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8 septembre 1833 - Numéro 36
 
 

 



 
 
    

AU RÉDACTEUR.

Monsieur,

Jai lu dans le n° du 4 août de l’Echo de la Fabrique, un article signé Pierre, qui, au milieu d’excellentes intentions, me semble renfermer des assertions tout-à-fait erronnées, et que je crois nécessaire de combattre. Elles sont d’autant plus graves qu’elles tendent, à mon avis, d’une manière directe à augmenter l’irritation des esprits, et certes il existe déjà assez de causes réelles à ce fâcheux état de notre industrie sans en chercher d’inexactes. J’ai donc espéré que l’esprit de conciliation et de vérité qui vous dirige, vous engagerait à accueillir mes observations.

M. Pierre, en disant que sous le règne de Napoléon les négocians firent d’énormes bénéfices en spéculant sur la baisse des façons, ajoute qu’ils faisaient croire aux ouvriers « que les Anglais nous surpassaient de beaucoup en fabrication, qu’ils vendaient à plus bas prix que nous, que le seul moyen qui restait pour soutenir une pareille concurrence c’était d’abaisser le prix des façons ; comme il était impossible aux ouvriers de vérifier le fait, ils crurent, se résignèrent, et les baissiers chantèrent le Te Deum. Mais tout-à-coup [3.2]la prohibition est levée, les étoffes de soie entrent librement en Angleterre, les négocians anglais accourent dans notre ville, y font des achats considérables, font de fortes commandes, deux ou trois mille métiers battent pour eux, la baisse n’en continue pas moins. L’Angleterre donne un démenti formel aux baissiers ; ils n’en rougissent pas ; s’ils perdent l’Angleterre ils retrouvent Zurich, qui, au moyen des quinze cents métiers qu’elle possède et de ses ouvriers qui travaillent presque pour rien, va bientôt faire chômer nos 40 mille ; excellente raison pour baisser encore, puisqu’il faut lutter contre un pareil concurrent. » Et plus bas : « Que MM. les anciens négocians considèrent que leurs plus funestes concurrens ne sont ni à Londres, ni à Berlin, ni à Zurich, mais à Lyon. »

Nous partageons tout-à-fait l’indignation de M. Pierre contre les baissiers d’alors et d’à-présent, et nous ne saurions marquer d’un sceau assez infâme ceux qui abusent de leur position sociale pour exploiter ceux qui ont besoin d’eux ; nous sommes aussi complètement de son avis sur les effets de la concurrence, et nous désirons vivement que la liberté illimitée du commerce, si long-temps prônée, puisse disparaître devant un régime meilleur ; mais, pour arriver à ce résultat, il nous faudrait un gouvernement autrement organisé que celui sous lequel nous avons le bonheur de vivre. Ce n’est pas d’ailleurs ce dont je veux m’occuper aujourd’hui ; la question est immense, j’y pourrai revenir plus tard.

Mais, si nous sympathisons avec les idées de M. Pierre quant à la guerre intestine que se font si immoralement les industriels, nous ne sommes plus d’accord en ce qui touche la concurrence étrangère. M. Pierre peut avoir raison pour le temps où régnait Napoléon, et Lyon pouvait peut-être ne pas avoir à craindre l’industrie de ses voisins. Les gouvernemens d’alors, saisis d’une seule idée, le renversement du principe démocratique en France, songeaient peu à réglementer l’industrie et à en encourager l’essor. Mais une fois la légitimité raffermie sur le trône, rassurés qu’ils furent contre ce volcan perpétuel, leur terreur encore aujourd’hui, les divers gouvernemens de l’Europe essayèrent à rétorquer contre la France l’argument du système continental, et les prohibitions de tous genres, parquant les peuples dans une redoutable enceinte de douaniers et d’amendes, les forcèrent à se suffire à eux-mêmes et à chercher dans les efforts de leur industrie ce qu’un facile commerce d’échange leur avait procuré jusqu’alors. C’est de ce jour que des fabriques de soierie s’élevèrent en Angleterre, en Prusse, en Italie, en Suisse et jusqu’en Russie. Les rigueurs des frontières ne purent empêcher l’exportation des Jacquards, et des étoffes rivales vinrent lutter contre les nôtres. Elles le firent d’abord avec un désavantage marqué, mais on va vite dans la voie du perfectionnement, et maintenant toute concurrence est impossible avec l’ Italie et la Suisse. Comment lutter en effet contre Florence qui donne des serges tout cuit, en belle qualité et en 24 pouces de large, à 2 fr. 20 c. l’aune ?

Les Zuriquois vendent 2 fr. 70 c. les gros de Naples qu’il nous est impossible de céder à moins de 3 fr. 10 à 25 c. ; d’où peut provenir une telle différence ? De plusieurs causes sans doute ; dont je vais analyser quelques-unes ; mais je tiens à constater, puisque c’est le principal objet de cette lettre, que, loin d’être un fantôme, la concurrence étrangère est une effrayante vérité, et qu’il est important de prendre des mesures promptes et énergiques.

[4.1]On parle souvent des manufactures de Zurich, du grand nombre d’ouvriers qu’elles emploient, de l’économie qui doit résulter du travail ainsi concentré en peu d’espace, etc., etc. Il y a là du vrai et du faux. Il n’existe à Zurich qu’une quinzaine de fabriques ; sur ces quinze, trois ou quatre seulement font des affaires colossales, une seule est organisée en manufacture, et le nombre des ouvriers qu’elle emploie n’excède pas 300. Cette maison a ainsi que ses confrères le reste de ses métiers hors de Zurich. On ne trouverait pas un métier battant à Zurich ; tous sont disséminés dans la campagne dans un rayon de 5, 6 et même 10 lieues de la ville. Ces ouvriers ne paraissent jamais chez le négociant qu’ils ne connaissent point ; pour leur servir d’intermédiaire il existe une classe de pourvoyeurs de métiers ou contre-maîtres, qui seuls ont affaire au négociant, reçoivent les pièces, en font soigner la confection, les rendent fabriquées, et en supportent la responsabilité. Chaque négociant n’a pas plus de 10 à 20 contre-maîtres, et deux de ces négocians m’ont assuré avoir, en 1831, fait battre jusqu’à 2,000 métiers. L’ouvrier gagne de 12 à 13 sous par jour, et est très content de son salaire. Deux mots suffiront pour le faire comprendre.

Tout gain est relatif ; si l’ouvrier, sur 15 sous n’en dépense que deux, il aura, sans contredit, plus gagné que celui qui sur 50 en dépense 40, et la proportion n’est pas exacte de nos ouvriers à ceux de Suisse ; à Zurich les femmes seules passent la navette, les hommes vont aux champs, sèment, labourent, font vivre leurs familles, les femmes les font gagner. Arrivent les moissons, les métiers sont couverts, femmes, enfans, tout abandonne l’occupation habituelle pour aller aider au père, et les travaux restent suspendus pendant 8 ou 15 jours. Les impôts sont presque nuls, la vie à la campagne est d’autant plus frugale qu’elle est plus salubre, les denrées d’autant moins coûteuses qu’on est plus près du sol qui les produit, les maladies ne viennent point décimer leurs jours et réduire leurs moyens d’existence ; aussi sont-ils satisfaits de leur travail. On conçoit qu’avec une organisation pareille les commissions doivent se faire attendre ; en effet, les négocians ne prennent pas une commande, même de dix pièces, à moins de 3 mois de terme ; mais on conçoit aussi, d’autre part, qu’avec des façons aussi minimes, des frais de maison aussi peu considérables (dans une des principales maisons de fabrique il n’y a pas plus de six employés), et des impôts aussi légers, nos concurrens de Suisse puissent donner la marchandise meilleur marché que nous, qui sommes écrasés sous les impôts de tous genres, atteints par toutes les sottises et bévues de nos gouvernans, puisque dans le régime actuel la solution accoutumée est une augmentation de paiement. Aussi les négocians étrangers préfèrent-ils accorder le délai exigé par les négocians de Zurich pour obtenir quelque avantage dans leurs achats.

Concluons de tout ce qui précède que notre organisation industrielle, grevée comme elle l’est par les charges publiques, nous rend impuissans à produire au même prix que nos voisins, et une fois pénétrés de la nécessité d’y porter remède, je suis convaincu qu’on en trouvera les moyens ; mais il faut avant tout être persuadé de l’urgence de la mesure.

J’espère, Monsieur, que les observations que je viens de vous soumettre, et que j’ai recueillies moi-même, pourront servir à jeter quelque jour sur celle question importante.

Agréez, etc.

Un de vos abonnés.

 

 

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