Retour à l'accueil
29 septembre 1833 - Numéro 39
 
 

 



 
 
    

[5.1]Notre impartialité nous fait un devoir d’insérer la lettre suivante, bien que nous ne partagions pas toutes les susceptibilités de son auteur, qui, dans sa critique que nous aimons à croire franche et sincère, ne fait guère qu’effleurer des questions qu’il nous semble avoir peu comprises au fond.

Monsieur le Gérant,

En parcourant le journal dont la direction vous est acquise à tant de titres, et que vous remplissez en citoyen zélé, l’article intitulé : Un disciple de Charles Fourrier est venu tomber sous nos yeux. L’auteur est bien louable sans doute de s’occuper des intérêts du peuple ; mais son ardeur et son admiration excessive pour M. Fourrier ont pu le faire dévier malgré lui. Les principes hasardés qu’il émet entraînent des conséquences fâcheuses pour la société ; et il est difficile, je dirais presque impossible de réaliser son plan de travail.

Nous aussi, M. le gérant, nous voulons le bien de la société, du peuple surtout ; et c’est vers ce but que tendent nos faibles efforts. Mais comme ce bien est chimérique s’il est appuyé sur des doctrines pernicieuses ; car, dit J.-J. Rousseau1, l’erreur est toujours nuisible, nous essaierons de répandre la lumière sur ce qui nous paraît obscur, et de réformer ce qui nous paraît faux. Si nous avons erré en quelque manière, que votre jugement ne soit pas trop sévère, l’intention nous justifiera.

« Chacun voudrait bien certainement, dit l’anonyme, en donnant un libre essor à ses passions, ne pas nuire à sa santé et arriver à la fortune. » Mais d’où vient que nous n’avons jamais pu parvenir à remplir ce souhait que nous faisons tous implicitement ? D’où vient cela ? C’est que la santé et le libre essor des passions sont contradictoires ; car, dit Raynal2, la modération seule donne la santé, la beauté, la liberté.

« Chacun voudrait aussi se livrer en toute sécurité aux liens affectueux. » Et personne ne le peut, parce qu’il est des liens affectueux qui excitent le remords, qu’on ne forme qu’en secret et que l’on craint de divulguer. Preuve que l’homme ne peut faire le mal avec sécurité.

« Chacun voudrait voir les passions et caractères s’harmoniser. » Cela est encore vrai, mais impossible ; parce qu’il existe des passions et des caractères diamétralement opposés, et qu’entre deux contraires il n’y a point d’union possible. Sans doute les passions ont leur lien de sociabilité, leur emploi a été réglé d’avance ; mais c’est un emploi juste et en harmonie avec la saine raison. Les philosophes et les moralistes ne sont les MONOPOLEURS du progrès de la raison humaine que pour ceux qui dédaignent de puiser auprès d’eux la vérité ; ils ont dit que les passions étaient mauvaises, non pas en elles-mêmes, mais par l’abus qu’on en fait ; et si leurs systèmes ont été déplorables, ils ne l’ont été que pour les libertins.

Oui, toutes nos passions sont bonnes, mais seulement lorsqu’on n’en dépasse pas les bornes ; mais seulement lorsque leur but est louable et utile au corps social. Et l’anonyme, qui demande leur libre développement, n’a pas aperçu les tristes conséquences qui découlent de ce principe si fécond. Alors on développera la haine, la discorde, l’amour, qui dégénère toujours en feu violent capable de tout embraser ; l’ambition, qui produit l’égoïsme et la dureté de caractère ; l’envie, qui avilit le cœur humain et ne s’apaise que par la ruine de celui qui a eu le malheur de l’exciter. Mais, dira-t-on, on [5.2]veut harmoniser les passions et caractères. Harmoniser les passions !… A-t-on bien compris la force expressive de ce mot ?… Quand on aura mis l’harmonie entre des sons contraires et discordans, on pourra la mettre alors entre les passions qui toutes sont destructives les unes des autres ; la possibilité est la même pour tous les deux.

« Il faut asseoir l’exercice de ces passions sur un travail attrayant, exercé en séances courtes et variées. » Mais comment des séances courtes et variées pourront-elles développer le germe des vocations industrielles. Le travail doit être ATTRAYANT, si donc on s’exerce tout à la fois à divers genres de travaux, nous ne voyons pas la raison qu’il y aurait de choisir l’un plutôt que l’autre, puisqu’ils porteraient également leur attrait. Au reste, il est des vocations sur lesquelles les préjugés exercent leur influence et qui sans doute ne seront acceptées par personne ; faudra-t-il en priver la société ? Il est faux, de plus, que cette organisation par séances courtes et variées réponde aux besoins de nos passions ; ce n’est pas en les amusant d’un objet à l’autre qu’on satisfait à leurs besoins. La passion, une fois déclarée, ne connaît point de bornes ; elle poursuit sans cesse son objet jusqu’à entière possession.

Passons à ce qui doit résulter de cette organisation. Le bonheur, la santé, les richesses. Le bonheur que l’on demande ici est chimérique, car on demande que toute lutte cesse entre les passions et les intérêts. Disciple de Charles fourrier, votre but est vaste et digne d’éloge ; mais il ne vous est pas donné de faire ce qui n’est possible qu’au bras du Créateur. La société tout entière n’est pas une machine mue par la volonté d’un seul homme ; et la réforme est trop au-dessus de vos forces pour avoir réussite ! Voila comme on se repaît de vaines spéculations, lorsqu’on s’écarte des traditions religieuses des peuples, et qu’on veut donner aux actions de l’homme une origine qu’elles n’ont pas ; mais poursuivons.

« La santé devant résulter de l’emploi des passions mises en jeu et agissant librement, provoquera le développement des facultés physiques et morales de l’homme, au lieu d’accroître et de perpétuer cet état de décrépitude incessante, triste effet des systèmes de compression, que la civilisation philosophico-morale a toujours opposé aux passions humaines. » Jusqu’ici on avait cru que la santé était un effet de la modération et de la réserve dans l’emploi de l’attraction passionnelle. On avait cru que des passions trop relâchées énervaient les esprits vitaux et corrompaient la masse du sang. La croyance était fausse ; on se trompait : pour guérir le mal il faut le redoubler ; et bientôt en morale comme en médecine, on homéopathisera. Heureux progrès de la raison humaine ! ! !

« Combien, s’écrie l’anonyme, les systèmes au milieu desquels l’homme se débat contre la nature sont dangereux ! » Il ignore, ce me semble, que l’homme renferme en lui-même deux natures différentes : la nature droite ou inclination au bien, et la nature corrompue ; cela posé, nous soutenons qu’il est dangereux de ne pas résister à la nature corrompue ; car il est évident que l’une ou l’autre doit l’emporter, et pour le malheur de la société la dernière a trop souvent le dessus. Cette résistance, au lieu de faire des passions un fléau dévorant, les transforme en vertu, et tout se fait alors selon les vues de DIEU.

En troisième lieu, la fortune acquise par cette organisation est pour la réunion générale et non pour l’individu ; en cela il n’est pas récompensé de son travail, puisqu’il [6.1]ne possède que ce qu’on juge à propos de lui donner ; et qui sait si le directeur du régime sociétaire ne cherchera pas son bonheur lui aussi dans une collecte prélevée sur les fonds, comme cela arrive quelquefois. Ce calcul n’est donc pas à la portée de toutes les intelligences. De plus, il est faux que la liberté du commerce et de l’industrie soit leur arrêt de mort. L’homme ne souffre que parce qu’il ignore les moyens de faire cesser ses peines, et il l’ignore toutes les fois qu’on l’empêche de les rechercher. L’industrie, une fois captive et circonscrite, ne s’éveillera jamais d’elle-même ; car l’invention, qui est le propre du génie, ne surgit que par la liberté. Ce n’est pas cette liberté qui engloutit le salaire des travailleurs, mais le mauvais usage qu’on en fait ; et puisque les productions ne sont plus en rapport avec la consommation, c’est donc la liberté qu’il nous faut. Oui ! nous aussi, nous crierons place au travail, mais au travail uni à la vertu, au travail sans débordement.

Agréez, etc.

J. Roux.

Notes ([5.1] Notre impartialité nous fait un...)
1. Référence ici au passage « L’ignorance n’a jamais fait de mal, […] l’erreur seule est funeste », de Émile ou de l’éducation (1762).
2. L’article mentionne ici l’abbé Guillaume Thomas Raynal (1713-1793), auteur notamment d’une Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des européens dans les deux Indes (1770).

 

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique