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22 septembre 1833 - Numéro 38
 
 

 



 
 
    
DÉCROUAGE DES CRÊPES.

Une cause marquante est actuellement en instance devant le conseil des prud?hommes ; elle se rattache à une question majeure, celle du décrouage que jusqu?à présent les prud?hommes ont considéré comme insoluble, lorsqu?on veut l?envisager sous un autre point de vue que sous celui de la bonne foi. Attendu que lorsqu?une étoffe est décrouée, l?on ne peut qu?évaluer la somme d?ingrédiens qui chargeaient la soie en sus du gré, mais non indiquer celui qui est coupable de fraude. Est-ce le moulinier, l?ovaliste ou le tisseur ? C?est là où sont venues échouer toutes les tentatives faites jusqu?à ce jour par les prud?hommes pour connaître la vérité.

La plupart des fabriques, parmi lesquelles nous en pourrions citer comme appartenant au premier ordre ; ont considéré ce genre de fabrication comme une affaire de confiance. Nous devons, à la vérité, d?avouer que quelques chefs d?atelier n?ont pas senti, non-seulement combien ils se sont rendus coupables d?abuser de cette confiance, mais aussi quel tort immense ils font à la fabrique en se permettant ces soustractions clandestines de coupons qui, livrés au trafic d?une véritable espèce de piquage d?once, désapprécient le prix de la vente et exposent le négociant lésé à voir le fruit de ses veilles et le produit de son génie inventif, à la merci de ces plagiaires qui ne possèdent d?autres dextérités que celles de copier les productions d?autrui. Mais heureusement il est des maisons d?ordre où le grand nombre des tisseurs honnêtes ne sont pas confondus avec ceux de leurs confrères qui méconnaissent leurs devoirs ; voici comment ces négocians procèdent : [1.2]

Chaque pesée de bobines pleines indique sur le livre du tisseur, non seulement le poids en toutes lettres, mais encore le nom du moulinier où elles ont été montées.

L?on fait des expériences comparatives en faisant décrouer dans le même bain un certain nombre de coupons fabriqués par divers tisseurs, mais d?une soie provenant du même ballot et des mêmes moulinier et ovaliste.

S?il se trouve un ou plusieurs coupons qui aient éprouvé une perte plus considérable que les autres, l?on se contente d?une observation qui consiste à prescrire le mouillage à employer pour ne pas plus charger que le besoin l?exige, après quoi, si une nouvelle expérience trouve encore le même tisseur en défaut, il est congédié sans réclamation. Ajoutons à ces moyens un calcul bien simple qui aide encore le négociant à connaître la bonne ou mauvaise foi des tisseurs qu?il occupe : c?est la longueur des pièces fabriquées relative à celles de l?aunage de la chaîne. Mais toutes ces précautions ne peuvent établir que des présomptions mais non des preuves évidentes telles qu?il les faut pour faire foi en justice. C?est pour cela que les prud?hommes, dans de semblables contestations, ne se sont pas crus suffisamment éclairés, et ont jusqu?à présent toujours débouté de leurs demandes les négocians qui se sont crus fondés à se constituer réclamans par le seul fait du décrouage ; et nous approuvons franchement les précédentes décisions du conseil à cet égard, attendu que, pour que le décrouage puisse faire foi, il faudrait non-seulement prendre toutes les mesures que nous venons d?indiquer, mais encore que le décrouage ait eu lieu par l?intermédiaire d?un tiers désigné d?avance par les partiesi ; encore faudrait-il que le négociant fournisse des preuves qui démontrent d?une manière palpable que la soie employée aux tissus comparés est moulinée par le même moulinier, ouvrée par le même ovaliste, et appartient [2.1]au même ballot. Sans ce concours de preuves les arbitres consciencieux, comme nous les supposons tous, ne peuvent et ne doivent prononcer.

En agissant sans l?une des mesures indiquées, voyons dans quelles erreurs ils se plongeraient pour condamner le tisseur :

1° La soie des coupons n?étant pas du même ballot, quoique d?un titre conforme, éprouve une perte plus ou moins considérable ; l?apprêt du filateur varie non-seulement par la différente quantité d?ingrédiens, mais encore par un mauvais procédé usité dans des contrées entières, tel le Dauphiné, qui consiste à écraser la chrysalide dans le cocon avant de filer la soie qui en provient, est non-seulement d?une nuance moins éclatante mais plus chargée : cela se conçoit ; on sait aussi que les soies fortes perdent plus que les soies fines.

2° Même moulinier. L?apprêt des mouliniers varie suivant leur dextérité et leur bonne foi. Souvent on a remarqué des bobines chargées de corps visqueux et gras, et en telle abondance que le fer blanc en était couvert ; les uns emploient de la cire jaune ; d?autres vont jusqu?à charger la trame d?une matière pulvérulente qui se détache, soit en exposant les bobines pleines dans un bain d?eau froide, et encore plus en procédant au cannetage.

Les trames les plus chargées sont conséquemment celles qui perdent le plus entre les mains du tisseur en les vaporisant ; c?est par cette raison que, pour ne pas léser les tisseurs qu?ils occupent, des négocians ont l?habitude de les faire vaporiser eux-mêmes. Ajoutons que les trames chargées par le moulinier avec mauvaise intention, déposent une grande quantité de matières visqueuses lorsqu?on leur procure l?humidité, ou pour mieux dire le bain indispensable pour faire de bonnes cannettes qui, sans cela, seraient hors d?emploi.

3° Même ovaliste. On a reconnu qu?un très grand nombre d?ovalistes graissaient les trames destinées aux chaînes de crêpes de Chine ; ce qui est plus fort, c?est qu?il y en a qui ont poussé la fraude si loin, qu?un des négocians que nous avons consulté, nous a déclaré que sur un ballot de soie, par le fait du mettage en main opéré sous ses yeuxii, il s?est détaché plus de six livres de matières pulvérulentes. On peut juger quel énorme déchet cette matière a dû faire au dévidage, ourdissage, tissage ; nous devons avouer qu?il nous a cité ce fait comme très extraordinaire.

4° Décrouer dans le même bain. On comprend que sans cela la quantité de véhicules dans laquelle le savon est dissous ne pourrait être égale, relativement à celle des matières où l?on fait cuire les tissus, et cette disproportion ne permettrait pas d?établir une règle certaine. Il en serait de même de l?ébullition plus ou moins accélérée ou d?une durée plus ou moins prolongée.

D?après ces détails, on ne peut disconvenir que l?absence de l?une de ces mesures ne peut autoriser les arbitres à condamner le tisseur, à moins qu?ils ne soient des hommes aussi légers (pour ne pas dire coupables d?une blâmable partialité), qui leur permettrait de blâmer d?après une simple prévention favorable au négociant et préjudiciable au tisseur.

Nous avons embrassé la question d?une manière générale, maintenant il faut aborder les spécialités.

Le déchet, dans l?article crêpe de Chine, fut d?abord fixé à 3 pour 100, et plus tard, à 1 et 1/2. Considérant que le parage de la chaîne, quoique moyen et même [2.2]léger, ne laissait pas d?augmenter le poids du tissu, ce poids fut donc généralement évalué à un et demi pour cent ; cette réduction du déchet fut considérée de part et d?autre comme équitable. Mais il en surgit bientôt un nouvel abus ; le voici : des fabriques adoptèrent pour règle de faire décrouer les tissus en n?accordant toujours qu?un et demi de déchet ; cette disposition conventionnelle, quoique inscrite sur le livre du tisseur en tête de chaque pièce, ne fut néanmoins jamais admise par les prud?hommes comme licite, et fut rejetée d?après les motifs que nous avons énumérés. A l?appui de ce que nous avançons, nous citerions au besoin un jugement de l?ancien conseil qui fut rendu à la suite d?une contestation de ce genre où ce fut le moulinier qui fut convaincu et condamné à de forts dommages et intérêtsiii.

Aujourd?hui le conseil hésite sur cette question ; déjà un arbitrage a eu lieu, et à l?audience du 12 courant, le conseil, attendu la dissidence des deux arbitres, en a désigné deux de plus qui auront à statuer, non sur les faits, attendu que le négociant s?est constamment refusé à consentir à des expériences comparatives, se renfermant strictement dans la question de droit, en ce qui concerne la validité on non validité d?une convention ainsi conçue : « On fera décrouer les mouchoirs. »

Malgré toute la sagacité des arbitres, nous osons croire qu?ils nous sauront gré d?émettre notre opinion ; la voici : d?abord, comme il n?y a point de déchet fixé dans les conventions, le tisseur n?est pas obligé de se soumettre à la règle de cette fabrique qui accorde un et demi.

Les mots on fera décrouer les mouchoirs, n?expriment pas qui supportera les conséquences du décrouage.

La convention est donc obscure par ce seul fait.

Les juges (dit la loi) doivent, lorsqu?un contrat est obscur, statuer en faveur de celui qui a contracté et au préjudice de celui qui a stipuléiv. Comme c?est le négociant qui a stipulé, il doit subir les conséquences rigoureuses de la loi.

La loi dit encore (en s?adressant toujours aux juges), dans l?interprétation d?un contrat, l?on doit plutôt s?attacher à l?intention des parties qu?au sens littéral des termesv. De là nous déduisons la conséquence suivante, que le tisseur avait l?intention d?obtenir 3 p. 100 si l?on faisait décrouer. Que plus, il avait aussi l?intention de faire décrouer par un tiers, et non s?en rapporter au décrouage opéré par un des auxiliaires du négociant (son teinturier), attendu que le témoignage d?un ouvrier de la maison peut être révoqué en doute.

Nous allons terminer par l?examen du principal point de droit. La convention est-elle valide ? Nous répondrons non, parce qu?elle est illicite, et, suivant l?expression de la loi, toute convention contraire aux m?urs est nullevi. Nous la considérons immorale, attendu qu?elle offre au préjudice du tisseur une assurance au négociant contre les fraudes des ouvriers qui ont manipulé la soie, tels que le fileur, moulinier et ovaliste.

Attendu aussi que ce nouveau genre d?assurance donnerait lieu à de graves abus, le négociant n?étant plus intéressé à surveiller le choix des filateurs, ainsi que les procédés de ses mouliniers et ovalistes, se reposerait, sur qui ?? Sur le malheureux tisseur qui paierait pour tous.

ch?..r et Ce.

 

 

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