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6 octobre 1833 - Numéro 40
 
 

 



 
 
    

SUR LES TARIFS DES OUVRIERS

et des entrepreneurs.

(1er Article.)

Des discussions entre les ouvriers et les maîtres, entre les salariés et les entrepreneurs, se renouvellent sans cesse depuis quelques années. Sur plusieurs points de la France, elles ont été orageuses ; dans l’une de nos grandes cités, elles ont eu des résultats sanglans. Un pareil état de choses préoccupe vivement les esprits. Des opinions divergentes sont émises de toutes parts ; des controverses animées s’établissent. Ceux qui plaident pour les ouvriers mettent sous les yeux de leurs adversaires le tableau des objets nécessaires à l’existence ; ils placent à côté le prix de ces objets, et montrent en regard [2.1]le total des salaires d’une année, calculés également sur le taux actuel ; ils le résument ainsi : Vous voyez que le salaire ne suffit pas à l’entretien de celui qui le reçoit ; il doit donc être augmenté. Il serait difficile de ne pas convenir qu’ils ont raison.

D’un autre côté, les avocats des maîtres, des entrepreneurs répondent : Voyez aussi nos tableaux ; voila le prix de vente des objets fabriqués ; voici les frais de fabrication établis d’après le taux actuel des salaires. Si nous étions obligés d’augmenter ce taux, nous serions en perte, ou du moins nos bénéfices ne seraient nullement en proportion avec les chances du commerce, et la raison voudrait que nous cessassions tout de suite une exploitation onéreuse. Ne serait-il pas difficile aussi de soutenir qu’ils ont tort ?

Alors les esprits, prompts à s’effaroucher, croient voir dans cette dissidence les symptômes d’une grande maladie du corps social. Les uns invoquent les remèdes héroïques ; ils parlent d’une rénovation complète, et s’apprêtent, comme chose possible et même aisée, à changer les bases de la société. D’autres se cachent le visage dans les mains pour ne pas voir l’invasion des barbares, et les scènes d’une nouvelle Jacquerie.

Pour l’homme qui examine la question de sang-froid et avec quelque connaissance du mécanisme des sociétés, elle prend un tout autre esprit. Il ne voit point là un système de maladie sociale, mais seulement la preuve d’une grande erreur politique, d’un pernicieux système d’administration. Pour guérir une maladie déjà grave et qui pourrait le devenir bien plus, il n’est nullement nécessaire, à ses yeux, de rien changer dans l’organisation sociale, de rien innover dans la position respective des entrepreneurs et des salariés. La fixation des salaires doit rester toujours entièrement libre entr’eux. C’est un contrat où chacune des parties doit trouver son avantage. L’administration doit les protéger également toutes deux, comme elle doit veiller à ce que toutes les autres espèces de contrats soient librement formés et loyalement exécutés. Rien à changer dans tout cela, car dans tout cela ne se trouve point la cause du mal. Elle est tout entière dans les lois politiques, dans le système de l’impôt.

Que demandent les ouvriers ? que le salaire soit assez élevé pour fournir à leurs besoins. Cette demande est de toute justice, et de plus, elle doit nécessairement réussir. Comme l’a très bien observé l’illustre M. de Tracy le père1, « à la longue, le prix des salaires se règle, et ne peut pas manquer de se règler sur le prix des choses nécessaires à l’existence. » Si donc les maîtres trouvent qu’ils ne peuvent pas donner ce prix ; ce n’est pas aux ouvriers qu’il faut qu’ils s’adressent, c’est aux hommes qui sont cause que l’ouvrier est forcé d’exiger ce prix, c’est-à-dire à ceux dont les mesures élèvent le prix des objets de consommation à un point tel que ce salaire seul ne peut faire vivre le salarié. Si les objets dont il a besoin lui coûtaient la moitié moins, l’ouvrier serait content de la moitié du salaire qu’il réclame aujourd’hui ; car, et M. de Tracy l’a dit aussi, « ce n’est pas le prix du salaire en lui-même qui est important, c’est son prix comparé à celui des choses dont on a besoin pour vivre. »

Or, d’où vient que le prix des objets de première nécessité est si élevé, surtout dans les villes où résident une multitude d’ouvriers ? N’est-ce pas de l’énormité des taxes, des impôts indirects ? Que les entrepreneurs, au lieu de s’aigrir contre les réclamations auxquelles la nécessité pousse les ouvriers, s’en prennent à un système [2.2]financier, véritable cause de leurs embarras. Qu’ils cessent de s’appuyer aveuglément contre tous leurs intérêts les hommes qui, au conseil et dans la chambre soutiennent les droits-réunis. Tant que pour nourrir la morgue des séides du pouvoir le fisc prélèvera dans la bourse du pauvre une si forte part de l’argent destiné à sa subsistance, il faudra bien que ceux qui l’emploient remplacent cette portion enlevée par le trésor. On voit donc clairement deux choses, d’abord qu’il n’y a rien dans les discussions de ce genre d’effrayant pour l’avenir de la société ; rien qui demande de ces changemens d’organisation, souvent si funestes, toujours si chanceux ; et qu’il suffit d’une loi politique extrêmement simple, et réclamée depuis long-temps par tous les patriotes, l’abolition des droits-réunis, pour rétablir, avec l’équilibre entre le taux du salaire et le prix des objets de première nécessité, la bonne harmonie entre ceux qui travaillent et ceux qui font travailler ; en second lieu, que, malgré les déclamations de tant de gens, les intérêts des diverses classes, loin de se combattre, s’accordent parfaitement, et que les mesures les plus utiles aux ouvriers seraient également profitables aux entrepreneurs. Tous les citoyens qui contribuent d’une manière ou d’une autre à la production de la richesse publique, ont, dans les questions politiques, le même intérêt. Il n’y a d’intérêt distinct et opposé que pour les gens dont l’unique métier est de puiser dans la bourse de chacun, et de s’engraisser de l’amaigrissement général.

F. D.

Notes (SUR LES TARIFS DES OUVRIERS et des...)
1. Antoine Destutt de Tracy (1754-1836), l’une des principales figures des idéologues. Il avait publié en 1823 un Traité d’économie politique.

 

 

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