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1 septembre 1833 - Numéro 35
 
 

 



 
 
    
TRIBUNAL DE POLICE CORRECTIONNELLE.
Procès des Mutuellistes et des Ferrandiniers.

De nombreux auditeurs ont bientôt envahi l’étroite salle d’audience du tribunal correctionnel et refluent dans la cour de l’hôtel Chevrières et jusque sur la place St-Jean. M. Baudrier, président du tribunal civil siège au fauteuil, et M. Chegaray, procureur du roi, a déserté les graves occupations du parquet pour porter la parole dans cette affaire. Magistrats, prévenus et auditeurs, tous attachent une haute importance à cette cause.

Quatorze citoyens, les sieurs Perronnet, Dervieux, Proal, Trillat, Glenas, Chapiron, Maireaux, Arnaud, Lamberton, Bonnand, Ramel, Prely, Nemoz et Colombat, sont assis au banc des prévenus. Trente-sept témoins sont appelés ; parmi eux sont les citoyens Saint-Olive, Cinier, Gindre, Bonnet, Bender, Berlié, Besset et Bouchard, négocians. De leurs dépositions, et surtout des explications des prévenus, il est résulté que les chefs d’atelier se sont associés entr’eux d’abord dans un but purement philantropique ; poussés par la force des choses ils se sont occupés ensuite de leurs intérêts avec les négocians. Plusieurs maisons de commerce avaient été signalées comme payant des prix bien inférieurs à ceux payés par d’autres maisons. Les chefs d’atelier leur députèrent quelques-uns d’entr’eux chargés de les inviter à payer les prix adoptés par les autres maisons ; ils refusèrent : le lendemain tous leurs métiers [1.2]furent arrêtés. L’intervention de la police fut requise. M. Prat, heureux de trouver l’occasion de sauver la France, mit ses limiers aux champs, et jaloux de faire croire à une vaste conspiration industrielle, il ordonna quatre arrestations. Nous devons observer, en passant, pour démontrer la profonde perspicacité de M. Prat, que les citoyens arrêtés sont précisément les seuls acquittés. Croyez-en maintenant la police… Quoi qu’il en soit, de nombreuses recherches furent faites, une information eut lieu, et leur conséquence a été la mise en prévention des quatorze citoyens nommés plus haut.

MMes Jules Favre et Chanay sont au banc des avocats.

M. Prat, commissaire central, est appelé ; dans le cours de sa déposition il prétend que les religieuses de St-Joseph lui dirent avoir eu peur que leurs métiers fussent brûlés. Me Favre observe que si l’on compare leurs dépositions écrites à celle que leur prête M. Prat, on reconnaît que cette dernière est inventée : M. Prat garde le silence ; mais M. le procureur du roi le couvre de sa toge et dit que l’expression dont s’est servi le défenseur est au moins inconvenante. Le nombreux auditoire qui ne s’est pas présenté pour entendre des politesses, mais bien des vérités, retient pour très-juste l’expression de Me Favre, et l’interrogatoire continue. Les débats ont révélé des faits honteux. Ainsi il a été reconnu que M. Bonnet, négociant, payait une somme inférieure de 75 c. par aune à celle payée pour les mêmes articles par d’autres maisons, encore ces maisons ne donnaient pas le prix le plus élevé. Il a été démontré que des ouvriers habiles et laborieux ne gagnaient que 24 sous sur les gros de Naples, et il fallait encore déduire de cette somme les frais de cannetage, dévidage ; le citoyen Matreaux a offert d’établir par ses livres que, déduction faite des faux frais, il avait 11 sous de bénéfice par pièce ; s’il en est ainsi, a dit M. le procureur du roi, comment les ouvriers peuvent-ils vivre ? En travaillant la nuit, répond Matreaux, en s’imposant des privations et allant mourir à l’hôpital vieillis de travaux et de misères. Les négocians, dans leurs dépositions, paraissaient plutôt prévenus que témoins. On interroge les prévenus ; tous montrent un caractère honorable, un grand sentiment des convenances, un aplomb, un calme qu’on ne devait pas attendre d’hommes si cruellement froissés par les négocians ; tous se sont empressés d’avouer tous leurs actes quoiqu’ils eussent pu se renfermer dans un système de dénégation. Le citoyen Colombat, pressé par [2.1]M. le président qui l’accusait d’avoir fait des menaces, lui répond : Il est possible que nos démarches soient considérées comme des menaces, mais n’est-ce pas nous menacer que de nous recevoir dans les magasins les pistolets sur la banque !… Cette réponse fait une sensation profonde sur l’auditoire. Le citoyen Trillat flétrit la conduite de M. Prat qui, sans preuves, l’a fait arrêter et mettre au cachot. M. Prat l’entend mais ne dit mot. L’audience est levée et renvoyée au lendemain pour les plaidoieries. Le lendemain même affluence. M. le procureur du roi prend la parole et s’exprime avec négligence et surtout avec une modération à laquelle son caractère bien connu avait peu préparé l’auditoire. Tout en blâmant franchement l’art. 4151 du code pénal, il en requiert l’application, modifiée cependant par l’art. 463 du même code.

Me Jules Favre se lève, et dans un plaidoyer admirable il se livre aux plus hautes considérations : ce que nous aimons surtout en lui, c’est le brillant coloris de son style la grande propriété de ses expressions, son débit énergique, simple, et toujours vif et dramatique – Les débat ayant révélé l’innocence de ses cliens, Me Chanay se contente de prendre des conclusions pour leur acquittement. – L’audience est levée et la prononciation du jugement renvoyée au lendemain. Toujours même affluence. Le tribunal prononce l’acquittement des citoyens Trillat, Chapiron, Glenas et Proal, et condamne les citoyens Perronnet, Dervieux, Matreau, Arnaud, Lamberton, Bonnand, Ramel, Prely, Nemoz et Colombat à 25 fr. chacun d’amende et aux dépens.2

M. Baudrier adresse aux condamnés une allocution toute paternelle ; il condamne franchement l’art. 415, mais il existe, a-t-il dit, et il ne nous appartient pas de le modifier ni de le méconnaître ; espérons que le pouvoir législatif le fera disparaître de nos codes et portera enfin une loi qui conciliera à la fois la liberté de l’industrie et les intérêts des chefs d’atelier, des ouvriers et des négocians. – Un profond silence a accueilli le jugement et les paroles pleines de sagesse de M. Baudrier. Qu’il nous soit permis à nous, qui jamais n’avons flatté les fonctionnaires, à nous dont l’hommage ne peut être suspecté, puisque nous gardons l’anonyme, qu’il nous soit permis de proclamer la haute impartialité, la bienveillance affectueuse de M. le président Baudrier ; il est magistrat éclairé, magistrat honnête homme, et l’estime de tous lui est justement acquise.

Notes ( TRIBUNAL DE POLICE CORRECTIONNELLE.
Procès des Mutuellistes et des Ferrandiniers.)

1 A propos de l’article 415 du code pénal, voir la note de l’article « Paris, Procès des charpentier » dans le numéro 1 du 6 janvier 1833.  Voir également les numéros 8, 9 et 10 qui y sont pour une grande part consacré, tout particulièrement l’article 4 du numéro 8 (24 février 1833) et l’article 4 du numéro 9 (3 mars 1833).
2. Ce verdict paraissait forcer l’évolution en cours et encourageait donc les nouveaux modes d’action, plus directs, des mutuellistes. Les enjeux de ce procès seront détaillés peu après dans la brochure de Jules Favre (1809-1880), De la coalition des chefs d’ateliers de Lyon, publiée chez L. Babeuf à l’automne 1833.

 

 

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