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6 octobre 1833 - Numéro 40
 
 

 



 
 
    

De la Révolution industrielle

en france.

La plus grande, la plus sainte de toutes les propriétés et de toutes les richesses, c’est celle du travail ; car le travail sort immédiatement des bras, et pour ainsi dire des ossemens de l’homme : la vue de l’objet travaillé rappelle immédiatement un être animé et intelligent ; vous croyez le voir s’épuisant en efforts ; vous croyez l’entendre fredonnant le refrain de la distraction. Le travail est la montre de l’intelligence ; il porte l’empreinte et réveille l’activité de cette magnifique faculté. Si pour vous c’est chose sacrée que l’homme, le travail où l’on peut saisir encore la trace de sa main, la conception de son esprit, l’harmonie de sa raison, les créations de son imagination, le travail, qui réfléchit la vie de sa vie, et révèle sa perfectibilité, vous doit être aussi sacré que sa personne.

Dites-moi ce que deviendrait la croûte de la terre sans l’aspect animé que lui inspire un intelligent labeur, et sans la féconde parure dont l’industrie l’embellit ; que dirait à votre cœur la surface terrestre, si fière de ses capricieuses marqueteries ? Et pourtant la richesse du travail n’a jamais été considérée dans les systèmes politiques ; encore aujourd’hui elle n’est attributive d’aucun droit. Il est donc vrai que nous sommes, plus que nous ne pensons, mâchurés des préventions de l’ancienne féodalité, et qu’il nous reste quelque chose du mépris qu’en ces temps barbares on avait conçu pour l’espèce humaine ; qu’il nous reste quelque chose de ces mœurs qui faisaient trouver l’esclavage tout naturel, qui ravalaient les hommes au niveau des troupeaux, et sous le règne desquelles la tête d’un homme n’était guère qu’une tête de plus dans un cheptel ; sous le règne desquelles il se trouvait taillable à merci et attaché à la glèbe comme la chambranle à l’appartement : la terre [3.1]était tout alors ; la terre donnait droit aux offices, aux honneurs ; la terre et le nom de la terre distinguaient les seigneurs ; la terre attribuait la gloire et les diplômes ; la terre méritait à ses possesseurs les grades d’officiers, de généraux, de connétables, de pairs, de rois, la terre élisait (et élit encore de nos jours) les notables, les députés, les électeurs ; la richesse du travail ne transférait rien de tout cela ; c’est à peine si nos politiques de 1830 prennent garde encore à cette puissance nouvelle : ils ne voient toujours que la terre. La terre produit-elle donc plus que le travail ? Voyons : tout compte fait le chiffre des productions territoriales s’élève annuellement à quatre milliards environ ; le chiffre des productions des mains de l’homme dépasse quinze milliards. Le capital représenté par les bras français est donc quatre fois environ plus important que le capital de toutes les propriétés foncières ; et pourtant il est compté pour rien !

Il faut dire qu’il en fut ainsi des capitaux mobiliers ou industriels jusqu’en 89 ; ils furent émancipés par notre première révolution, et aujourd’hui les financiers, les banquiers et les négocians traitent avec les propriétaires d’égal à égal ; ils partagent avec eux les droits électoraux et les chances de l’éligibilité : c’est un progrès ! Faudra-t-il donc un autre 89 pour émanciper la plus noble, la plus vivante, la plus utile des richesses : celle qui vivifie toutes les autres ? Car, enfin, si vous n’aviez la puissance des bras pour mouvoir et féconder la terre, pour utiliser les capitaux et leur donner vie, il ferait beau vous voir avec vos pierres, vos genêts et vos broussailles ; il ferait beau vous voir assis sur la caisse où gisent vos trésors ! Voyez, s’il vous plaît, quelle extravagance ? La plus productive des richesses, l’ame de toutes les autres, est dans notre siècle en état de supplication et de servitude devant celles qui lui doivent tout ! Elle est délaissée, dédaignée, sans rang politique, sans représentans, recevant partout pitié et quelquefois mépris ! Voila certes, un non-sens dans les idées morales de nos jours. Il n’y a vraiment pas de logique dans la hiérarchie des richesses. Eh bien ! la tâche de l’avenir est de replacer chaque chose en son lieu, et de rendre la préséance au mérite ; la richesse des bras doit avoir le pas sur les autres, et, comme les autres, doit conférer tous les droits civiques ; telle est la tendance des idées à mesure que la civilisation gagne ; les différentes richesses seront classées en premier ou en second ordre, selon qu’elles toucheront de plus près à l’intelligence qui est le principe civilisateur.

Or, la révolution que nous attendons, et qui, dans tous les esprits, doit consacrer la prééminence de la richesse des bras sur toutes les autres, sera accomplie quand les ouvriers seront assez instruits pour revendiquer eux-mêmes les droits dus à l’excellence de leur propriété ; jusqu’à ce jour ils n’ont pas pu le faire : ils ne possèdent ni l’art d’écrire, ni l’art de dire ; ils ne peuvent vulgariser les avantages de la richesse des bras ! L’étude de la langue n’est pas leur fait ; et d’ailleurs la tradition des habitudes, dans leurs courts momens de loisir, les conduit au cabaret et non à l’étude ; les corruptions monarchiques leur ont légué cet héritage de leurs pères, et les hommes du pouvoir perpétuent avec soin ces goûts assortis à leurs vues égoïstes. Ils disent dogmatiquement : Qu’est-il besoin d’une intelligence développée pour diriger la charrue ou la navette ? L’ouvrier n’a que faire de science ! Puis ils jettent ça et là, et par grâce extrême, quelques frères ignorantins ; vantant en style déclamatoire, leur amour pour l’instruction publique, [3.2]dans de longs prospectus et dans de longs discours ; mais en secret ils tremblent devant la propagation des lumières ; ils ont conscience de leur intelligence et se voient d’avance devenus petits de tout ce dont le savoir grandirait les ouvriers ; et n’osant tout-à-fait obstruer les sources de l’enseignement, ils les étoupent. et les tamponnent de telle sorte qu’eux seuls et les leurs en peuvent profiter, et se pavanent hypocritement de les rendre nettes et de les ouvrir à pur et à plein.

Mais sous le domino on reconnaît vos secrets désirs d’ignorance publique, gens de peu de foi ! Vous ne pouvez vouloir l’instruction du peuple ; car, dans un système large et bien entendu d’instruction publique, le travail glorifié serait la première richesse ; les capitalistes en terre ou en argent seraient à genoux devant le travail ; à leur tour ils deviendraient supplians en face des travailleurs ; et l’ouvrier dicterait alors ses conditions. Il aurait la place que son ignorance vous donne ; il commanderait à la terre et à l’or ; il traiterait d’égal à égal avec ceux qui possèdent l’un et l’autre. En vérité, je le dis, encore une révolution et nous verrons cela !

F. C.

 

 

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