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27 octobre 1833 - Numéro 43
 
 

 



 
 
    
 De l’apprentissage.

Pour se créer certaines chances de succès dans l’exercice d’une industrie quelconque, il est indispensable d’en étudier préalablement tous les ressorts sous la direction et d’après les avis d’un maître expérimenté, qui transmette à l’élève les principes qu’il a reçus lui-même, que le temps a développés et que l’expérience a mûris. C’est ainsi que de génération à génération les arts et les métiers nous ont été transmis par nos pères avec toutes les innovations successives que les lumières de l’instruction ont permis de porter au plus haut degré de perfection.

De toutes les industries manufacturières, la fabrique des étoffes de soie est, sans contredit, une de celles où le génie de l’homme rencontre le champ le plus vaste pour exercer son empire. Qui pourrait dire les progrès rapides que cet art a fait depuis 30 ans, et les modifications sans nombres que lui font subir tous les jours la main habile de l’ouvrier et le développement de son intelligence.

[2.1]Avant l’invention de l’ingénieuse mécanique de M. Jacquard, cet art, long-temps stationaire, fut presque la propriété exclusive de notre cité ; l’habileté de nos ouvriers, la bonne foi réputée des négocians qui se livraient à cette industrie assurèrent long-temps à nos marchandises la première place sur tous les marchés de l’univers. Aujourd’hui, grace au goût exquis de nos dessinateurs, à la rapidité de notre exécution, et enfin à la rare réunion de tant de talens divers, cette antique préférence nous est encore acquise ; mais pouvons-nous espérer qu’il en sera toujours ainsi quand nous voyons l’indifférence avec laquelle les jeunes gens se livrent à l’étude de cet art ingénieux d’où dépend la splendeur de la seconde ville de France.

Quel est le citoyen qui ne gémira pas en voyant la licence effrénée de nos ateliers et la mauvaise volonté qu’apportent à s’instruire les apprentis sur lesquels repose pourtant l’avenir de notre industrie. Si nous convenons avec raison des pas immenses qu’ont fait faire à l’industrie les différentes révolutions qui ont changé la face du globe, en répandant les bienfaits de l’instruction parmi toutes les classes, et en abolissant d’injustes privilèges, nous regrettons bien sincèrement qu’on n’ait pas conservé des usages dont l’expérience avait constaté la bonté, et d’où a dépendu peut-être la prodigieuse réputation de la main-d’œuvre lyonnaise. On comprend sans doute que nous voulons parler de la surveillance active qu’exerçaient autrefois les maîtres-gardes, aujourd’hui prud’hommes, sur la conduite des apprentis, des épreuves qu’ils leur faisaient subir, et des conditions qu’il fallait remplir pour être reçu ouvrier, et par la suite maître. Qu’on ne nous allègue pas ici cette raison banale : L’industrie est libre. Cette liberté ne peut aller jusqu’à la licence, et tout doit avoir des bornes circonscrites dans l’intérêt général.

Ces anciens usages, qui n’avaient rien d’arbitraire, assuraient à notre fabrique des ouvriers habiles, des maîtres parfaits et des manufacturiers expérimentés. Aujourd’hui, malgré tout le zèle que déploie en cette circonstance le conseil des prud’hommes, pour la répression de la licence qui se glisse dans nos ateliers, l’insubordination des élèves est à son comble, les principes se corrompent peu à peu, et bientôt, à notre regret, cette précieuse fabrique, qui fit notre gloire à raison de notre supériorité, deviendra la propriété des étrangers qui, à notre honte, usent de tous leurs moyens pour la fixer chez eux, quand nous ne faisons rien pour la conserver.

Que les prud’hommes redoublent d’efforts ; c’est sur eux que repose cette imposante responsabilité ; et peut-être un jour leur demandera-t-on compte du mandat qu’on leur avait confié. Ils ne doivent pas borner leurs devoirs à juger seulement les différends qui s’élèvent entre leurs justiciables : ils ont une mission de vie à remplir. Gardiens de notre mine féconde, ils doivent en surveiller l’exploitation dans tous ses détails, et c’est sur les apprentissages qu’ils doivent porter la plus grande part de leur sollicitude.

Ce n’est point sans raison que nous montrons ici toute notre indignation contre un tel ordre de choses. Quel est l’homme qui n’éprouverait pareil sentiment à l’aspect du nombre effrayant d’appels devant le conseil, pour cause d’insubordination de la part des apprentis ? Quel est le maître, si l’on n’y remédie, qui voudra se charger de former des ouvriers, si rien ne lui garantit que ses soins et ses leçons ne seront pas perdus ? Il en est temps encore, le mal n’est pas sans remède ; que [2.2]des mesures sévères autant que justes soient prises pour arrêter cette déception qui causerait notre ruine ; que les chefs d’atelier s’adjoignent à nous pour demander la prompte répression de cet abus pernicieux ; qu’ils ne négligent aucun moyen pour retenir dans le devoir ces jeunes gens sans expérience qui s’aveuglent sur leur avenir, et qu’ils leur répètent sans cesse que c’est d’un bon apprentissage que dépend souvent la réussite.

Nos principes sont assez connus pour que nous ne redoutions pas une fausse interprétation de nos paroles ; nous ne prétendons point ici faire l’éloge du régime du bon plaisir, ni faire croire que les maîtres d’autrefois n’éprouvaient pas des désagrémens pires à ceux que nos contemporains éprouvent ; nous ne voulons pas davantage qu’on exige de ces jeunes gens un travail trop prolongé et souvent au-dessus de leurs forces ; mais nous désirerions que des visites souvent répétées par les prud’hommes tinssent les élèves dans le devoir de l’obéissance qu’un subordonné doit à son supérieur, et qu’on nous délivrât enfin par quelque moyen du scandaleux spectacle que nous offrent chaque semaine les contestations qui s’élèvent entre maîtres et apprentis. C’est encore ici le cas de déplorer le fatal aveuglement qui a dicté la mesure par laquelle on a diminué le nombre des membres composant ce tribunal, tandis que des raisons importantes rendaient nécessaire leur augmentation, pour que la surveillance fût plus active et le fardeau moins onéreux.

Nous avons parfois été témoins de la confiance aveugle avec laquelle bien des chefs d’atelier acceptent des apprentis sans avoir pris toutes les mesures que la prudence dicte, pour les garantir de leur inconduite ; il en est même qui portent la négligence jusqu’à ne passer aucun engagement avec les personnes qui les placent chez eux. Ce manque de précaution est impardonnable, et les maîtres qui se trouveront dans ce cas courent les chances de perdre leur recours en indemnité. Nous espérons que cet avertissement ne sera pas perdu pour eux, et qu’ils ne négligeront plus les mesures qui peuvent contribuer puissamment à les tranquilliser.

B......

 

 

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