Histoire d’hier.
Un jeune réfugié italien, de parens fort aisés, n’ayant depuis long-temps reçu aucun secours de chez lui, à cause de la difficulté des communications, ne se trouva, un jour, à l’heure du dîner, que trente-cinq centimes dans la poche. Il fallait cependant manger. Eh bien ! Se dit-il à lui-même, avec cette somme je ne mourrai pas pour aujourd’hui ; et demain…, demain la providence, [7.2]qui n’abandonne jamais personne, y pourvoira. Il cherche des yeux un endroit qui soit en rapport avec l’exiguïté de ses ressources, et il croit l’avoir trouvé à la place du Musée, n° 9, chez M. Lepelletier.
A peine entré : « Donnez-moi, dit-il, pour quatre sous de viande et deux de pain ; pour du vin, je n’en bois pas. » Et aussitôt, qui le croirait, il rougit et balbutie. Mais il rougit de nouveau d’avoir honte de sa misère, sentant que le crime seul flétrit. Il répéta donc d’une voix assurée : Quatre sous de viande et deux sous de pain.
Le marchand de vin, qui avait un extérieur fort dur, mais dont l’âme compatissante se manifestait par des effets plutôt que par des paroles, s’aperçut de l’embarras du jeune homme, et lui répondit brusquement : « Ici on ne donne pas à manger ; mais asseyez-vous ; et vous ferez un bon dîner. » L’Italien, qui savait bien n’avoir pas de quoi payer un bon dîner, ne pouvant pas à l’instant même lui notifier un refus en français, craignit que le marchand et sa famille, qui était présente, ne devinassent sa position ; le malheureux se mit encore à rougir, malgré les reproches qu’il s’était fait intérieurement quelques minutes auparavant, et dans son embarras, tout ce qu’il put faire fut de prendre son chapeau et de se disposer à sortir. Mais il fut arrêté par une voix rauque et tonnante, celle du bon Lepelletier, qui lui dit : « Vous n’avez pas d’argent », et ces paroles furent accompagnées de gestes et de regards tels, que le jeune proscrit est bien pardonnable de les avoir considérés moins comme une expansion de bienveillance que comme un reproche de vouloir escroquer le dîner. Nous avouons que, nous aussi, nous aurions répondu avec indignation comme il le fit : « Il est vrai, je n’ai pas d’argent pour payer le dîner que vous m’offrez ; mais j’ai pour quatre sous de viande, deux sous de pain et un sou pour le garçon. » Le Français, sans rien changer à son abord ordinaire : Je ne vous demande pas tant de compte ; je voulais vous dire qu’à votre accent je vous crois Italien, peut-être exilé, et assurément pauvre dans ce moment-ci. Restez donc ici ; vous aurez viande, vin ; bref, vous mangerez avec ma famille. » L’émotion de notre compatriote fut telle, qu’il en resta tout décontenancé ; il aurait voulu parler, mais le marchand, tout occupé à préparer le dîner, mettait tout le monde chez lui en révolution ; tantôt heurtant un petit enfant qui lui venait entre les jambes, tantôt criant à sa femme de se dépêcher ; puis, courant à une commode pour y prendre l’argent qu’il y avait, il se tourna vers son hôte : « Croyez-vous que je veuille mourir sans voir votre patrie. Moi aussi je sais combien elle est belle. Courage ! Si nous nous rencontrons, vous me rendrez ce dîner, et ces 15 fr. que je vous prie d’accepter. »
Rousseau ne voulait pas recevoir de bienfait, parce qu’il craignait de ne pas pouvoir le reconnaître ; plusieurs l’eussent refusé pour ne pas s’abaisser. Eternels calomniateurs de la nature humaine ! Le bienfaiteur obéit à un de ces nobles mouvemens de notre cœur, qui n’est certainement alors souillé d’aucune arrière-pensée ; et l’orgueilleux seul dédaigne les secours de son prochain. Notre exilé rendit, peu de temps après, la somme qui lui avait été prêtée ; mais quand il l’accepta, il n’eut d’autre sentiment que celui de la reconnaissance et de l’admiration qu’inspire un beau trait de philantropie ; et, serrant la main de son frère le Français, il versa des larmes d’attendrissement. Cet instant comptera parmi les plus heureux de sa vie.
[8.1]Nous avons extrait l’anecdote qui précède d’un journal italien, l’Exilé, journal de littérature italienne, ancienne et moderne1, auquel il appartenait de la raconter ; nous n’avons pas moins de satisfaction à la reproduire, que le rédacteur de cet excellent journal (M. Pescantini) n’en éprouve à la publier, et nous faisons écho après lui, lorsqu’il ajoute en terminant son récit :
« Attachons les peuples par des liens sympathiques, en racontant les traits de magnanimité qui les ennoblissent, et en répandant parmi eux des paroles de concorde et de confraternité ; et ainsi la cause sacrée à laquelle se dévouent les honnêtes gens de tous les pays obtiendra plus facilement le triomphe que nous espérons. »
(Le Bon Sens.)