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3 novembre 1833 - Numéro 44
 
 

 



 
 
    
 DE L’ASSOCIATION COMMERCIALE

d’échanges.1

Après une étude assez approfondie, il nous a semblé que dans ce nouveau mécanisme commercial on voyait scintiller quelque idée d’avenir, et qu’il pouvait être profitable d’appeler d’avance les intelligences à en éclairer le problème ; cette association compte d’ailleurs à Lyon 1,000 à 1,200 adhésionnaires, presque tous de la classe industrielle ; cette considération nous a décidé à faire une exposition de l’objet qu’elle se propose, et si quelques-uns regrettaient le temps que nous y avons mis, cette même considération nous excuserait encore.

C’est en comptant le nombre des industries et la variété des travaux autour desquels gravitent les intelligences et les efforts de l’homme, que les auteurs de l’association d’échange ont vraisemblablement conçu ce qu’ils nomment leur monde commercial ; ils ont considéré que l’humanité était parquée par la main de la nécessité dans quelques centaines de catégories de différens travaux ; que chaque travailleur ne tirait sa subsistance quotidienne que des productions de plusieurs autres travailleurs, et qu’il serait plus simple que par un échange réciproque, ils se fissent, en détail, livraison journalière de leurs produits respectifs, que de voir toutes les productions, d’abord entassées à grands frais au profit de quelques accapareurs, diverger ensuite de ces différens points de centralisation vers tous les producteurs. Par une transmission immédiate d’un producteur à un autre, tous n’avaient affaire qu’entr’eux et étaient liés par une dépendance réciproque et égale ; tous restaient affranchis de la domination intéressée des capitalistes et de la nécessité des capitaux.

Ce que voyant, les auteurs de l’association sont venus et ont dit à l’ouvrier : « Voila un travailleur comme vous, qui a besoin de vos produits, comme vous avez besoin de ses produits ; pourquoi n’échangez-vous pas ? Si son travail ne vous convient pas, voici un autre ouvrier, échangez avec lui ! Vraiment vous agissez d’une façon singulière ! Vous irez à l’emplette de son produit quand ce produit sera emmagasiné chez le capitaliste ? Vous devrez à ce dernier la dîme du prix pour frais de magasin, la dîme pour les commis, la dîme pour les transports, la dîme pour l’intérêt de ses capitaux, la dîme pour ses peines, la dîme pour les chances de pertes ? D’un autre côté, autant sacrifie l’autre travailleur, lorsque près du besoin de vos produits, il va les choisir dans les magasins ; eh ! que n’échangez-vous tous deux directement et proportionnellement ? que ne convenez-vous d’échanges réciproques ?

Chaque année vous avez besoin, par exemple, de trente objets divers, confectionnés par 30 artisans, qui chacun ont [6.1]à leur tour nécessité d’un trentième de ceux que vous créez, faites pacte avec eux ; ils vous donneront chacun un trentième de leurs travaux en échange des vôtres ; et si le traité vous embarrasse à faire et les relations à nouer nous ferons cela : tenez seulement à notre ordre telle quantité de produit que vous consentirez et tout ira bien.

Les auteurs du système sont allés vers chaque artisan, lui tenant même langage ; puis ils se sont posés sur la place publique s’écriant : dès ce jour l’argent est inutile ; producteurs respectifs, ne dites point : les capitaux font vivre le travail ; en vérité, le travail seul peut alimenter le travail. Quel que soit votre genre d’industrie, venez à nous et vous travaillerez. A vous, propriétaire, il manque le vivre, le vêtement ; soit : voici des billets à ordre sur tels marchands de pain, de vin, d’habits, allez, vivez et soyez vêtus ; mais à ces marchands un logement vient à manquer ; soit : voici sur le propriétaire un billet à ordre ! logez-vous ; celui-ci donne le pain, celui-là le vin, l’autre la chaussure, l’un les chapeaux, tel le bain, tel le spectacle ; enfin l’ensemble des associés produit à peu près toutes les jouissances réservées à l’humanité ; ils les échangent et jouissent ainsi de toutes choses : il est bien entendu que dans l’association, ceux-là doivent être en plus grand nombre, dont les produits sont d’un usage plus fréquemment répété ; les travaux engagés doivent être équilibrés de façon qu’il ne se trouve pas plus de vêtemens que de personnes à vêtir ; plus de chapeaux que de têtes à coiffer ; c’est l’affaire du receveur des engagemens d’échange, que de maintenir cet équilibre ; c’est à l’atteindre que se mesure la justesse de son coup-d’œil commercial, comme dans le commerce ordinaire, l’esprit du négociant brille dans la prévision exacte des consommations annuelles.

Supposons cent travailleurs ainsi associés.

Aujourd’hui le premier délivre au deuxième une valeur en marchandise ; celui-ci remet au troisième pareille valeur en échange ; cet autre au quatrième ; si dans le jour vingt-cinq mutations se sont succédé, et que chaque mutation coûte aux échangistes 4 p. %, la société aura encaissé par ce droit de courtage 100 pour 100 ; que, si rien ne vient suspendre le roulement des échanges, et que les cent adhésionnaires donnent et reçoivent chaque jour les choses nécessaires à tous leurs besoins de tous les jours, le bénéfice social devient énorme ; et si les associés, au lieu d’être cent, s’élèvent à mille, vous verrez ce bénéfice s’accroître dans une progression que l’expérience seule pourrait dire, et la société en disposerait à sa convenance, soit par une distribution proportionnelle, soit en acquisition des produits étrangers nécessaires aux associés.

Tel est le tableau de l’association quand elle ne s’étend pas au-delà d’une ville ; mais une fois établie partout, elle correspondra avec toutes les sociétés parallèles ; vous pourriez prendre à Lyon sur Paris un billet à ordre pour tel objet qu’il vous conviendrait d’avoir dans cette dernière ville, absolument comme vous vous pourvoyez d’un billet de banque d’une ville sur une autre ; comme on voit, l’ouvrier est émancipé du capitaliste, et pour travailler toujours n’a besoin d’autre capital d’avance que de quelques semaines de travail.

Nous avouons franchement que les dernières conséquences de ce système nous échappent ; nous entrevoyons en cas d’heureuse application, une révolution dans les rapports des industriels entr’eux ; mais, ce qui nous paraît certain, c’est que l’humanité [6.2]ne subsiste que des produits de l’humanité, et que le mode de distribution qui fera tenir à tous, par la voie la plus directe, les produits nécessaires à tous, sera le meilleur ; or, l’échange du produit contre le produit est assurément ce qu’il y a au monde de plus direct, de plus simple et de plus naturel ; mais il n’est donné d’arriver au simple et au naturel qu’en passant par les lumières de la civilisation. Quand le génie de l’intelligence humaine, secouant de ses ailes les gluaux de l’ignorance et des préjugés, aura doté le monde de communications telles que les marchandises ne coûteront guère plus de transport qu’aujourd’hui l’argent, je croirai fermement à la possibilité de substituer à l’échange par l’intermédiaire du numéraire, l’échange direct ; mais la généralisation des mesures matérielles qu’il faut d’abord prendre avant d’arriver à l’application facile et universelle de ce système, suppose auparavant dans les intelligences du peuple une habitude de généralisation, c’est-à-dire un développement intellectuel qui ait mis en jeu toutes les forces de l’entendement ; le concours de toutes ces forces, presque entièrement étouffées encore sous le boisseau de l’ignorance, me semble nécessaire pour imaginer les établissemens, qui, correspondant à l’idée de l’échange en général, doivent présider à sa réalisation : l’esprit des industriels n’en est pas là.

Ce n’est pas, toutefois, que quelques villes privilégiées ne puissent se flatter d’être mûres déjà pour le système nouveau. Il se peut que Paris, Lyon, Marseille, renferment en assez grand nombre et dans des genres assez variés des producteurs de toute nature, pour le sustenter et pour en assurer à la longue la réussite partielle ; sous la protection d’un grand crédit avec une organisation provisoirement despotique, luttant contre les alarmes, les défiances, les ombrageuses terreurs qu’inspire ordinairement cette organisation, il pourra lentement et péniblement grandir en abjurant souvent ses propagateurs ; mais il ne s’universalisera, si l’on peut ainsi parler, il n’entrera dans les mœurs commerciales d’une nation, que lorsqu’il sera devenu une puissance et une administration gouvernementales, que lorsque la grande majorité des intelligences, unissant leurs ressources, enfin développées, auront pu disposer le sol et la législation à l’adopter et à le naturaliser.

F. C.

Notes ( DE L’ASSOCIATION COMMERCIALE)
1. L’existence de cette entreprise, se plaçant habilement sous le signe du fouriérisme pratique, avait déjà été signalée, au printemps, dans L’Écho de la Fabrique. Présenté de façon neutre dans ce numéro, ce projet sera par la suite vivement critiqué. Quelques semaines plus tard, un correspondant exprimera des doutes forts concernant un système prétendant se passer de tout numéraire, mais dans lequel, curieusement, les organisateurs s’octroyaient un intérêt, en monnaie, de 4 % (numéro du 24 novembre 1833). Un peu plus tard, les représentants officiels du fouriérisme lyonnais, Adrien Berbrugger et Jacques Rivière Cadet, présenteront une critique plus sévère encore, assimilant l’Association commerciale d’échange à une pure escroquerie (numéro du 5 janvier 1834).

 

 

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