lettre.

Notes ( DE LA CRÉATION D?UNE CAISSE D?ÉPARGNES)
1. Les caisses d?épargne apparaissaient alors aux libéraux comme l?outil privilégié de protection sociale. Il s?agissait d?apprendre la prévoyance aux masses pauvres. Le modèle, tout inspiré par l?idée de bienfaisance, avait été expérimenté dès 1818 avec l?ouverture, sous l?impulsion de Benjamin Delessert, de la Caisse d?épargne et de prévoyance de Paris. De Lyon, participait à l?entreprise le baron Joseph-Marie de Gérando (1772-1842) auteur en 1820 de l?ouvrage Le Visiteur du pauvre, et encore en 1839 de De la bienfaisance publique.

Notes ( Variétés.
RIVALITÉ DE MURAT ET DE DAVOUST.)

1. Le changement de direction du journal, sa reprise en main par le mutuellisme, favorisèrent, un temps, la réapparition de références et hommages à l?Empire et à Napoléon. C?est lors des premières années du siècle que les canuts avaient pu constater le progrès de leur condition, l?Empereur venant dès 1805 discuter à Lyon avec les intéressés de la mise en place d?un tribunal des prud?hommes. L?extrait publié ici dans L?Écho de la Fabrique, comme d?ailleurs celui sur Breton-Double paru dans le numéro précédent de L?Écho de la Fabrique, est tiré du mensuel Napoléon, journal anecdotique et biographique de l?Empire et de la Grande Armée (publié de mai 1833 à avril 1835). Les avis divers de ce numéro du 25 août 1833 mentionneront encore l?ouvrage d?Auguste Savagner, Histoire de Napoléon, paru peu avant dans la Bibliothèque populaire.
2. Louis-Nicolas Davout (1770-1823) et Joachim Murat (1767-1815), maréchaux d?Empire.

 

 

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