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25 décembre 1831 - Numéro 9
 

 




 
 
     

[1.1]Une souscription est ouverte au bureau de l'Echo de la Fabrique en faveur des blessés, des veuves et des orphelins des trois journées de novembre. Nous en appelons à toutes les ames généreuses, à ces cœurs philantropes qui ont secouru l'infortune jusques sur des rives étrangères et dont l'humanité ne manquera pas de venir au secours de leurs concitoyens malheureux.

LYON1.

La question sur les événemens de Lyon est toujours agitée par les journaux de Paris et des départemens ; pourtant ce qui paraissait un problème à résoudre, n'est plus aujourd'hui qu'une simple vérité. Chacun sait que les ouvriers ne peuvent pas vivre, et qu'il faut chercher le moyen d'adoucir le sort d'une classe trop nombreuse, pour être dédaignée. Chacun croit trouver le remède infaillible sans s'apercevoir qu'il ne raisonne que d'après son intérêt, et que sa logique peut s'expliquer par ce peu de mots : Je veux que l'ouvrier devienne heureux, mais qu'il ne m'en coûte rien. C'est ainsi que le commerçant éludant toute augmentation de salaire en appelle, dans sa bonté, au gouvernement pour qu'il ôte toutes les charges qui pèsent sur la classe pauvre. C'est ainsi que d'autres parlent d'établir des caisses d'épargnes, comme si l'ouvrier qui ne peut acheter du pain, peut placer de l'argent et le convertir en rentes sur l'état. Beaucoup enfin, et ceux-ci ne sont point propriétaires, disent que les loyers sont trop chers, qu'il faut qu'on les diminue, et que les ouvriers laissent pardevant MM. les négocians tant [1.2]par cent de leur salaire, afin d'avoir une caisse de réserve pour payer les termes. Toujours des sophismes et rien que des sophismes ! et on en revient sans cesse à ôter à l'ouvrier, mais pas un seul de ces philantropes, de ces économistes, ne dit de lui donner davantage.

Mais, de bonne foi, croit-on que l'artisan soit dupe de ces visions ? croit-on qu'il ne calcule pas ce que lui feraient par jour 20 francs qu'on lui ôterait sur son loyer par année, et 10 c. par bouteille de vin sur trois qu'il consommerait par semaine ? Sans doute que cela, joint à une augmentation de salaire, pourrait améliorer son sort ; mais tant que l'ouvrier ne gagnera, à Lyon, que 1 fr. 15 à 1 fr. 25 c. par jour, il ne pourra vivre. Il est vrai que des hommes le regardent comme un être tellement inférieur, qu'on ne doive point s'occuper de lui, et qui croient l'avoir vaincu, terrassé, quand ils ont dit : C'est un prolétaire. L'ouvrier aujourd'hui sent sa dignité et connaît sa force. Qu'on l'appelle peuple ou prolétaire, peu lui importe ; il sait qu'il est nécessaire dans l'organisation sociale, et que par conséquent il doit avoir part aux biens de cette vie.

Que le Journal des Débats ait eu l'impudence de le placer au-dessous des barbares du Caucase et des déserts de la Tartarie, l'ouvrier, le prolétaire méprise ces calomnies2. On croira peut-être que les patrons de cette feuille, qui se sont prosternés devant le soleil de toutes les époques, se passent facilement de ces hommes qu'ils insultent ? pas du tout, ils en ont besoin à chaque instant : ce sont des prolétaires qui leur confectionnent ces lits somptueux où ils passent délicieusement les nuits, que l'artisan, sur un méchant grabat, passe dans les gémissemens, [2.1]et ces tilburys élégans qui leur servent le jour à éclabousser l’artiste qui y a prodigué les richesses de son art…

Ce langage paraîtra ridicule à ces écrivains qui ont épuisé leur rhétorique pour insulter le peuple en style pompeux ; mais nous n’en rabattrons pas un seul mot ; et nous croirons que l'ouvrier est utile, et même très-utile, tant qu'il leur faudra un fileur pour la laine et un tisseur à Sédan pour leur fournir un manteau ; tant qu'il leur faudra un laboureur, un meunier et un boulanger pour que leur table ne soit pas sans pain. Que ces messieurs fassent vœu de n'avoir pour tout vêtement qu'une peau de mouton, et pour toute nourriture que des glands, alors les ouvriers iront se reléguer sur les plateaux du Caucase et dans les déserts de la Tartarie, pour faire place à d'autres hommes qui, devenus prolétaires à leur tour, seront moins barbares que le bon citoyen, le père de famille élevant ses enfans pour l'amour de la patrie, à laquelle il lègue quelquefois des Lannes et des Murat, des Massillon et des Maury.

Depuis nos fatales journées1, sur lesquelles long-temps encore nous verserons des larmes sincères, depuis ces journées désastreuses nous appelons à grands cris la réconciliation entre l'ouvrier et le commerçant. Nous avons annoncé, dans notre dernier Numéro, qu'elle s'opérait lentement, à la vérité, et qu'elle ne pouvait être aussi prompte et aussi unanime que tout bon citoyen le désirerait ; mais nous sommes forcés de le dire, à notre grande douleur, peut-il en être autrement, quand tous les jours notre ville retentit des plaintes de vexations, de maltraitemens ;... quand, animés par le courage du désespoir, les malheureux qui avaient sacrifié à leur ressentiment pour sauver de la dévastation les propriétés et de la mort leurs provocateurs, sont tous les jours en butte à la même misère, que dis-je ? en proie au même désespoir ?

On a vu, pour calmer une première effervescence, pour satisfaire à peine les besoins de quelques jours, faire des distributions de pain, de viande, donner un peu de charbon, tout cela distribué, il est vrai, avec le discernement du plus ou moins de misères ; mais est-ce là une amélioration du sort de la classe ouvrière ? Une fois la consommation faite, et il n'a pas fallu long-temps, cette classe infortunée n'aura-t-elle prolongé que de quelques instans une frêle et pénible existence ? Les mêmes dons se renouvelleront-ils tous les jours ? nous ne le pensons pas ; et les généreux philantropes qui ont bien voulu contribuer, au premier signal, à apaiser la faim ambulante dans notre cité, seront-ils toujours à même de faire les mêmes sacrifices ? Ne diront-ils pas plutôt à MM. les négocians :

« Pour le bien public, dans l'intérêt de l'humanité, en un mot, pour soulager nos frères malheureux, nous nous sommes de suite imposé le rigoureux devoir d'empêcher le mal en faisant le bien ; mais vous, égoïstes, sangsues de vos concitoyens, de vos ouvriers ; qui n'avez pas répugné, après les avoir réduits tous à l'extrême détresse, tous, pères, mères, enfans ; qui n'avez pas, dis-je, rougi, croyant décimer le nombre de vos accusateurs, de les provoquer à un combat que le désespoir seul leur a fait accepter ; que ne faites-vous, de votre coté, un sacrifice à l'amour-propre ! que ne rachetez-vous, par un acte de désintéressement, la réconciliation, l'estime et bien plus la reconnaissance de ceux que vous forcez encore à mourir de faim : de ceux qui, dans cet état, ne peuvent [2.2]et ne doivent réclamer qu'à vous ! Ce n'est pas une aumône qu'ils sollicitent, c'est de l'ouvrage et le salaire raisonnable de cet ouvrage ; ils veulent vivre, non pas en oisifs, pour qui les dons du passant ou des maisons de charité sont le plus souvent un aliment à la fainéantise ; ils veulent vivre, mais vivre en travaillant. »

La rougeur, personne ne l'ignore, monte au front du vrai Français, s'il lui arrive d'être forcé, non pas d'avouer, il mourrait plutôt, mais de faire connaître, seulement indirectement, un besoin même de plusieurs jours ; et si, d'après quelques demi-mots, toujours assez significatifs pour le philantrope zélé, pour un ami peut-être, une offre lui est faite, il ne l'acceptera que quand il aura obtenu la certitude que ce n'est que par amitié et non par aumône qu'on lui fait telle ou telle proposition. Voilà le caractère et le cœur français, voilà le caractère et le cœur des ouvriers de Lyon !

Réfléchissez-y donc, MM. les négocians, et que cette dureté, cette inflexibilité de comptoir, filles de l'égoïsme et de la cupidité, viennent enfin se briser une fois, et pour la première, contre la franchise et la bonne foi de la misère outragée, de la faim irritée !!!

Nous sommes assurés et nous l'annonçons avec empressement, qu'une foule d'hommes de bien de toutes les classes cherchent avec ardeur les moyens d'améliorer, sous tous les rapports et d'une manière solide et durable, le sort des ouvriers. MM. les membres de la société du Bazar polonais et de la société de travail et de secours ont particulièrement, entre eux, de fréquentes conférences à cet égard. Le résultat de leur premier travail ne tardera pas à être connu.
(Communiqué.)

Une personne, digne de foi, nous a rapporté que les membres du comité polonais avaient le projet de former les ouvriers en soie en société de bienfaisance, organisée sur les bases de la société protestante de prévoyance et de secours mutuels1. Personne plus que nous ne rend justice à la philantropie du comité ; personne plus que nous n'a admiré sa constance à soutenir le courage malheureux, et nous croyons que dans cette dernière circonstance il apportera le même zèle pour le bien de la classe ouvrière.

Mais les philantropes qui le composent nous permettront quelques réflexions qui pourront les éclairer ; elles seront dictées par la bonne foi, et si quelques expressions employées par nous venaient à blesser les convenances, nous les prions de croire que telle n'aura pas été notre pensée.

Nous avons médité ce mode d'association et nous y trouvons de très-bonnes choses, telles que l'organisation par arrondissement avec un chef, les arrondissemens subdivisés et surveillés par des sous-chefs, le mode de perception de la cote mensuelle dans chaque arrondissement, et la formation d'un sous-comité où se discutent en premier ressort les intérêts des sociétaires.

Mais ce qui est bon dans la société protestante peut être très-nuisible pour la société des ouvriers en soie : l'organisation, par exemple, du grand comité. Lorsque les ouvriers protestans se rassemblèrent, ce fut dans un but religieux-philantropique. Des noms honorables vinrent s'associer à cette œuvre et en prirent la direction ; les ouvriers la leur abandonnèrent, parce qu'ils étaient convaincus que ceux qui se plaçaient en tête de l'association [3.1]n'abuseraient jamais de leur position pour les opprimer, puisque le but n'avait rien d'industriel. Les ouvriers protestans leur laissèrent envahir le pouvoir, si l'on peut s'exprimer ainsi ; dès-lors, les membres du grand comité se nommèrent entre eux sans la participation des sociétaires. Nous l'avons déjà dit, cela peut être très-bon dans la société protestante : des noms honorables, des sociétaires qui donnent et ne reçoivent pas ; un comité qui fait tous les frais sans en demander le remboursement ; voilà sans doute de grands avantages ; mais en serait-il de même dans la société des ouvriers en soie ? Ne pourrait-il pas arriver que le comité, composé d'abord d'hommes étrangers à la fabrique, fût, avec le temps, composé de fabricans qui, se nommant eux-mêmes, perpétueraient leur pouvoir, et finiraient par le rendre tyrannique ? A Dieu ne plaise que nous voulions blâmer les intentions ! mais quand on fonde une société, on doit penser autant à l'avenir qu'au présent.

Dans la société protestante le grand comité peut refuser ou accorder les secours, d'après le rapport, il est vrai, du sous-comité ; mais qu'il les refuse ou qu'il les accorde, ses décisions sont sans appel. Ainsi, supposons le grand comité des ouvriers en soie, composé de fabricans ; l'ouvrier qui osera lever la tête et réclamer son salaire peut encourir sa disgrâce, et plus tard ce comité lui refusera le bénéfice que le règlement accorde ; tandis qu'un autre ouvrier qui se plaindra, en s'humiliant, du bas prix de son ouvrage, seule cause de sa misère, obtiendra des secours, parce qu'il aura consenti à travailler à tout prix. Nous ne voulons pas dire ici que la majorité des négocians fût capable de tels actes, pourtant nos prévisions pourraient se réaliser, et l’on doit éviter dans une société philantropique tout contact d'intérêts. Ainsi, ceux qui connaissent leurs besoins doivent seuls former leur société, et choisir parmi eux les chefs ou syndics, les percepteurs et tous ceux à même d'y remplir une fonction quelconque.

Nous engageons donc les ouvriers à s'organiser légalement en société de bienfaisance, et les hommes étrangers à leur classe à ne figurer dans les cadres que comme les sociétaires honoraires protestans.

L'honorable M. Fulchiron, député du Rhône, a dit à la chambre des députés, dans la séance du 19 décembre, « que ce n'était pas la misère qui avait poussé les ouvriers de Lyon, puisque les plus minces journées étaient de 28 à 32 sous, et que quelques ouvriers touchaient jusqu'à 5 francs. »1

N'en déplaise à M. le député du Rhône, il faut qu'il ait été trompé par quelques personnes intéressées, ou c'est dans un rêve un peu ministériel qu'il a puisé que les ouvriers de Lyon touchaient jusqu'à 5 fr. par jour. Nous allons mettre sous les yeux de nos lecteurs un tableau qui pourra les désabuser de l'impression qu'auraient pu faire sur eux des paroles tombées au hasard de la tribune nationale.

Le petit gros de Naples, dit d'Allemagne, qui se payait 40 à 45 c., a été fixé par le tarif de 55 à 60 c. l'aune pour le chef d'atelier qui, propriétaire des métiers, fournit les harnais, accessoires, etc., et loge ses ouvriers. La journée ordinaire d'un bon ouvrier est de quatre aunes. Le chef d'atelier a toujours payé la moitié du prix à ce dernier, et lorsqu'un ouvrier tisse 4 aunes de gros de Naples, il gagne donc 1 f. 20 c. ; il faut déduire, pour les fêtes, les dimanches et le temps perdu pour le manque de matières, au moins 80 jours, il ne reste plus que 280 [3.2]jours de travail, qui font, à 1 fr. 20 c. pour chaque jour, un total de 336 fr. par an, ce qui donne à-peu-près 89 c. par jour.

Nous demanderons à M. le député du Rhône si avec 89 c. par jour on peut vivre à Lyon, où tout est fort cher ; et s'il croit qu'il faille s'y créer des besoins factices pour engloutir une pareille somme ?...

Passons maintenant à la position du chef d'atelier, et supposons qu'il soit possesseur de trois métiers : quel est son bénéfice sur deux métiers occupés par des ouvriers ? et quel est le produit du sien qu'il fait mouvoir ?

Voici d'abord les frais à la charge du chef d'atelier :

Au plieur, pour une pièce de gros de Naples. : 0 f. 60 c.
Pour remettage ou torsage : 3 f. 
Pour dévidage des trames, terme moyen, pour une pièce de 100 aunes, à 20 grammes
par aune, 2,000 grammes à 4 fr. les 1,000. : 8 f.
Pour cannetage, à 5 c. par aune : 5 f.
Pour l'usure des harnais, remisses, navettes, etc. : 5 f.
[Total :]2 21 f. 60 c.

Pour tissage de 100 aunes à l'ouvrier. : 30 f.
Dépenses : 51 f. 60 c.
La pièce de 100 aunes, au prix du tarif, à 60 c., se monte. : 60 f.
Reste de bénéfice au chef d'atelier. : 8 f. 40 c.
Ainsi, un chef d'atelier a, d'après le tarif, 8 c. par aune.
Bénéfice de deux métiers travaillant toute l'année : 178 f. 80 c.
Produit net du métier que le chef d'atelier fait mouvoir : 425 f. 40 c.
Total : 604 f. 20 c.

Voilà le gain avec lequel M. Fulchiron prétend qu'on peut vivre. Pour toute punition, nous souhaitons à M. le député qu'il soit obligé de vivre avec le double, et nous doutons que son raisonnement soit alors le même. Nous ne mettons pas ici en tableau une femme, des enfans, ce sont des êtres qui ne comptent pas dans les calculs de M. le député. Nous ne parlons pas non plus du loyer, du chauffage, des vêtemens et de toutes les choses nécessaires à la vie : les maîtres et ouvriers en soie ne doivent ni se chauffer, ni se vêtir, et encore moins payer leur location. Voilà la solution du discours de l'honorable député du Rhône.

Quand M. le député saura que le compte que nous venons de faire ne repose que sur le prix porté au tarif, que quelques négocians paient réellement, mais que malheureusement un trop grand nombre ne suivent pas encore ; alors, il ne s'étonnera plus si, dans Lyon, les propriétaires, boulangers, épiciers, etc., ont pris parti pour les ouvriers ; il saura que ces derniers ne consommant plus, resteront long-temps leurs débiteurs de sommes très-fortes, et que peut-être ils seront dans l'impossibilité de jamais solder.

AVIS AUX CHEFS D’ATELIERS ET AUX OUVRIERS EN SOIERIE.

Nous devons signaler à ceux dont nous avons été et serons les zélés et constans défenseurs, un moyen tout récemment employé par MM. les négocians pour tromper [4.1]leur crédulité et leur bonne foi, et les mettre par-là en opposition évidente à la connaissance de leurs véritables intérêts et des abus sans nombre, pour ne pas nous servir d'une autre expression peut-être plus convenable, dont ils sont tous les jours les malheureuses victimes.

Plusieurs agens ou commis de quelques maisons de commerces, en ronde pour la visite journalière de leurs métiers, après s'être assurés que les maîtres ou les ouvriers qu’ils occupent sont abonnés à l’Echo de la Fabrique, ou seulement lecteurs de ce journal, les menacent, dans leur impudeur, de ne leur plus fournir de travail s'ils continuent à recevoir ou lire une feuille qui ne tend qu'à mettre la désunion entre deux classes inséparables par leurs intérêts réciproques.

Or, nous le demandons, nous en appelons à la bonne foi de tous nos lecteurs : Où est la provocation à la désunion ? Et si parfois ils rencontrent quelques passages un peu acerbes, ne sont-ils pas toujours que trop motivés, et ne laissent-ils pas voir de suite d'où est partie la première flèchei ?

Nous espérons que MM. les chefs d'ateliers et ouvriers feront justice de cette escobarderie de nouvelle espèce. Au reste, nous croyons toute recommandation superflue de notre part ; chefs d'ateliers et ouvriers, tous comprennent suffisamment leurs intérêts pour ne pas laisser exclusivement le droit de les prendre et de les discuter à ceux qui, à chaque minute de chaque jour, ne rêvent que les moyens de les rendre de plus en plus malheureux. La conduite de quelques-uns, depuis nos jours de malheurs, en est une preuve des plus authentiques !


i Nous nous dispenserons de citer quelques noms de négocians qui sont venus à notre bureau déclamer contre les abus existans dans la fabrique, faire l’éloge du journal et s’y abonner, et qui dehors tiennent le langage que nous venons de rapporter.

AU RÉDACTEUR.

Lyon, le 15 décembre 1831.

Monsieur,

Lorsque chacun gémit encore sur les scènes qui viennent d'ensanglanter notre industrieuse cité et porter un coup si terrible à son commerce ; au moment où chacun doit chercher à faire oublier les causes qui ont amené de si funestes effets, pourquoi faut-il qu'il se trouve encore de ces hommes pour qui les leçons de l'expérience restent toujours sans fruit ?

Les ouvriers en soie, comme on le sait, ont été poussés à l'insurrection, bien moins par l'inexécution du tarif que par les vexations continuelles qu'ils essuyaient journellement de la part d'une partie de MM. les fabricans. Après avoir payé si cher les mauvais traitemens qu'ils faisaient endurer à leurs ouvriers, il est pénible de voir renouveler par quelques-uns ces actes arbitraires si préjudiciables aux intérêts de tous. C'est d'après cette considération, et pour satisfaire au désir de plusieurs fabricans qui ne veulent pas que les bons pâtissent des fautes des mauvais, qu'il faut signaler à l'opinion publique la conduite du sieur B..., fabricant de schals, rue des Capucins, n°1.

Voici le fait :

Dans sa fabrique, malgré que le sieur B... paye les façons au-dessous du cours ordinaire, il exige encore (le croirait-on ?) que l'ouvrier, en recevant une pièce, achète un de ses schals rebuts, dans le prix de 30 fr. ; [4.2]point d'ouvrage sans cela. Beaucoup de maîtres-ouvriers, comme on le pense bien, ont refusé net l'ouvrage accordé à des conditions aussi onéreuses qu'injustes. Plusieurs pourtant, pressés par le besoin, ont été forcés d'accepter, préférant devoir à un travail ingrat un morceau de pain noir, plutôt que d'être obligés de l'implorer à la pitié !!!

Quel nom pourra flétrir assez un homme qui spécule ainsi sur la faim d'un malheureux ! Est-ce par de pareils procédés qu'on pense faire cesser ces cruelles dissensions du corps social ? Est-ce ainsi qu'on pourra cicatriser les plaies encore saignantes qui affligent notre débile commerce ? Ah ! qu'on y songe bien ! pour raffermir ce commerce encore chancelant après la terrible commotion qu'il vient d'éprouver, il faut rétablir au plus tôt l'harmonie entre le chef et l'ouvrier. Que nos fabricans soient donc désormais moins égoïstes, plus doux, plus généreux ; alors, le commerce pourra refleurir dans notre cité. L'arbitraire et le despotisme ne doivent peser aujourd'hui sur aucune classe de la société ; le peuple maintenant connaît ses droits, on lui a laissé connaître aussi sa force. Pour les soutenir, il s'est émancipé, et ne se laissera plus traiter en vil esclave.

En attendant de votre philantropie que vous donniez de la publicité à cette lettre écrite dans l'intérêt général, je suis, Monsieur, avec la plus parfaite considération,

Votre dévoué concitoyen,

C..., commis-fabricant.

On lit dans plusieurs journaux la lettre suivante :

Lyon, le 20 décembre 1831.

Monsieur,

En acceptant la préfecture du Rhône, après plusieurs jours de refus, j'ai fait au roi et au pays le sacrifice de mon indépendance, de mes goûts, de mes habitudes, de mes affections, de ma santé et d'importans intérêts privés. Dans les trop déplorables événemens de Lyon, j'avais ajouté celui de ma vie pour maintenir l'autorité royale sur une grande population en partie égarée, et qu'il eût été dangereux d'abandonner à la fermentation de ses idées et aux perfides suggestions de la malveillance. Je ne mettais à mon dévouement qu'une borne qu'un honnête homme ne doit jamais franchir ni laisser franchir. M. le président du conseil vient de la renverser... Quand il n'est pas admis par un gouvernement que l'honneur de ses agens, du moindre citoyen, lui est aussi sacré que les lois divines ; quand il l'immole au besoin de cacher ses propres fautes et de soulager sa responsabilité, il y a perturbation de la morale publique, les ressorts de l'autorité se relâchent, le désordre commence et ne peut finir que par l'anarchie ou la tyrannie.

De deux choses l'une : ou les reproches qui me sont adressés par M. le président du conseil sont fondés, ou il n’y croit pas lui-même. Dans le premier cas, il y a prévarication et lâcheté à ne m'avoir pas encore destitué, et à m'avoir même annoncé hier que je ne le serais pas ; dans le second cas, que penser de sa franchise et de sa loyauté dont il parle si souvent ?

Eh bien ! je vais au-devant de ses disgrâces en priant le roi, par une supplique que je lui adresse, de vouloir bien accepter ma démission de la préfecture du Rhône.

Il faudrait que je n'eusse pas une goutte de sang généreux dans les veines, pour consentir à faire partie un seul instant de plus d'une pareille administration. J'ai besoin d'ailleurs de toute ma liberté pour répondre à M. le président du conseil et à M. le ministre du commerce. Je vous prie, Monsieur, de m'ouvrir, à cet effet, les colonnes de votre journal. J'en ai pour plus d'un jour.

Agréez, etc.

Bouvier Du Molart.

Les dames de Metz viennent de donner un exemple qui trouvera sans doute beaucoup d'imitateurs. Touchées de l’état de misère et de détresse auquel sont réduits les ouvriers des manufactures lyonnaises, elles se sont réunies pour ouvrir une souscription dont le [5.1]montant sera employé dans des commandes de soieries de Lyon. Toutes les nuances d'opinions, toutes les autorités se sont accordées pour encourager cette œuvre de bienfaisance et de patriotisme. Chaque dame a souscrit pour une robe qui peut valoir de 40 à 80 fr. Si, dans chaque grande ville de France, on en commandait seulement 2 ou 3 cents, et si Paris suivait cet exemple, en proportion de sa richesse et de sa population, on aurait bientôt ranimé, pour quelque temps du moins, l'industrie lyonnaise, et les malheureux ouvriers auraient cet hiver du feu et du pain.

Un modèle des bordereaux de Metz nous sera envoyé : nous le communiquerons à ceux qui voudraient se mettre à la tête d'une semblable souscription.
(National.)

Cette grande et admirable leçon de sympathie serait-elle perdue pour le sexe aimable de Lyon, qui, jusqu'à présent, avait le premier donné l'exemple de la générosité pour toutes les infortunes ? Resterait-il insensible à celles qui pèsent sur de malheureux ouvriers ses concitoyens, et sourd à la voix de la capitale de la Lorraine, qui lui crie : « Fallait-il que l'honneur de l'initiative pour le soulagement de vos proches, fût réservé aux dames d'une ville que cent vingt lieues séparent de la vôtre ? »

Nous ne doutons nullement de l'empressement des dames lyonnaises à secourir les malheureux de notre cité industrieuse : si elles ont cédé le pas aux dames messines, en revanche, plus près du théâtre de la misère, elles avaient fait, aux premiers accens de douleurs, de grands sacrifices ; et ces sacrifices ne les empêcheront pas, pour cela, de souscrire à une détermination aussi éminemment philantropique, que la détresse de la seconde ville du royaume suffirait seule pour encourager.

Vous avez vu, ces jours derniers, distribuer sur la place publique et dans les carrefours, un imprimé de quatre belles pages ? Sans doute vous en avez été effrayé ? Eh bien ! vous avez eu tort ; c'était seulement un joli article extrait du Courrier de l'Ain, ayant pour titre : Aux amis de l'industrie, sur les événemens de Lyon. Vous allez penser, d'après ce titre, que ce petit écrit est en faveur d'une classe malheureuse ? eh bien ! vous vous trompez encore ! c'est tout simplement une supercherie jésuitique de MM. les … Oh ! je ne veux pas achever ! M. G… m'accuserait de provoquer à la haine. Enfin, vous croirez au moins que cette petite galanterie invite tous les citoyens à la concorde et à l'oubli du passé ? pas du tout. On y lit des phrases que nous, qui sommes des provocateurs, nous ne voulons pas citer. Nos lecteurs attendent avec impatience qu'on leur dise ce que c'est que cet écrit. Le voici : Des barbaries atroces ; des ouvriers qui ont refréné le brigandage ; la concurrence de la Suisse ; une populace renversant dans le sang et la boue les rangs et les fortunes ; qui achètera des livres dans un pays où chacun, inquiet sur son existence, devra renoncer aux plaisirs de l'esprit ? l’ouvrier ne gagnait point assez, mais sous l'empire il a été plus pauvre ; aujourd'hui les ouvriers peuvent devenir maîtres et les maîtres négocians ; le dimanche et le lundi où les ouvriers sortent de leurs ateliers, voient se consommer le salaire de la semaine entière ; fidèles à leur imprévoyance, ils vivent toujours pauvres ; le théâtre, le jeu, la loterie, les lieux publics offrent partout des écueils où se perdent leurs mœurs ; ces besoins artificiels crient plus haut que les besoins réels, et sont cent fois plus insatiables…

Voilà tout ce que nous avons compris dans cet écrit imprimé par souscription et distribué avec grâce par [5.2]quelques messieurs dont nous ne voulons pas retracer la tournure, de peur de faire crier houra ! contre notre feuille provocatrice.

AVIS A LA POLICE DE LA VOIRIE.

Depuis long-temps on voit au travers du quai des Célestins, de longues rames vulgairement appelées empeintes ; si elles n'y restaient que le jour, passe ; parce que le jour on aperçoit et on peut éviter les obstacles qui se présentent ; mais les nuits, dans l'hiver surtout, où elles sont le plus souvent très-sombres à cause des épairs brouillards de la saison, comment se mettre à l'abri d'une chute plus ou moins grave, et de laquelle pourrait résulter quelquefois la mort de l'individu ? La voirie laisserait-elle tomber en désuétude les ordonnances ou réglemens de police municipale ?

CONSEIL DES PRUD'HOMMES.

Séance du 22 décembre.

La séance a été présidée par M. Second. Plus de cinquante causes y ont été appelées ; mais toutes en général ont offert peu ou point d'intérêt. Beaucoup de demandes en résiliation d'engagemens d'apprentis, plus ou moins fondées, ont été reçues et annullées pour motifs insuffisans. Celle de M. Guerre contre M. Treumann, facteur d'instrumens à cordes et à vent, a provoqué l'attention, parce que les causes sur lesquelles elle était appuyée, ne se présentent heureusement pas souvent.

Après quelques instans de débats, M. le président a rendu le jugement suivant :

Attendu qu'il est constant, d'après les renseignemens qui nous ont été fournis, que le sieur Treumann ne paraît que rarement dans son atelier ; qu'il ne peut donc démontrer suffisamment et dans le laps de temps stipulé dans les conventions entre lui et le père de famille, ce qui concerne toutes les parties de son art :

Attendu que la conduite du sieur Treumann est peu en harmonie avec le bon exemple que doit donner un maître à ses apprentis, le conseil autorise le sieur Guerre à retirer sur-le-champ son fils de chez le sieur Treumann, sauf à allouer à ce dernier la somme de 25 fr. à titre d'indemnité simple.

Avant cette affaire avait été appelée celle de Mme Bouillet contre M. Besset, négociant. Voici le fait :

Le 10 novembre Mme Bouillet reçut du sieur Bouchard, commis chez M. Besset, une disposition pour un métier de grenadine. Le métier disposé, il s'agissait d'avoir la pièce ; un mois s'était écoulé en courses et en sollicitations inutiles, et la dame Bouillet, lassée enfin, est venue réclamer ses frais de montage et son temps perdu.

M. Besset, interpellé, assurait n'avoir eu aucune connaissance de la disposition donnée par son commis ; il alléguait pour cela une prétendue absence, qui aurait par conséquent duré plus d'un mois. Il s'est retranché ainsi derrière son commis qui a bien voulu assumer toute la responsabilité de cette affaire. Ce dernier a avancé que la dame Bouillet ne s'était pas présentée au jour qu’il lui avait assigné ; cette circonstance aurait été démentie par plusieurs témoins, entr’autres par l’ourdisseuse même de M. Besset, si le tribunal l’eût exigé.

[6.1]Mais le conseil, faisant droit à la demande légitime de la dame Bouillet, a condamné le sieur Besset à lui payer à titre d'indemnité la somme de 20 fr.

Des bravos partis du fond de la salle ont provoqué de M. le président ces mots énergiques : Il n’est pas besoin de bravos, quand on rend la justice.

NOUVELLES DIVERSES.

Le Courier anglais dit qu'on appréhendait un mouvement insurrectionnel parmi les ouvriers tisseurs des fabriques de soierie de Berthnas-Green et de Coventry, où cette branche d'industrie se trouvait dans une ruine complète ; et qu'une députation des fabricans de soieries de ces deux villes était arrivée à Londres pour conférer avec lord Anckland, président du bureau du commerce.

Nous extrayons d'une lettre de M. Chateaubriand à la Revue européenne1 cette phrase remarquable :

« Un temps viendra où l’on ne concevra pas qu'il fut un ordre social dans lequel un homme comptait un million de revenus, tandis qu'un autre homme n'avait pas de quoi payer son dîner. Un noble marquis et un gros propriétaire paraîtront des personnages fabuleux, des êtres de raison. »
(Globe.)

Le Globe, après avoir rendu compte et cité quelques passages de l’ Histoire des colonies pénales d'Angleterre, par M. Ernest de Blosseville, termine ainsi son article :

L'Angleterre a jeté le réseau qui unit Londres à Georges-Town, les deux pôles communient, le jour de l'association universelle luira bientôt ; il arrive !… Et cependant la guerre existe encore, la guerre exerce encore ses ravages. Chassée des camps d'où les hommes se retirent, elle s'est jetée dans les rangs des industriels. La concurrence a succédé à la conquête militaire ; mais la concurrence est la guerre, car elle soumet l'homme à l'exploitation de l'homme : elle ruine le pauvre et enrichit le riche, elle tue le faible et fortifie le fort, elle écrase le travailleur et soulage l'oisif. La guerre existe, car… les bourgeois et les prolétaires, les maîtres et les ouvriers, les hommes et les femmes, tous se croient des droits, des intérêts divers, tous se craignent, se maudissent, se froissent ! La guerre existe encore !... Et cependant l'heure de l'association universelle a sonné…

Que les bourgeois aiment les prolétaires, ils les éclaireront, les enrichiront, et les prolétaires leur rendront les joies du cœur et de l'esprit et de la fortune.

Que les négocians aiment les ouvriers, ils les associeront à leur œuvre… et les ouvriers travailleront avec plus d'ardeur, augmenteront la richesse des négocians en même temps que la leur. Et alors… on ne verra plus des bourgeois consommer sans produire, et des prolétaires produire sans consommer ; on ne verra plus des négocians exploiter impitoyablement la misère et le besoin de leurs ouvriers, ni d'ouvriers conspirant la révolte sourde et à main armée, et la ruine de leurs négocians... Et alors la paix régnera dans l'état : l'oisiveté sera honteuse et le travail honoré…

On nous écrit de Nantes :

Il est encore un grand nombre de personnes qui nient la situation affreuse des classes les plus nombreuses et les plus pauvres de la société et qui ne veulent voir les causes de leur misère que dans leur mauvaise conduite.

[6.2]Voici des faits à leur opposer : nous en garantissons la rigoureuse exactitude.

En Bretagne, la journée d'un travailleur est de 75 c. ; les moindres familles ont deux enfans. Voici le budget de chacun de ces ménages :

L'année est de 305 jours ouvrables, à 75 c. : 228 f. 75 c.
Leur loyer leur coûte : 30 f.
Reste : 198 f. 75 c. pour nourrir et habiller quatre personnes : c'est 49 f. 50 c. pour chaque personne.

Qu'un bourgeois de Paris regarde ce calcul et qu'il réfléchisse...

Songez ensuite que l'impôt sur le sel, sur le tabac, sur les boissons, enlève un tiers de cette faible somme, et calculez ce qui reste, je n'ose dire pour vivre, mais pour ne pas mourir !...

Eh bien ! quatre cent mille personnes se trouvent dans cette situation dans une seule province de France.

quatre cent mille personnes vivent six jours de la semaine avec des pommes de terre cuites à l'eau, semblables à celles dont on nourrit les bestiaux chez les fermiers aisés !

quatre cent mille personnes vivent pour 19,800,000 f., un peu plus que ce que l'on demande pour la liste civile.

Et remarquez bien encore que pour atteindre la faible somme indiquée plus haut, il faut que le travailleur breton ne soit ni inoccupé ni malade....

Une maladie de quinze jours, c'est la mort de quatre personnes. Je dis la mort, j'en ai vu morts de faim. Que ceux qui doutent viennent, on leur trouvera bien un cadavre encore à montrer : les preuves sont journalières !
(Globe.)

On lisait, il y a quelques jours, dans le Dauphinois1:

« Un administrateur, dont le nom sera perpétué par la reconnaissance du peuple que les égoïstes disent ingrat, pour se dispenser d'être bienfaisans, M. Renauldon père a fondé dans notre ville, pour toutes les classes d'artisans et d'ouvriers, des associations de secours mutuels, où, au moyen d'une légère rétribution mensuelle, les associés trouvent des soins dans leurs maladies, et des secours dans leur misère, aussi étendus que le permettent les ressources de la communauté. »

Nous devons voir dans la fondation de M. Renauldon un motif puissant d'encouragement pour l'association générale des maîtres-ouvriers et ouvriers en soie de notre ville ; association dont le but n'est que de procurer des secours à ceux que des circonstances malheureuses priveraient ou du travail ou de la faculté de travailler. Sous peu, nous pourrons mettre sous les yeux de nos lecteurs le règlement dont sera muni chaque membre de l'association.

On lit dans le Courrier de l'Ain1, du 20 courant, un long article sur le dessèchement des marais. Il est écrit avec pureté de style, et fait ressortir tous les avantages qui résulteraient pour le pays, si les projets étaient mis à exécution. Nous regrettons de ne pouvoir le copier en entier ; nous n'en citerons que quelques passages, écrits particulièrement en faveur de la classe ouvrière et pauvre, qui trouverait dans ces travaux quelques adoucissemens à une grande misère.

Après avoir rendu compte des différentes maladies qui affligent la Bresse, l'auteur s'exprime ainsi :

« De tout temps on a bien compris où était le mal, et on a cherché à le combattre : il n'est même sorte d’encouragement [7.1]qui n'ait été offert. Henri IV à la mémoire populaire, Henri IV au cœur de citoyen, avait eu la grande pensée de faire dessécher tous les marais de France. Les considérans de ses édits attestent qu'il avait senti toute la portée de la question. Il voulait rendre d'immenses terrains à l'agriculture, et anéantir les épidémies qui décimaient les habitans ; parce que, dit-il dans son premier édit, la force et la richesse des rois et princes souverains consiste en l'opulence et le nombre de leurs sujets.

On fit de grands efforts sous ce bon roi ; et ses successeurs n'ont pas refusé de continuer la protection qu'il avait accordée aux entrepreneurs de desséchemens… Napoléon pensa aux marais et ordonna même la plantation des dunes ; mais ce temps de gloire fut trop court pour être un temps de prospérité.

Comment se fait-il qu'avec de si grands moyens, et tant de puissance, on ne soit pas parvenu à purger la France de ses marais ? C'est qu'il fallait un grand ressort, et ce ressort, c'est le génie d'entreprise et d'association, riche d'activité, rempli de ressources, qui ne voit que le but et qui y arrive toujours, parce qu'il y marche avec persévérance.

II y avait de la gloire à entreprendre de réaliser la grande pensée de Henri IV et les projets de Napoléon ; la compagnie Danse, Rauch, etc. s'est présentée pour le tenter.

Autorisée légalement en 1828 sous le titre de compagnie générale de dessèchement, elle a aussitôt commencé ses utiles travaux.

Déjà plusieurs marais ont été desséchés, déjà plusieurs départemens voient des champs fertiles et des prairies verdoyantes remplacer des cloaques.

Notre département va jouir aussi du bienfait de ces desséchemens. Déjà d'importans travaux sont sur le point d'être achevés dans les marais d'Oyonnax et d'Arbent : la compagnie va en entreprendre de nouveaux dans les vastes marais de Culloz, Lavours et Ceyzérieux, et bientôt des terrains, dont une partie ne produisait que des joncs et des roseaux, seront livrés à la culture.

On nous apprend qu'aujourd'hui, cédant aux instances de l'autorité qui cherche, par tous les moyens possibles, à procurer de l'occupation aux malheureux ouvriers des départemens, la compagnie se dispose à donner un grand développement à ses opérations. Plus de cinquante projets de dessèchement sont à l'étude, vingt-trois sont en exécution, et neuf départemens voient s'ouvrir sur différens points de grands travaux. »

Espérons de la confection de toutes ces entreprises une grande amélioration pour notre ville. Des terrains immenses devenus très-fertiles, fourniront en abondance des alimens de première nécessité, et cette concurrence, qui ne peut être douteuse, puisque le département de l'Ain est peu populeux, et qu'il produira beaucoup, sera certainement pour nous un trésor inépuisable.

VARIÉTÉS1.

Un homme immensément riche eut trois fils, l'aîné s'empara de sa fortune sans vouloir admettre au partage ses deux frères puînés. Un laps de temps s'écoula, le second fils grandit et réclama sa part. Pour réussir plus facilement, il mit dans ses intérêts son frère cadet, lui promettant de partager avec lui le commun bien-être qui en résulterait. La lutte fut longue et acharnée ; enfin, grâces à leurs efforts réunis, il obtint ce qu'il avait demandé. A son tour, le dernier enfant réclama [7.2]une part égale à celle de ses deux frères ; je crois même que, plus modeste, élevé dans des mœurs plus simples et plus frugales, il se serait contenté d'avoir de quoi vivre en travaillant. Le croirez-vous ? ses deux frères, quoi qu'ennemis et violemment ulcérés l'un contre l'autre, se réunirent contre lui ; d'abord ils lui objectèrent son jeune âge, le peu de savoir vivre et de connaissance qu'il possédait. Il leur répondit qu'ils avaient eu bien tort de ne pas lui donner la même éducation qu'ils avaient reçue ; que, dès son bas âge, ils avaient cherché à l'abrutir par un travail forcé, lui donnant à peine de quoi satisfaire ses premiers besoins ; bref, il insista, il fut battu. On crut en être débarrassé pour toujours. Cet état dura quelque temps. L'enfant devint majeur. Il crut devoir s'adresser aux juges du pays, malheureusement ils étaient les amis, les commensaux de ses frères. Ne suis-je pas, leur dit-il, fils du même père que mes frères ? n'ai-je pas comme eux droit à sa succession ? d'où vient qu'ils m'en refusent la plus chétive part ? Il eut beau prier, raisonner, même un peu de menaces se joignirent à ses syllogismes, ce dont les juges se trouvèrent fort scandalisés, il n'obtint rien, il perdit son procès tout d'une voix.

Le jeune homme avait de l'audace et la confiance de son droit. Que fit-il pour rentrer dans l'héritage du père commun dont il avait été si indignement spolié ? Il provoqua dans un combat singulier ses deux frères ; et, plus adroit ou plus fort, il demeura vainqueur. Aujourd'hui il est père de famille et propriétaire. Puisse-t-il à son tour ne pas oublier l'injustice dont il fut long-temps victime. Je le rencontrai l'autre jour et lui dis : Non ignara malis miseris succurrere disco. Il me le promit et, me serrant affectueusement la main, me montra son testament. Tous mes enfans, me dit-il, me sont également chers, ils ont à peu-près la même intelligence, ils partageront également mon héritage, ils sont frères. Il n'y aura dans ma famille ni tyrans ni esclaves, ni maîtres ni valets, ni riches ni pauvres, point d'aristocrates et point de prolétaires. Je répondis Amen.

Marius Ch...

COUPS DE NAVETTE.

Un de ces bons canuts, dont l'année d'apprentissage remonte à 1760, émerveillé d'entendre toujours parler de tarif en faveur de sa profession, s'écria lorsqu'il apprit son adoption, le 25 octobre dernier : Tant mieux qu'on nous ait enfin rendu justice, en nommant un député qui veuille bien prendre les intérêts de tant de malheureux ouvriers en soie qui souffrent depuis si long-temps ; il paraît, en effet, d'après ce qu'on en raconte, que ce M. Tarif est un homme bien populaire, et à même de régler consciencieusement les rapports des ouvriers avec les négocians. Mais quelle fut surprise quand, quelques jours après, on vint lui dire que tout espoir était perdu pour les ouvriers ; qu'on ne voulait plus de tarif, qu'il serait remplacé par la mercuriale. Détrompé alors sur ce qu'il avait entendu en premier lieu par le mot tarif, il ajouta avec la même naïveté : Comment est il possible de parler aujourd'hui de la Mère-Curial pour fixer les prix de nos étoffes ? elle est morte depuis bien des années !...

Depuis quand les ouvriers et les négocians sont-ils d'accord ? — Depuis qu'ils ont porté la balle ensemble.

On parle d’un mariage singulier qui doit se faire, dit-on clandestinement : l'époux, le père Tarif, y perdrait [8.1]son nom pour prendre celui de son épouse, Mercuriale.

L'un de nos meilleurs faiseurs de navettes, après avoir lu l'affiche du 7 décembre, courut chez lui transporté de joie : Ma mère, dit-il, arrivant tout essouflé, vous ne savez pas ? c'est vous qui allez donner le prix des étoffes. — Tais-toi, nigaud ! — Mais quand je vous dis, j’ai bien lu sur l'affiche : Les prix seront fixés par la Mère Curiale.

Les ouvriers avaient sollicité une amélioration à leur sort, et on leur a envoyé le ministre de la guerre, 26,000 hommes de garnison, des canons, etc. Sensible amélioration !

Sur tous les murs de notre ville on lisait en tête des affiches : Ministère de la guerre ! Que n'y lisait-on plutôt : Ministère des finances ou du commerce et des travaux publics !

Rassurez-vous, consolez-vous, braves ouvriers, tous vos maux sont finis… la justice informe.

Certain fonctionnaire a dit que l'ordre était rétabli, que force était restée à la loi… du négociant contre l'ouvrier.

Deux chefs d'atelier ont été introduits chez M. C. P... l’ayant toujours regardé en face, même en se retirant, ils ont échappé, par-là, au traitement du fils d'un pair de France.

Après avoir lu l'arrêté du maréchal-ministre qui annulait le tarif adopté et signé, un badaud s'écria : Que M. le ministre fasse remonter à son point de départ une boule lancée du haut de la montagne de Fourvières.

Des négocians raisonnaient légalité, charte, etc. Les ouvriers révoltés, disaient-ils, sont au-dessous des barbares du Caucase et des steppes de la Tartarie ; la justice, en remplacement de la mitraille, ne saurait jamais assez les corriger. « Tout beau, Messieurs, dit à voix basse un des assistans ; ignorez-vous les anciens proverbes qui ont toujours eu force de loi : Ventre affamé n'a pas d'oreilles ; nécessité n'a pas de loi ; vox populi, vox Dei ? » Alors tous les auditeurs d'imposer silence au méchant interlocuteur, en lui enjoignant de ne pas mêler à une conversation aussi sérieuse d'aussi mauvaises plaisanteries.

La colère entre les ouvriers et les négocians est-elle apaisée ? — Et certes, oui, depuis qu'on les a désarmés.

Quelle est l'arme la plus terrible, la plus venimeuse de certains négocians ? — La langue.
Leurs meilleures qualités ? — L'astuce et la friponnerie.
Leur loi ? — Celle du plus riche contre le plus pauvre.
Leur droit ? — Celui de faire travailler l'ouvrier pour leur bon plaisir ; et de le faire mourir de faim, lorsque besoin sera.

Il vient de paraître le prospectus d'un nouveau journal, ayant titre : L'Ami du Commerce ; nous pensons qu'on aurait dû plutôt lui donner celui-ci : L’Ami des Commerçans. Nous ne pouvons préciser l'époque de l'apparition de cette nouvelle carte d'égoïsme, le prospectus n'en parle pas.

Tous les jours des améliorations ! On ne lit plus sur les affiches que : Mont-de-Piété, vente forcée, faillite, [8.2]etc. ; 1re catégorie : Sirop de mou de veau, sirop de salsepareille ; 2me catégorie. Ah ! pour le coup, cette dernière est un avis à quelques habitans d'un certain quartier, qui sont atteints de catarrhes sur la poitrine, ou de douleurs aiguës à... au... depuis la mémorable campagne de Lyon.

Un commissionnaire, étranger à notre ville, demandait à tout le monde qu'on lui indiquât les meilleurs fabricans. — Bien peu passent pour bons, lui répondit un ancien ; mais pour vous citer les meilleurs, il ne se trouverait personne.

La semaine prochaine nous livrerons au public le rapport circonstancié des causes qui ont amené les événemens de Lyon, rapport fait et présenté à M. le président du conseil des ministres et à M. le ministre du commerce, par deux chefs d'ateliers de notre fabrique. Les auteurs y sont entrés dans les plus petits détails, et les ont rendus aussi intéressans par l'élégance du style que par l'exactitude et la véracité du contenu.

Ce rapport de 8 pages format in-4°, imprimé sur beau papier et caractères cicéro neuf, sera déposé dans tous les lieux désignés pour l'abonnement au journal, où chacun pourra se le procurer pour le prix de 50 cent. destinés au soulagement des blessés, des veuves et orphelins des 3 journées de novembre.

ANNONCES DIVERSES.

On demande des ouvriers pour peluches et petites peluches pour chapeaux.
S’adresser au Bureau du Journal.

A vendre un battant de rubans, pour 4 pièces, de Guépet, ainsi que les 4 navettes.
S'adresser au Bureau du Journal.

- Un homme, âgé de 35 ans, connaissant la fabrique d'étoffes de soie, ayant beaucoup voyagé, et connaissant aussi plusieurs langues, désirerait se placer dans une maison de commerce ; il peut fournir tous les renseignemens désirables.
S'adresser au Bureau du Journal.

- On demande, pour satins de couleurs, de 25 pouces de large, une dixaine de maîtres bien capables et munis de remisses sur cinq lisses en 67 portées, sans les cordons. Le prix est celui fixé par le tarif à 65 c. l'aune.
S'adresser au Bureau du Journal.

AVIS ESSENTIEL.

Un bureau d'indication, spécialement consacré aux intérêts de la fabrique, est réuni à celui du journal.

MM. les abonnés ne paieront que 10 cent. par ligne pour leurs insertions ; on traitera de gré à gré avec les autres personnes.

Les articles comportant plus de 15 lignes subiront une diminution sur la totalité.

Dans ce bureau on recevra :

1° Les demandes faites, par les maîtres, d'apprentis des deux sexes, ou par les apprentis des deux sexes pour trouver des places convenables ;

2° Les mêmes demandes à l'égard des ouvriers ou ouvrières ;

3° Celles de MM. les négocians qui auraient besoin de bons maîtres pour tous les genres d'étoffes.

Notes (LYON.)
1 L’auteur de ce texte est Antoine Vidal d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).
2 Voir le texte de Saint-Marc Girardin, « La révolte de Lyon », Journal des débats, XII, 8, décembre 1831.

Notes (Depuis nos fatales journées , sur lesquelles...)
1 L’auteur de ce texte est Joachim Falconnet d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).

Notes (Une personne, digne de foi, nous a rapporté que...)
1 Dès les premières semaines de l’année 1832 les réflexions que va consacrer L’Echo de la Fabrique aux thèmes de l’association et des « sociétés industrielles » vont se multiplier. Toutefois, les préventions relatives au système de la société protestante de secours mutuels seront rappelées encore par Antoine Vidal dans le numéro 22 (25 mars 1832). Benjamin Rolland, le principal animateur de la société protestante répondra à Vidal dans deux lettres publiées dans L’Echo de la Fabrique des 8 et 15 avril suivants. Finalement, un point essentiel permettra à Vidal de souligner le progrès que représente la Société protestante par rapport aux traditionnelles « sociétés dites de bienfaisance » : « Dans ces dernières en général tout est mesquin et précaire ; il faut être malade, et malade dangereusement pour obtenir des secours. Selon nous, le but de toute association tendant à préserver les travailleurs de la misère, ne doit point attendre l’état de maladie pour venir au secours de l’industriel ; au contraire, c’est lorsque, jouissant de la santé, il est sans travail qu’il faut le secourir, et vous le préserverez souvent des maladies qui l’affligent. Voilà ce que le projet d’association de M. B. Rolland a prévu. Ce n’est pas seulement un sociétaire malade qu’il veut soulager, il veut que l’industriel manquant momentanément du travail trouve des secours qui le mettent à même d’attendre un temps meilleur ou entreprendre de nouveaux ouvrages », (L’Echo de la Fabrique, n°27, 29 avril 1832).

Notes (L'honorable M. Fulchiron , député du...)
1 Les rédacteurs de L’Echo de la Fabrique font ici référence au discours de J. C. Fulchiron à la Chambre des députés le 19 décembre 1831 ; publié dans le Moniteur Universel (n°354, 20 décembre 1831).
Jean-Claude Fulchiron (1774-1859) était député du Rhône depuis juillet 1831. Cet ancien polytechnicien, féru de science et d’économie politique, restera député du Rhône jusqu’à 1845 et se maintiendra toujours au sein du parti conservateur. Référence : Adolphe Robert, Edgard Bouloton et Gaston Cougny (dir.), Dictionnaire des parlementaires français, 1889-1891, ouv. cit., tome III, p. 82.
2 Ajouté par les éditeurs.

Notes (Nous extrayons d'une lettre de M....)
1 Voir François René vicomte de Chateaubriand, « La France de 1830 et ses futuritions », lettre adressée par le vicomte de Chateaubriand aux Directeurs de La Revue Européenne le 15 décembre 1831, Paris, Les éditions du cadran, 1946. La Revue européenne est un organe du catholicisme libéral créé en septembre 1831 qui publia jusqu’à 1835.

Notes (On lisait, il y a quelques jours, dans le...)
1 Journal politique, littéraire et administratif créé à Grenoble en décembre 1830 par de jeunes avocats libéraux, Crépin, Repellin et Falconnet.

Notes (On lit dans le Courrier de l'Ain , du 20...)
1 Journal créé en 1821.

Notes (VARIÉTÉS.)
1 L’auteur de ce texte est Marius Chastaing d’après la Table de L’Echo de la Fabrique (numéros parus du 30 octobre 1831 au 30 décembre 1832).
Fils de huissier et ayant étudié le droit, Marius Chastaing sera l’une des plumes les plus incisives de L’Echo de la Fabrique, et dès le printemps 1832, il se définira, entre autres, comme un « niveleur », intransigeant sur le chapitre de « l’égalité sociale » (n°30, 20 mai 1832). Son importance va croître rapidement au sein du journal où il va inaugurer de nouvelles rubriques, promouvoir la fonction sociale du journaliste, introduire son lectorat aux nouvelles doctrines saint-simoniennes et fouriéristes. Solide sur ce sujet de l’amélioration « physique », Chastaing sera tout spécialement attentif aux conditions de l’amélioration « morale » des travailleurs et œuvrera alors en priorité à leur éducation, littéraire et philosophique. A partir de septembre 1832, il sera rédacteur en chef de L’Echo de la Fabrique à qui il donnera un ton plus militant et plus politique. Il sera remplacé par Bernard en août 1833.
Défendant des positions moins exclusivement mutuellistes, il créera alors à l’automne 1833
L’Echo des travailleurs. Ce dernier journal, plus offensif que L’Echo de la Fabrique ; entendra représenter indistinctement l’intérêt de tous les travailleurs et non principalement ceux des chefs d’ateliers de la fabrique. Après l’insurrection de 1834, il prolongera son travail éditorial par la publication de La Tribune prolétarienne puis du Nouvel Echo de la Fabrique.

 

 

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