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22 septembre 1833 - Numéro 38
 
 

 



 
 
    
Le mont St-Michel

L?article suivant nous avait été envoyé la semaine dernière pour être inséré dans le N° précédent ; mais le temps et l?espace ayant manqué, nous nous sommes vus forcés de le renvoyer à aujourd?hui.

Il vient de se passer au mont St-Michel un fait grave, important, qui aura dans toute la France un grand retentissement, et qui, s?il afflige profondément les amis des détenus politiques de cette affreuse prison, aura du moins pour eux l?avantage de démasquer la cruelle hypocrisie des hommes du pouvoir.

Cinq voleurs, exaspérés par les traitemens qu?on leur fait subir dans la prison du mont mont St-Michel, viennent de se mutiner et de couper les pièces de coton auxquelles ils travaillaient ; traduits pour ces faits devant le tribunal correctionnel, ils ont été condamnés, les uns [4.1]à trois mois, les autres à six mois d?emprisonnement ; mais une condamnation de cette nature ne les arrachait pas à l?horrible séjour qu?ils ne peuvent plus supporter, et lorsque les magistrats ont ordonné de les reconduire à leur prison, tous cinq, par un mouvement spontané, rapide comme la pensée, prompt comme l?éclair, ont essayé d?assassiner leurs juges ! entendez-vous bien ? Assassiner leurs juges ! Leurs juges qu?ils ne connaissaient pas, et qui, en les condamnant, n?avaient fait qu?appliquer la loi ; et lorsque le procureur du roi les envoyant à l?instant même devant la cour d?assises, requérait contre eux l?application d?un article de loi qui entraîne la peine de mort : oui, oui, la mort ! se sont-ils écriés ; voila ce que nous voulons !

Tous les criminels condamnés à mort se pourvoient en cassation, essaient d?obtenir des sursis, adressent des demandes en grâce, afin de gagner quelques jours d?une existence misérable, dans d?affreux cachots ; d?une existence qui au moindre bruit tremble de finir, et se traîne entre la crainte de 1?échafaud et l?espérance des galères. C?est que cette vie animale, ce souffle qui les anime est pour eux toute leur existence ; pour eux que la société rejette de son sein parce qu?elle les redoute ; il n?y a plus de liens de famille, plus d?épouse, plus de s?ur, plus de mère ; ils ne croient pas à l?amitié, et ils ont des mots pour railler l?amour. Renfermés dans eux-mêmes, ils pourraient défier leurs bourreaux de leur imposer des souffrances morales, et comme ils n?ont de vulnérable que leur chair, ils veulent la conserver.

Comment donc se fait-il que cinq de ces hommes qui n?ont rien autre au monde que la vie, viennent aujourd?hui briguer le bonheur de mourir ? Et de mourir, non pas d?une mort glorieuse, sur un champ de bataille, dans un combat singulier, ou dans une expédition hasardeuse qui leur laisserait au moins la chance d?une évasion, mais la mort de l?échafaud avec sa lenteur et ses affreux apprêts ?

Comment cela se fait ? C?est que chaque jour qui se lève leur amène des souffrances nouvelles ; c?est que tout est pour eux douleur et tiraillement ; c?est que toutes les actions qu?on leur impose sont des tortures ; et vous conviendrez qu?il faut bien souffrir pour demander à la société qu?elle vous tue, qu?elle vous fasse la charité de la guillotine !

Si des voleurs en sont arrivés là, quelle vie doit donc être celle des malheureux républicains qui gémissent au mont St-Michel ? De ces hommes aux passions vives, à la tête ardente, et aux sentimens généreux ? De ces hommes qui ont joué leur tête pour faire triompher leur foi politique, et qui, victorieux, n?attendaient rien pour prix de leur sang ? L?amitié leur apportait des consolations ; l?amour venait refleurir une vie fanée ; et tous deux ensemble leur composaient une seconde existence qui les aidait à supporter l?autre. Eh bien ! on a jeté des barreaux de fer entr?eux et l?amitié consolatrice ; on a posté des gardes entre les baisers d?une femme et les lèvres d?un captif. Il leur restait la vue de la mer qui vient de ses flots battre l?indestructible roc sur lequel ils végètent. Ils pouvaient, en voyant au loin fuir les vaisseaux se livrer encore à des rêves d?espérance et de bonheur ; on élève un mur entre la mer et eux ; on limite l?eau qu?ils doivent boire, et toutes ces tortures, on ne les invente que pour eux ; les voleurs sont mieux traités ! C?est qu?on veut tenailler non-seulement leur corps, mais surtout leur âme dont la grandeur inquiète leurs bourreaux. Leur existence pèse ; elle embarrasse ; on a besoin qu?ils demandent la mort, et comme on ne la donne pas pour rien, on voudrait peut-être qu?ils essayassent [4.2]aussi d?assassiner leurs juges ou leurs geôliers ; car alors on pourrait dire au parti dont ils sont les martyrs : Voila vos hommes, ce sont des assassins ! Qu?on y prenne garde, l?opinion publique se révolte à l?idée de semblables persécutions ; l?opinion publique a fait reculer l?échafaud qui s?approchait naguère. L?opinion tient compte aux victimes des souffrances qu?elles endurent ; elle en demande compte aux victimaires !

K.

 

 

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