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1 septembre 1833 - Numéro 35
 
 

 



 
 
    
LES OUVRIERS DE GLASCOW.

[5.2]Monsieur,

C’est à votre journal qu’il appartient de faire connaître l’heureuse révolution qui s’est opérée, il y a quelques années, parmi les ouvriers de Glascow, ce Lyon de l’Ecosse. Sous peu de jours arrivera dans nos murs un célèbre chimiste de cette ville du Nord, M. Thomson, qui pourra vous confirmer ce que je vous écris.

Les ouvriers de Glascow ont supprimé parmi eux la fête du samedi, malgré qu’ils n’aient eu rien diminué la célébration du dimanche si religieusement observé dans toute la Grande-Bretagne. Or, le samedi des ouvriers anglais est ce qu’est pour les nôtres le lundi. Ce qui a procuré cet heureux changement est le seul amour pour les sciences qui a saisi les artistes de cette grande et populeuse cité. Parmi eux, des hommes intelligens ont écouté avec fruit les leçons des Thomson, des Ure1, et tout-à-coup saisis d’un saint enthousiasme pour l’étude, ils ont communiqué leurs goûts à leurs compatriotes, à leurs camarades. Il s’est alors fait une scission singulière et remarquable parmi eux. Les anciens ouvriers continuaient encore leurs précédentes manières, et les jeunes gens ne se distinguaient plus que par la régularité de leur conduite et les progrès qu’ils faisaient dans les sciences. Il y a des professeurs publics des sciences à Glascow qui, en cela, n’a aucune ressemblance à Lyon, où on a supprimé les chaires des sciences industrielles ; mais les heures des leçons publiques ne convenaient pas aux ouvriers qui ne pouvaient quitter dans le cours de la journée les ateliers ; ils ont alors rétribué par leur cotisation propre, des professeurs qui s’accordaient avec leurs heures de repos, et ils ont choisi le soir, en cessant, d’un commun accord, les travaux à la même heure. Aujourd’hui ces ouvriers, devenus savans ou au moins instruits, ont des professeurs pris parmi eux ; ils posent dans un journal industriel rédigé entre eux, des questions industrielles et de perfectionnement de travaux dun haut intérêt, et ce journal à bas prix n’est pas un des moins estimables.

Ainsi c’est l’amour de la science qui a amené cette grande amélioration dans les mœurs des ouvriers de Glascow ; de là cette conduite plus réglée, des économies plus soutenues et placées avantageusement, et qui promettent une continuité d’améliorations qui se perpétueront et qui se sont maintenues sans dérogation depuis déjà nombre d’années.

Pourrait-on espérer d’amener à Lyon un changement aussi favorable parmi nos ouvriers ; je n’en doute aucunement, l’autorité ne fait rien pour cela, et cependant c’est en améliorant la position physique et morale de cette classe industrieuse, qu’elle éloignerait les dangers qu’elle craint ; mais ce n’est pas ainsi qu’on raisonne en France. Au défaut des moyens sans doute plus faciles et plus favorables que pourraient déployer des magistrats philantropes, faisant à la classe même des ouvriers, un appel généreux ; engageons-les par la voie de la persuasion, et surtout par la parole de leurs chefs, de ces hommes qui, choisis par eux-mêmes, ont leur estime et leur confiance, à sortir de cette ignorance qui n’est plus faite pour les Français. La classe ouvrière a une aptitude autant et même plus grande que celle des fabricans à la culture des sciences. J’ai approché des uns et des autres, et il est excessivement vrai de dire que les sciences sont plus cultivées par des ouvriers que par des fabricans. Je ne connais peut-être pas parmi [6.1]ces derniers, un seul qui s’occupe d’histoire naturelle, et parmi la classe industrieuse se trouve M. Charn......, bon botaniste, M. Ball.., qui joint à des collections importantes, un vrai savoir ; et cependant de quel côté sont l’aisance, la fortune, le loisir nécessaires à ces études. Ceux qui, obligés de gagner leur vie par un travail assidu, et qui trouvent malgré cela du temps encore pour orner leur esprit, sont nécessairement des hommes d’une moralité exquise et d’un mérite supérieur.

Parmi les teinturiers, j’en connais qui ont en chimie des connaissances bien plus approfondies que les fabricans qui sont pourtant placés dans une position sociale supérieure ; mais à la fin, si les ouvriers se liguaient pour acquérir une supériorité réelle en talens, en savoir, en conduite, ou les rôles changeraient, ou les fabricans seraient eux-mêmes des hommes transcendans auxquels on se soumettrait volontiers, comme à ces aristocraties naturelles qui dominent le reste des hommes.

Dans une seconde lettre je détaillerai les moyens que les ouvriers pourraient adopter, pour parvenir à réaliser parmi eux, la révolution si favorable qui s’est faite à Glascow.

Tissier2,

Directeur de l’institution lyonnaise de commerce.

Notes ( LES OUVRIERS DE GLASCOW.)
1. Il s’agit ici de Thomas Thompson (1773-1852) et de Andrew Ure (1778-1857), tous deux chimistes à l’université de Glasgow. Ure va publier deux ans plus tard son ouvrage The Philosophy of Manufacturers.
2. Nicolas Tissier va publier chez Jérôme Perret, en 1833, un Prospectus d’une école industrielle pour les ouvriers. Les ouvriers de Glasgow.

 

 

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