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22 septembre 1833 - Numéro 38
 
 

 



 
 
    
DU MONT-DE-PIÉTÉ.

L’institution du Mont-de-Piété doit comparaître devant le peuple auquel elle doit compte des services qu’elle rend ou des maux qu’elle cause : on se demande d’abord par qui elle fut fondée en France ? Et l’on apprend [5.1]que ce fut par Louis XIV, par ce roi des dragonnades, par un Bourbon enfin (il n’y a plus dès-lors à s’étonner qu’elle soit funeste au peuple dès qu’elle est un don de la monarchie). Sous Louis XV elle couvrit d’un manteau de charité et d’un titre imposteur, l’hypocrite et crapuleuse lubricité de la cour ; c’est à peine, si la république eut le temps de cicatriser en passant les plaies que cette institution tenait continuellement ouvertes ! Le despotisme de l’Europe, sous le bruit des armes, se croisant, se heurtant aux frontières, couvrit la grande voix de la Convention qui déjà avait dit :

« Il sera fait un rapport sur la question de savoir s’il est utile au bien général de conserver les établissemens connus sous la dénomination de monts-de-piété. »

Dans les décrets de l’an 12, de l’an 13, de 1806, 1807, 1809, 1811, 1812, qui font tache à la gloire de l’empire, cette institution spoliatrice, à demi ébranlée par la république, reçut une nouvelle vie que nous voudrions lui voir perdre ; car elle coûte cher, bien cher au peuple.

Voici M. le directeur qui consacre ses veilles à l’établissement ; il faut qu’il soit proprement logé, assez bien nourri et entretenu ; il faut qu’il représente ; il a une femme, des enfans, et un domestique : tout cela doit être bien et mener belle vie : peuple, payez !

Voici M. le garde-magasin et sa famille, leur existence doit être honorable ; peuple, payez ! Voici le caissier et sa famille ; le caissier prend peine à tenir ses livres ; il doit en êtrc dédommagé par un sort brillant : peuple, payez ! Voici M. l’inspecteur-général et sa famille ; qu’il soit entouré de respect et de dignité : peuple, payez ! Voici le garde des dépôts, voici les commis des bureaux, les commissaires appréciateurs, les chefs, sous-chefs, les garçons de peine, crieurs publics : peuple, payez ! Voici un essaim de préposés de toute nature avec leurs nombreuses familles, qu’honnêtement ils gagnent leur vie : peuple, payez ! Il faut que ces dépenses excessives pour sustenter ces myriades de fonctionnaires soient répétées autant de fois qu’il y a de bureaux séparés : peuple, payez ! Voici un palais, un ameublement, des appartemens nécessaires aux opérations : peuple, payez ! Voici les réparations, les embellissemens, le chauffage, l’éclairage, etc., etc. : peuple, payez ! Enfin, l’argent prêté sur gage, le Mont-de-Piété l’emprunte lui-même à 5 pour 100, et il faut qu’il rattrape ces intérêts avant de commencer à se couvrir de ses dépenses : peuple, payez !

Or, à quelle source coupable se puise tout cet or ? Venez, je vais vous le montrer. Dans ce triste réduit habite une famille ; de petits enfans se jouent insoucians autour de leurs pauvres parens ; ceux-ci sortent : suivons-les des yeux. Ils ont arraché les draps et les couvertures de leur couche ; ils ont distrait le meilleur de leur mince garde-robe, soit défaut de travail, soit maladie, soit accident, le besoin les presse ; ils entrent au Mont-de-Piété ; ils touchent au comptoir : Voila un gage, ont-ils dit, donnez-nous quelque argent. – Vous avez un cœur, prêteriez-vous sur gage au pauvre, si ce gage était son linge de tous les jours, le linge de sa famille ? Oh ! l’humanité ne règne pas là ; voyez, ils ont déposé au moins pour 120 fr. de valeur ; l’appréciateur les porte à 60 fr. ; écoutez, ils se plaignent ; mais le décret impérial rendant l’appréciateur responsable du montant de l’évaluation, il est clair que cette évaluation n’atteindra jamais la valeur réelle ! Il faut bien se taire, et accepter la réduction à 60 fr. Honteux, humiliés, ils tendent la main pour recevoir au moins ces 60 fr. ; on leur [5.2]en offre 40, car le décret a fixé le montant de la somme à prêter, aux deux tiers de l’évaluation du gage ! Et voila que d’avance on prélève encore sur ces 40 fr. un mois d’intérêts. Un usurier, tant barbare fût-il, aurait-il le courage d’imposer telles conditions ? Et les intérêts, à quel taux, s’il vous plaît ? Avez-vous entendu ? Les emprunteurs n’ont pas compris ; à 12 pour 100 ! Douze pour cent, grand Dieu ! Et l’opinion publique réprouve comme un malhonnête homme qui prête à plus de six ? Et la loi l’emprisonne comme escroc ! Douze pour cent ! et semblables marchés se traitent sur nos places publiques, en plein soleil ! ô ministres, parlez maintenant de morale et de religion ? Nous savons à quoi nous en tenir sur vos hypocrites doléances ! Mais ce n’est pas tout, il faut payer en outre un droit de commission ou perdre le prix d’une journée dans les encombremens du bureau central ! Y a-t-il dans l’ame de l’homme assez d’indignation pour de semblables spoliations ? Oh ! que de haine contre notre société doit bouillonner au fond du cœur de malheureux ainsi jugulés au nom de la piété ! Et si après quelques mois de privations ils amassent par hasard de quoi recouvrer leurs gages, le croirez-vous ? on leur extorque encore les intérêts à 12 pour 100 de tout le mois courant, quand bien même il n’est qu’à demi expiré, de sorte qu’ils paient les intérêts d’une somme qui déjà ne leur est plus prêtée ! Comment la main du héros d’Austerlitz a-t-elle pu souscrire de telles infamies ? Et le lieu où chaque jour s’exerce cet affreux métier se nomme mont-de-piété ! hypocrites, soyez donc vrais une fois, dites le mont de spoliation.

Que si l’année fatale s’écoule sans dégagement, que deviennent les infortunés ? Cachés dans la salle de vente, blottis dans la foule, voilés de honte et de misère, les yeux pleins de larmes, le cœur serré de douleur, alors qu’ils entendent crier à l’encan, qu’ils voient étalés et adjugés à vil prix les hardes qui devaient réchauffer leurs enfans ; alors que les frais de vente, le dépérissement, les intérêts accumulés dévorent à leurs yeux la modique ressource qu’ils espéraient de ces débris.

Heureux encore si la fatalité ne les pousse pas à renouveler leur gage et à le doubler pour gagner une année : car ils ouvrent une plaie qui leur coulera chaque jour le prix de leurs sueurs, et qu’ils ne pourront peut-être plus refermer. Ah ! laisse vendre tes meubles, pauvre emprunteur, tu ne les perdras du moins qu’une fois.

Oui, j’aime mieux voir le nécessiteux sous les serres d’un spéculateur avide, qui s’engraisse de ses dépouilles, mais qui n’a pas comme le Mont-de-Piété une habitation authentique, ni une adresse universellement connue ; un spéculateur qui se rencontre difficilement, et avec lequel il est au moins permis de débattre le prix et la valeur du gage, et qui d’ailleurs, quoi qu’il exige, ne pourrait faire pire condition que l’impitoyable piété du gouvernement monarchique ; puis enfin l’emprunteur sait alors à qui s’en prendre de sa détresse.

Franchement, qu’espérer d’utile de ces prêts scandaleux ? Qu’y peuvent gagner les riches, si ce n’est de se procurer subitement les moyens de satisfaire d’extravagantes passions ? Les débiteurs, si ce n’est de doubler leurs dettes ? Les commerçans embarrassés, si ce n’est de soustraire par une frauduleuse mise en gage les garanties de leurs créanciers ! Les pauvres ? ah ! ne savez-vous pas qu’emprunter à plus de 5 pour 100 c’est être en chemin de se ruiner, et qu’emprunter à 12 c’est sans retour compléter sa ruine ! Oh ! non, ces établissemens ne sont propres qu’à entasser sur ceux qui [6.1]vivent de leur travail, misère sur misère, à leur ravir, sous un masque de charité, le peu qui les sépare de- la mendicité, et à les replonger dans l’abîme à mesure qu’à force de labeurs ils en émergent.

Sur cent malheureux qui ont recours à ce déplorable expédient, cinquante par bonheur sont assez misérables pour ne pouvoir sauver leurs effets mobiliers de la vente annuelle ; quelques autres sacrifient à les retirer plus de leurs gains journaliers qu’il n’en aurait coûté pour en acquérir de nouveaux ; et le reste, déposant des gages nouveaux pour sauver les anciens, se dépouille sans cesse et aboutit à la vente entière de ses meubles engagés les uns après les autres, dans l’espérance de les pouvoir dégager tous.

Oh ! si la honte n’étouffait la voix des victimes, que d’accusateurs se presseraient à la barre du peuple ! La Convention renaissante connaîtrait bientôt l’utilité des monts-de-piété ; elle entendrait cette foule de misérables qui doivent à cette institution les haillons dont ils tentent de se couvrir, s’écrier de toutes parts : Malédiction ! Elle entendrait du fond des prisons, les cris de malédiction des ouvriers qui vivaient de leurs peines, lorsque le Mont-de-Piété tendit trop facilement à leur inexpérience un or corrupteur ; elle saurait qu’une fois endettés ils désespérèrent du travail, perdirent courage, et arrivèrent à la flétrissure à travers la libertinage et l’oisiveté ! Elle saurait bientôt que le Mont-de-Piété, complice du fléau de la loterie, alimente ce dernier par ses prêts ; que plus d’une mère de famille a mis en gage tout son mobilier, et jusqu’aux hardes de ses enfans, pour les convertir en billets ; elle entendrait ces enfans tendant leurs mains suppliantes tantôt vers l’un de ces fléaux, tantôt vers l’autre, murmurer en sanglotant : malédiction ! malédiction !

Elle entendrait ces jeunes filles (aujourd’hui perdues pour la morale) ; nous étions belles, diraient-elles, et vaines autant que belles, comme sont les jeunes filles ! Pauvres et sans atours nous n’avions point de places dans les jeux et les fêtes ; le travail et la vertu comprimèrent long-temps en nous les désirs de l’amour-propre ; et pourtant chaque jour, en revenant du travail, nous lisions l’enseigne du Mont-de-Piété ! Et pourtant ce Mont-de-Piété était sans cesse sous nos yeux, nous tendant ses corrosives ressources ! La nuit et le jour, complice de notre intime faiblesse, il nous provoquait à toute heure ; qui n’aurait comme nous succombé ? L’éclair passe moins promptement que les fêtes ; il ne nous en resta qu’une dette à acquitter et un goût de luxe à satisfaire ; et, pauvres, nous ne le pouvions ; la nécessité nous apprit à vendre à la brutalité ce que nous devions à l’amour, et les sentimens affectueux de nos cœurs se tournèrent en passion de l’or ; et nous ne crûmes plus qu’à l’intérêt et à la sèche morale de l’intérêt ! Et comme le monde nous couvrit de mépris et d’insultes, nous en vînmes à braver le mépris et l’insulte ; nous jouans des vertus humaines, nous fûmes prostituées parce que le Mont-de-Piété nous avait suggéré de le devenir ; et à chaque jour, dans l’amertume du malheur, nous crions : malédiction !

Oui, la Convention saurait bientôt que les monts-de-Piété sont un appât incessamment offert à tous les funestes penchans du cœur humain, et à toutes les occasions que le génie du mal jette au-devant de la légèreté, de l’inexpérience et de la témérité : elle saurait que ces monts sont là comme un guet-à-pens, où sous l’apparence de ressources à se créer, le pauvre vient semer la gêne, sinon la misère de toute sa vie : elle dirait aussi : [6.2]malédiction ! et elle purgerait le pays de cette immorale institution.

F. C.

 

 

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