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25 août 1833 - Numéro 34
 
 

 



 
 
    
Variétés.
RIVALITÉ DE MURAT ET DE DAVOUST.

Malgré l’opinion, un peu anti-française, de certain général qui se plaît à jeter sur Napoléon tout le blâme des désastres de la guerre de Russie, malgré son admiration pour toutes les défaites des Russes, durant la marche de l’empereur jusqu’à Moscou, il est juste de reconnaître qu’il se trouve ailleurs que dans son imprudence et son incapacité des causes essentielles de nos malheurs, et que le grand homme ne fut pas si niais qu’on nous le montre.1 Peut-être les doléances de certains généraux qui ont l’air de croire que la guerre peut se faire sans bras coupés ni hommes tués, peut-être aussi la mollesse de quelques-uns et la rivalité de quelques autres n’ont-elles pas peu contribué à jeter le désordre et le découragement parmi notre armée. Voici une preuve fatale de cette rivalité qui laissait les soldats incertains, et qui leur enlevait souvent l’enthousiasme qu’il fallait à cette guerre.

Napoléon venait de mettre Davoust sous les ordres de Murat, 2qui commandait l’avant-garde de l’armée, et l’on était arrivé à Slowkowe  : c’était le 27 août. Le 28, Murat [6.2]pousse l’ennemi au-delà de l’Osma. Avec ses cavaliers il passe la rivière et attaque vivement les Russes, qui étaient logés sur une hauteur, de l’autre côté de l’eau, et qui pouvaient aisément y soutenir un combat opiniâtre ; ils le firent d’abord avec quelque succès, et Murat, voulant épargner, quoi qu’on dise, sa cavalerie dans un endroit dont le terrain était difficile, fit ordonner à une batterie de Davoust de soutenir son opération et d’inquiéter l’ennemi sur ses hauteurs. Il attend quelques momens pour juger de l’effet de cette nouvelle attaque, mais tout se tait, et les Russes profitent de leur éminence et refoulent un moment la cavalerie du roi de Naples jusqu’aux bords de l’ Osma, qui coule dans les creux d’un ravin, au fond duquel elle est menacée d’être précipitée. Murat soutient les soldats de ses paroles, de son exemple, et envoie un nouvel ordre au commandant de la batterie ; mais, encore une fois, rien ne répond à cet ordre, et bientôt on apporte au roi la nouvelle que le commandant, alléguant ses instructions qui lui défendaient, sous peine de destitution, de combattre sans l’ordre de Davoust, avait formellement refusé de tirer. Un moment de colère anime la figure du roi de Naples ; mais un péril plus pressant l’appelle ; les Russes continuent à presser la cavalerie. Il prend aussitôt le 4e de lanciers, le précipite sur l’ennemi, et enlève en un moment les hauteurs que Davoust pouvait balayer avec son canon.

Le lendemain les deux lieutenans de Napoléon se trouvaient en présence de lui : le roi de Naples, fort d’avoir justifié sa témérité par un succès, le prince d’Eckmül, calme dans son opinion basée sur une science souvent éprouvée. Murat s’était plaint amèrement des ordres donnés par Davoust à ses subordonnés. L’empereur l’avait écouté les mains derrière le dos, la tête légèrement penchée sur sa poitrine, cachant un air de satisfaction, et jouant, du bout du pied avec un boulet russe qu’il faisait rouler devant lui, et qu’il suivait avec attention. Davoust, irrité, ne demeura pas sans réponse.

« Sire, dit il, en s’adressant à l’empereur, il faut déshabituer le roi de Naples de ces attaques inutiles et imprudentes qui fatiguent l’avant-garde de l’armée. Jamais on n’a prodigué si légèrement le sang des hommes ; et, croyez-moi, sire, ils sont bons à conserver dans une campagne telle que celle-ci.

– Et le prince d’ Eckmül a trouvé un excellent moyen pour cela, dit Murat avec dédain ; c’est d’empêcher ses soldats de se battre. Je croyais qu’il gardait cette recette pour lui. »

L’opiniâtre Davoust, qui avait assez prouvé qu’il était brave, et qui voulait surtout prouver qu’il avait raison, s’adressa au roi d’un ton irrité, et lui dit :

« Et à quoi nous ont servi toutes vos attaques téméraires contre une armée qui opère une retraite savamment combinée et décidée d’avance, et contre une arrière-garde qui n’abandonne chacune de ses positions que lorsqu’elle est sur le point d’être battue ?

– El pourriez-vous me dire, répondit le roi presque en ricanant, quand elle les abandonnerait si on ne l’attaquait pas et si on ne la mettait pas sur le point d’être battue ?

– Elle les abandonnerait quelques heures plus tard, s’écria Davoust, qui avait jugé sagement des plans du général russe, parce que cette retraite est un parti pris et invariablement arrêté, qu’on exécutera sans combattre ou en combattant, selon ce que nous ferons. Que gagnons-nous donc à attaquer des troupes qui se retireront demain si on les met en fuite aujourd’hui ?

– De la gloire ! répliqua Murat.

[7.1]– Et nous y perdrons la moitié de l’avant-garde, continue aigrement Davoust, et nous arriverons sans cavalerie à Moscou, et nous verrons si la gloire du roi de Naples, sans un cavalier sous ses ordres, nous y sera d’un grand secours. »

Murat exaspéré l’interrompit violemment.

« Monsieur le maréchal, lui dit-il, vous ne trouveriez rien d’imprudent ni d’inutile dans ma conduite, si j’étais sous vos ordres comme vous êtes sous les miens ; on sait que le prince d’Eckmül n’aime à obéir à personne ; qu’il lui plairait même assez d’être réputé le héros de cette expédition aux dépens même des plus élevés ; mais je lui jure, moi, qu’il y a part pour tous ; qu’il tâche de trouver la sienne. »

Le reproche avait touché juste ; Murat avait appuyé avec intention sur ces mots : Le prince d’Eckmül n’aime à obéir à personne… et Napoléon avait légèrement froncé le sourcil. Davoust, qui avait compris qu’il avait été attaqué d’un côté qui donnait prise, et pour une chose dont il était souvent accusé, même par l’empereur, Davoust se hâta de protester que c’était son dévoûment seul qui le portait à parler et à agir comme il le faisait. Murat l’interrompit plus violemment encore.

« Alors, dit-il, c’est donc haine contre moi ? Eh bien ! il faut en finir. Depuis l’Egypte c’est toujours ainsi ; j’en suis fatigué ; et si Davoust veut se rappeler qu’il a été soldat et moi aussi, s’il veut se rappeler qu’il porte un sabre et moi aussi… Je lui donne… »

A ces mots, Napoléon, jusque-là indifférent à cette querelle, relève la tête, mesure Murat d’un regard qui fit expirer la parole sur ses lèvres, et lui dit, avec cet accent d’autorité qu’il prenait rarement, mais qui était invincible :

« Le roi de Naples n’a que des ordres à donner au prince d’Eckmül. »

Murat, satisfait de cette parole, qui, malgré la dureté du ton, établissait son droit de commandement, se retira à son quartier-général. L’empereur, demeuré avec Davoust, lui parla doucement. Mais, mieux secondé dans sa marche ardente et dans son désir d’atteindre l’ennemi pour en obtenir une bataille, par l’impétuosité de Murat que par la sage réserve de Davoust ; il lui représenta avec amitié : « Qu’on ne pouvait avoir tous les genres de mérite ; que mener une avant-garde n’était pas diriger une armée, et que peut-être Murat avec son imprudence eût atteint Bragation, que lui Davoust avait laissé échapper par sa lenteur. » Malgré la douceur avec laquelle l’empereur parla à Davoust, il fut blessé de ces reproches, et il se retira à son tour plus irrité que jamais contre le roi de Naples. Une heure après on fit dire à celui-ci qu’on renverrait en France le premier qui tenterait de pousser plus loin cette querelle.

Le lendemain Murat et Davoust, de concert et d’après l’ordre de l’empereur, s’emparent de Viasma. Mais le surlendemain le désaccord recommence, Murat retrouve l’ennemi devant lui, et sur-le-champ la pensée de le combattre le saisit, l’ordre de l’attaque est donné. Sa cavalerie s’élance sur celle des Russes ; l’infanterie de ceux-ci la suit ; Murat veut faire avancer la sienne, c’est-à-dire celle que Davoust commande sous ses ordres ; il court vers la division Compans et se met lui-même à sa tête, mais au même moment arrive le prince d’Eckmül, qui reproche amèrement à Murat le nouveau et inutile combat qu’il vient d’engager, et lui déclare qu’il ne le soutiendra pas. Il défend à Compans de marcher ; Murat renouvelle ses ordres : Davoust résiste plus violemment. A cette insulte, la colère du roi de Naples, d’abord [7.2]furieux, se calme soudainement, il en appelle à son rang, à son droit ; Davoust n’en tient compte, et Compans incertain obéit aux ordres réitérés de Davoust, son chef immédiat. Alors le roi de Naples se tourne avec un calme inoui dans son caractère, et une dignité superbe vers Belliard, son chef d’état-major :

« Belliard, lui dit-il, allez à l’empereur, dites-lui de disposer du commandement de son avant-garde, dites-lui qu’il a un général de moins et un soldat de plus. Quant à moi, je vais tirer ces braves gens de l’embarras où je les ai mis. »

Puis s’adressant à Davoust, il ajoute :

« M. le maréchal, nous nous reverrons !

– Sans doute, si vous en revenez, lui répond aigrement celui-ci, en lui montrant ses cavaliers presque en déroute.

– J’en reviendrai, lui réplique Murat, avec un regard où se peint toute sa résolution. »

Aussitôt, tandis que le prince d’Eckmül se retire, Murat court à sa cavalerie, la rallie de la voix, lui montre au premier rang ces panaches hardis et ces dorures étincelantes qui appellent le danger ; on l’entoure, on le défend, et, comme il va en avant, il se trouve qu’on triomphe encore une fois.

« Ah ! s’écrie Murat, la gloire en est encore à nous seuls ! »

Il quitte à ces mots le champ de bataille et rentre dans sa tente. Il y entre seul, et, tout échauffé de son combat, la main tremblante encore des coups qu’il a portés, il écrit un billet sur un papier gaufre et parfumé. A cet instant Belliard arrive ; Murat, sans l’interroger sur le résultat de son message, lui tend le billet.

« Belliard, lui dit-il d’une voix calme, portez ce billet à Davoust.

– C’est un cartel, lui dit Belliard sans prendre le papier.

– C’est un cartel, répond froidement le roi de Naples.

– Je ne le porterai pas, réplique résolument Belliard. »

Ce fut une commotion électrique qui frappa Murat à cette réponse. Il se retourne vers son chef d’état-major, le visage plus étonné peut-être qu’irrité :

« Et vous aussi ! lui dit-il d’une voix sourde et que la colère arrêtait.

– Sire, sire, s’écrie Belliard, vous ne me rendrez pas complice de votre perte ; l’empereur est résolu, et votre renvoi suivra votre première menace.

– Eh bien ! qu’il me renvoie ; il y a à mourir ailleurs qu’ici, répond avec fureur le roi de Naples. Il oublie son armée d’Espagne, qu’il me la donne, qu’il me donne un régiment, qu’il me laisse soldat, s’il veut ; je lui dois mon sang, ma vie, mais mon honneur, il est à moi, Belliard ! entends-tu, Belliard, que mon honneur est à moi, et que j’étais brave avant qu’il fût empereur… Va porter ce billet, te dis-je…– Sire, répond vivement Belliard, vous lui devez aussi une couronne, une couronne dont vous ne devez pas compromettre la dignité contre un officier de l’empire…

– Une couronne ! interrompit Murat de plus en plus exaspéré ; et cette couronne m’a-t-elle empêché d’être insulté en face, m’a-t-elle fait respecter ? Voici, ajouta-t-il, avec une joie cruelle, et en saisissant son sabre et ses pistolets, voici qui m’a fait respecter toute ma vie et qui ne m’abandonnera pas… Va donc, Belliard, va donc !

– Vous êtes roi, lui répond le général, et Davoust refusera.

– Alors, s’écrie Murat, ce sera un lâche…

[8.1]– Ce n’est pas vrai, réplique soudainement Belliard en regardant fièrement le roi de Naples. »

Murat tenait un sabre et des pistolets ; à ce démenti il considéra un moment d’un air de stupéfaction son chef d’état-major, calme et résolu devant lui. Tout-à-coup le visage du roi changea d’expression ; la colère l’abandonne, une douleur terrible en détend la hautaine majesté, et Murat jette avec violence ses armes ; il les brise, il déchire ses habits, il arrache ses somptueux ornemens, il les foule aux pieds ; il veut parler, il suffoque, il pleure.

« Tu as raison, crie-t-il, Belliard ; ce n’est pas un lâche, et il refusera. C’est moi qui suis un misérable roi qui ne peut rien, un roi que peut souffletter le dernier soldat ! » Et de grosses larmes roulent dans les yeux du héros, et il laisse tomber sa tête dans ses mains. Belliard profite de cet instant de faiblesse pour lui faire de sages représentations ; il le calme, flatte son orgueil, excite son courage et finit ainsi :

« Et si l’empereur donne à Davoust le commandement de l’avant-garde, sire, il fera tout ce que vous auriez fait. »

Cette supposition réveille Murat de sa douleur, il se lève, il parcourt sa tente, et son œil sec et brillant lance des éclairs.

« Oui, oui, dit-il avec feu, je resterai. On ne se bat qu’ici, ici seulement on fait la guerre : eh bien ! je la lui arracherai. Tout pour moi, rien pour lui, pas une escarmouche, Belliard, je le jure qu’il ne verra pas un ennemi. »

Et il sort de sa tente et court à un avant-poste.

Maintenant nous le demandons au général historien, que de malheurs ont pu résulter de pareilles dispositions dans de tels hommes.

Frédéric Soulié.

(Journal anecdotique et biographique de l’empire et de la grande armée.)

Notes ( Variétés.
RIVALITÉ DE MURAT ET DE DAVOUST.)

1. Le changement de direction du journal, sa reprise en main par le mutuellisme, favorisèrent, un temps, la réapparition de références et hommages à l’Empire et à Napoléon. C’est lors des premières années du siècle que les canuts avaient pu constater le progrès de leur condition, l’Empereur venant dès 1805 discuter à Lyon avec les intéressés de la mise en place d’un tribunal des prud’hommes. L’extrait publié ici dans L’Écho de la Fabrique, comme d’ailleurs celui sur Breton-Double paru dans le numéro précédent de L’Écho de la Fabrique, est tiré du mensuel Napoléon, journal anecdotique et biographique de l’Empire et de la Grande Armée (publié de mai 1833 à avril 1835). Les avis divers de ce numéro du 25 août 1833 mentionneront encore l’ouvrage d’Auguste Savagner, Histoire de Napoléon, paru peu avant dans la Bibliothèque populaire.
2. Louis-Nicolas Davout (1770-1823) et Joachim Murat (1767-1815), maréchaux d’Empire.

 

 

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