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1 janvier 1832 - Numéro 10
 
 

 



 
 
    
AU RÉDACTEUR

Lyon, le 29 décembre 1831.

Monsieur,

Dans une précédente lettre que j'ai eu l'honneur de vous adresser, j'ai examiné quelle pouvait être, pour la France, l'importance de la fabrique de Lyon, et j'ai indiqué l’établissement d'une prime de sortie pour ses articles, comme pouvant être le seul remède efficace aux maux qui l'accablent depuis si long-temps.

Aujourd'hui, Monsieur, si vous voulez bien encore m'ouvrir vos colonnes, je me propose de présenter quelques nouvelles considérations, et de prouver, à l'appui de mon opinion, que le moyen dont j'ai parlé est également indiqué par le système qu'ont universellement adopté, dans la direction de leur commerce extérieur, toutes les nations commerçantes de l'Europe, sans en excepter la France.

Mais auparavant, je dois enregistrer un fait qui s'est produit au milieu des débats que viennent de provoquer encore, à la chambre des députés, les malheureux événemens de notre ville.

M. le président du conseil avait d'abord essayé, dans un premier discours, d'expliquer les souffrances de notre industrie par de vagues généralités, qui cependant n'ont que peu ou point de rapport avec elles, et par des citations qui n'ont point assez d'exactitude. Mais plus tard, dans une occasion où il n'eut pas le temps de préparer ses phrases, cessant d'en dissimuler ainsi la véritable cause, il a enfin consenti à la voir plus simplement, comme tout le monde, dans la concurrence des soieries étrangères. C'est ce fait ou cet aveu qu'il importait à mon dessein de constater d'abord.

Puisque M. le président du conseil a reconnu que nous avons à l'étranger des concurrens qui nuisent considérablement à l'écoulement de nos soieries, il n'ignore pas, non plus, quel est l'avantage qu'ils ont sur nous. Il sait, sans doute, que la main d'œuvre chez eux coûte moins que chez nous, parce que leurs ouvriers peuvent vivre à meilleur marché que les nôtres. [4.2]Il sait encore qu'ils doivent cet avantage à leur pauvreté, l'argent ayant plus de valeur là où il est plus rare, et il doit en conclure nécessairement qu'à égalité de procédés il y a pour nous impossibilité absolue de produire au même prix qu'eux.

Dans cet état de choses, il doit lui être évident que, sans la protection d'une prime, nous ne pouvons entrer avec eux sur les marchés étrangers. Les Anglais eux-mêmes, nonobstant leurs machines économiques, ne peuvent s'y soutenir autrement, pour un grand nombre d'articles ; car sans cette ressource qui leur est offerte, les nations riches, vaincues successivement par les nations pauvres, dans toutes les branches de l'industrie, s'y verraient, à la longue, infailliblement supplantées par elles.

L'on peut donc s'étonner que le gouvernement, qui doit veiller à la conservation des sources de la richesse du pays, n'ait point encore songé à appliquer aux maux de la fabrique de Lyon le seul remède qui puisse les soulager. Ce remède cependant, qu'il trouverait dans une prime de sortie, lui est manifestement indiqué par le système commercial qu'il a adopté, et dont elle est, ainsi que les droits d'entrée, l'un des grands moyens.

La prime et les droits d'entrée, quant à leurs résultats, sont parfaitement identiques ; ils ne diffèrent que dans leur application, la première devant agir sur les exportations, et les seconds sur les importations. Expliquons cela par un exemple.

Supposez que les draps étrangers entrassent librement en France ; ils y obtiendraient, sans doute, la préférence sur les nôtres, vu leurs bas prix. Evaluez à 10 millions la somme qu'ils pourraient alors nous enlever ; les droits d'entrée, en les repoussant, nous conservent donc cette somme ; et la faisant refluer sur nos manufactures, là d'abord elle se distribue par le travail entre nos fabricans et nos ouvriers drapiers, puis de leurs mains passe successivement dans celles d'autres travailleurs, crée par cette circulation une somme de revenus particuliers plusieurs fois égale à elle-même, et augmente proportionnellement les revenus de l'état.

Or, tous ces mêmes effets sont exactement produits par la prime. Ainsi, appliquée à nos soieries, elle en baisserait les prix à l'étranger, en augmenterait par conséquent l'écoulement ; et il se pourrait que cette augmentation fût bientôt portée à 10 millions. Cet argent entrant donc dans le pays, y suivrait le même chemin que je viens de décrire, et dans sa route augmenterait aussi de la même manière les revenus publics et particuliers.

Ainsi, dans l'un et dans l'autre cas, par la prime comme par les droits d'entrée, effet tout aussi favorable produit sur la balance de notre commerce, égale activité communiquée au travail et à la circulation, même augmentation apportée dans la richesse et dans les revenus des particuliers et de l'état, enfin identité absolus d'heureux résultats.

La prime est donc un moyen au moins aussi utile et aussi nécessaire à la prospérité du commerce extérieur et à l'accroissement de la richesse publique que peuvent l'être les droits d'entrée. Quoique la prime soit beaucoup plus rarement employée, plusieurs branches de commerce en sont cependant favorisées. Pourquoi donc en refuserait-on le secours à notre industrie, dans sa détresse ? Serait-ce parce qu'elle exige une dépense de la part de l'état ? Mais il est évident, comme je l'ai prouvé, qu'elle lui en rendrait le montant et même au-delà, par l'augmentation de ses revenus, résultant d'un accroissement de capitaux et de travail qu'elle procurerait [5.1]au pays. Elle ne serait donc véritablement qu'un prêt momentané à l'industrie.

Ce prêt d'ailleurs serait naturellement à imputer sur des fonds qui, par leur origine, semblent devoir lui être spécialement affectés. Tels sont les droits imposés aux marchandises étrangères. En effet, le gouvernement, dans la proposition qu'il en fait aux chambres, ne manque jamais de leur dire qu'il n'a point alors en vue les intérêts du fisc, mais uniquement ceux de l'industrie.

De ce principe, dont la justesse est incontestable, dérive, ce me semble, l'obligation d'appliquer par privilège le produit de cet impôt aux besoins de l'industrie. Voilà donc le fonds privilégié des primes, qui est bien loin toutefois d'être absorbé par elles.

Le système commercial suivi par la France indique donc manifestement au gouvernement une mesure propre à relever notre industrie abattue ; l'efficacité n'en est point contestée ; elle n'exigerait qu'une simple avance de l'état, puisque, en augmentant ses revenus, elle lui rendrait ce qu'elle lui aurait coûté ; enfin, dans tous les cas, des fonds lui sont assignés par privilège sur une certaine branche d'impôts.

Cependant privée d'un secours qu'il serait si facile de lui donner, la fabrique de Lyon s'affaiblit de plus en plus dans la lutte inégale qu'elle soutient au dehors. Voudrait-on donc, au milieu de tant d'autres causes d'appauvrissement pour le pays, laisser encore tarir ainsi l'une des sources les plus abondantes de sa richesse ? Que dans une telle nécessité la fabrique tout entière élève donc sa voix pour réclamer la seule mesure qui puisse la préserver elle et la France de cet irréparable malheur. Qu'oubliant leurs funestes divisions, franchement réconciliés, et déjouant ainsi de perfides combinaisons, fabricans et ouvriers réunissent leurs efforts dans une circonstance où il ne s'agit pour eux tous de rien moins que de leur ruine.

Qu'ils ne craignent point de voir assimiler leur demande à ces mesures réclamées par l'égoïsme des localités contre les intérêts du pays tout entier. Ce n'est point à eux que s'appliquent ces paroles de M. le président du conseil. Plus de 150 millions de revenus, que leur relations extérieures seulement procurent encore à la France dans leur décadence, prouvent suffisamment que tous les intérêts généraux du pays sont ici parfaitement d'accord avec les leurs. Qu'ils montrent donc une juste confiance dans leur cause ; qu'ils ne s'abandonnent point eux-mêmes dans un moment décisif, où ils se voient menacés de perdre, avec le plus important de leurs articles, la moitié de leur travail et de leurs affaires. Car ils se tromperaient s'ils se résignaient à cette perte dans l'espérance que ce fût la seule qu'ils auraient à craindre de la même cause. L'on ne peut en effet se dissimuler qu'après avoir enlevé l'uni à la fabrique de Lyon, les pays plus pauvres, qui produiront toujours à meilleur marché qu'elle, attireraient encore à eux insensiblement les divers genres de façonnés ; et il n'en saurait être autrement, si l'on persistait à se refuser la seule défense à laquelle, en pareil cas, puissent recourir les pays riches.

La violence de la crise va s'augmenter chaque jour. Nos rivaux qu'avec tant d'imprévoyance, nous avons d'abord laissé grandir si paisiblement, et qui nous sont enfin devenus si redoutables, ajoutent encore sans cesse de nouvelles forces à celles qu'ils ont déjà. Dans ce pressant danger, la fabrique de Lyon se manquerait à elle-même de rien négliger qui puisse l'en garantir. Qu'elle invoque donc l’appui de la ville entière et du département, [5.2]qui participent à ses biens comme à ses maux, où tout languit, ou bien tout prospère avec elle. Et nous en avons un exemple frappant dans les propriétaires de la ville, dont la fortune a diminué d'un tiers depuis le commencement de ses souffrances, et qui, sans nul doute, se récupérerait bientôt par le retour de sa prospérité.

Que tous les vœux donc, que toutes les volontés se groupant autour d'elle, viennent fortifier de leur concours celle dont ils partagent et doivent partager le sort, heureux ou malheureux, quel qu'il soit. Le gouvernement, les chambres ne pourraient se refuser à une demande légitime, qui leur serait présentée à l'unanimité de tant de voix, et où surtout les intérêts généraux ne trouveraient pas moins de faveur que les intérêts de notre malheureuse fabrique.

J'ai l'honneur d'être, Monsieur, avec la plus parfaite considération,

Votre très-humble et obéissant serviteur,

D.

 

 

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