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11 novembre 1833 - Numéro 45
 
 

 



 
 
    

Au rédacteur en chef de l’echo de la fabrique.1

Lyon le 5 novembre 1833.

Monsieur,

Veuillez avoir l’extrême obligeance d’insérer dans votre prochain numéro ma tardive réponse à la lettre de M. J. Roux, du 29 septembre dernier.

Agréez etc.

Puisque c’est en parcourant votre journal, que l’un de mes articles sur la théorie sociétaire de CHARLES FOURRIER est venu tomber sous les yeux de M. Roux, peut-être, et je le crois fort, n’a-t-il fait que parcourir cet article. – C’est ainsi, du moins, qu’isolant quelques-uns de ses passages, pour ne s’arrêter sur rien de ce qu’il contient de fondamental ; c’est ainsi, dis-je, que M. Roux m’a donné le droit de le traiter comme un jeune écolier pressé de quitter les bancs de l’école pour rompre une lance en l’honneur de ses maîtres en philosophie.

L’auteur de cet article, dit M. Roux, est bien louable sans doute de s’occuper des intérêts du peuple ; mais son ardeur et son admiration excessive pour M. FOURRIER, ont pu le faire dévier malgré lui. – Ici, je dois l’avouer, l’assurance et la perspicacité de M. Roux m’étonnent ! et sa hardiesse à juger l’œuvre du maître sur quelques lignes de l’un de ses disciples, est (qu’il veuille bien me permettre de dire franchement ma pensée) le fait d’un étourdi.

Nous aussi, M. le gérant, dit encore M. Roux, nous voulons le bien de la société, du peuple surtout ; et c’est vers ce but que tendait nos faibles efforts.

Après cela, je croyais que, faisant d’un trait de plume le procès de la théorie sociétaire, il allait, arborant son drapeau, proposer, au nom d’une école nouvelle, des moyens de réforme moins dangereux que ceux que nous présentons ; mais non. M. Roux s’est contenté de trouver cette réforme au-dessus de nos forces. Eh bien ! discutons :

Chacun voudrait, bien certainement, en donnant un [5.2]libre essor à ses passions, ne pas nuire à sa santé et arriver à la fortune (seuls moyens de satisfaire les besoins des sens). – Chacun voudrait aussi pouvoir se livrer en toute sécurité au liens affectueux ; et chacun, dans son intérêt, voudrait encore voir les passions et caractères s’harmoniser.

D’où vient que nous n’ayons jamais pu parvenir à réaliser ce souhait que nous faisons tous implicitement ?… (voila ce que je disais dans mon article du 15 septembre dernier.)

C’est que, répond M. Roux, la santé et le libre essor des passions sont contradictoires ; car, dit Raynal, la modération seule donne fortune, la beauté, la liberté.

Selon FOURRIER, la santé et le libre essor des passions ne sont contradictoires, que parce qu’elles sont comprimées dans leur développement et faussées dans leur emploi. – Parce que la forme sociale dans laquelle nous vivons, groupant l’humanité par familles isolées, leur a assigné à toutes des intérêts divers constamment opposés à l’intérêt général ; – et parce que, impuissante à répandre le bien-être et le bonheur sur tous, elle n’a pu que sacrifier la masse à un petit nombre, et n’a pu par conséquent travailler à l’étouffement des passions.

Deux élémens composent la nature de l’homme ; le matériel et le passionnel ; – et c’est pour n’avoir voulu reconnaître que l’un d’eux, qu’avec vingt-cinq siècles d’essais des milliers de traités de morale et de philosophie sont venus se briser contre l’autre.

Ces bibliothèques, prétendus trésors de connaissance sublimes, ne sont qu’un dépôt humiliant de contradictions et d’erreurs. (barthélemy.)

Il faut refaire l’entendement humain et oublier tout ce que nous avons appris (condillac.)

Ce ne sont pas là des hommes ; il y a là quelque bouleversement dont nous ne savons pas pénétrer la cause (J.-J. Rousseau).

C’est en partant de ces données, et par l’étude approfondie de la nature passionnelle de l’homme, que FOURRIER a su pénétrer cette cause qui échappa au génie de rousseau, celui d’entre les philosophes qui sembla pourtant le plus près de toucher au secret de la nature.

Sans doute, dans l’état actuel de la société, les passions sont dangereuses et trop souvent nuisibles ; pour en être convaincu, il n’est besoin que de jeter un regard autour de soi. – Aussi, n’est-ce point à cette société dont l’incohérence, le morcellement et l’isolement des familles sont la base, que nous prétendons appliquer le libre essor des passions. – Mais quand les efforts qui ont été faits pour en paralyser les effets n’ont servi qu’à augmenter le désordre et l’anarchie sociale, n’est-il pas plus rationnel de chercher, de s’engager dans une autre voie ?

Mais où donc est le danger de celle que nous proposons, ou plutôt que propose FOURRIER ? – S’agit-il de renverser ce qui est, – de dépouiller le riche au profit du pauvre, – de fouler aux pieds des croyances et de substituer une religion nouvelle à d’autres religions ?

Remplacer l’industrie répugnante par l’industrie attrayante : – associer les trois forces productives : TRAVAIL, CAPITAL et TALENT ! et faire participer aux bénéfices de la production, dans une juste proportion, les trois classes représentées par ces trois facultés ! telle est la tant redoutable réforme que nous proposons ; tel est le problème que résout le nouveau mécanisme que nous soumettons à l’investigation et à l’approbation des hommes qui, comme nous, ont compris l’urgente nécessité de trouver pour la société une forme plus convenable [6.1]que celle dans laquelle nous vivons si péniblement aujourd’hui.

Mais, dit M. Roux, qui s’étaie de l’autorité de Raynal, la modération seule donne la santé, la beauté, la liberté. – A mon tour je demanderai à M. Roux ce que c’est que la modération, et combien il en faudra de sortes pour accommoder l’espèce humaine, les différentes classes de la société, les différens caractères.

Cette proposition, prise dans le sens que nous lui comprenons, est synonyme de privation, et pour nous l’autorité de raynal est aussi suspecte que celle de sénèque, par exemple, qui enseignait l’amour de la pauvreté avec une modique fortune de 120 millions !

Personne ne peut se livrer aux liens affectueux, dit M. Roux, parce qu’il en est qui excitent le remords, qu’on ne forme qu’en secret et que l’on craint de divulguer. Preuve que l’homme ne peut faire le mal avec sécurité.

Ici, quelle que soit ma bonne volonté, je ne puis saisir la pensée de M. Roux, et il me serait difficile de répondre à cette objection que je cherche en vain à comprendre.

Il est encore vrai, dit M. Roux, que chacun voudrait voir les passions et caractères s’harmoniser ; mais cela est impossible, parce qu’il est des passions et des caractères diamétralement opposés, et qu’entre deux contraires, il n’y a point d’union possible.

Le noir et le blanc sont aussi des couleurs diamétralement opposées, et leur contraste choque durement la vue ; mais, mariées à toutes les autres couleurs, elles produisent l’harmonie.

Les philosophes et les moralistes ne sont les monopoleurs du progrès de la raison humaine que pour ceux qui dédaignent de puiser auprès d’eux la vérité ; ils ont dit que les passions étaient mauvaises, non pas en elles-mêmes, mais par l’abus qu’on en fait ; et si leurs systèmes ont été déplorables, ils ne l’ont été que pour les libertins. Voila ce que nous dit encore M. Roux.

Quelle est donc cette vérité que prêchent depuis si long-temps et sans fruit la philosophie et la morale, et contre laquelle la nature a si grand tort de s’insurger ?

Où donc est la puissance de la saine raison pour harmoniser les passions et en régler l’emploi ?

Douter de tout et tout nier, voila la grande vérité à l’aide de laquelle les philosophes esquivent le problème social. – Imposer toutes sortes de sacrifices à l’homme, et comprimer, enchaîner les forces qu’il a reçues de la nature de Dieu ; tel est le secret des moralistes, qui, avec la conscience qu’il fit bien tout ce qu’il fit, n’ont pourtant rien fait pour découvrir ses vues, rien produit, quoi qu’en dise M. Roux, que le dévergondage et les mauvaises mœurs.

Eh quoi ! dit FOURRIER, Dieu qui a fait des codes pour les fourmis, pour les abeilles, n’aurait pas voulu ou pas su en faire un pour l’homme ?… Que dire d’une telle supposition, si ce n’est qu’elle est absurde ? La haine, la discorde et l’envie ne sont pas (comme le croit M. Roux) des passions, mais bien des affections subversives qui nuisent dans les déviations sociales, comme les maladies matérielles dans les déviations organiques (Victor considérant. Journal du Phalanstère.) – L’amour et l’ambition rentrent dans la catégorie des douze passions primordiales dont nous avons précédemment donné l’analyse, et marqué l’emploi en régime sociétaire ; je passe outre.

Quand on aura mis l’harmonie entre des sons contraires et discordans, dit aussi M. Roux, on pourra la mettre alors entre les passions qui toutes sont destructives les unes des autres. – Ici il est facile de comprendre que M. Roux n’est pas musicien.

Comment des séances courtes et variées pourront-elles développer le germe des vocations industrielles ? – Par la [6.2]faculté de prendre dans une industrie une ou plusieurs des subdivisions parcellaires, et la liberté pleine et entière de passer d’un genre à un autre genre de travail, chaque jour, chaque année, toute la vie enfin ; – et la raison pour laquelle le travail devenu attrayant, chacun pourra, entre tous les travaux, choisir l’un plutôt que l’autre, c’est que les goûts, les penchans et l’aptitude sont tous différens ; et ce ne sont certainement pas les goûts et les penchant que nous prétendons réformer, mais bien le milieu social.

Non, nous ne prétendons pas faire cesser toute lutte entre les passions et les intérêts ; mais nous croyons pouvoir la rendre harmonieuse et productive, d’anarchique et destructive qu’elle est ; et c’est à tort, bien certainement, que M. Roux nous accuse de nous charger d’une mission possible seulement au bras du créateur. – Cherchez et vous trouverez, a dit l’Evangile. Nous n’avons pas mesuré la grandeur de notre tâche.

Jusqu’ici, dit encore M. Roux, on avait cru que la santé était un effet de la modération et de la réserve dans l’emploi de l’attraction passionnelle. On avait cru que des passions trop relâchées énervaient les esprits vitaux et corrompaient la masse du sang. La croyance était fausse on se trompait : pour guérir le mal il faut le redoubler ; et bientôt en morale comme en médecine, on homéopathisera. Heureux progrès de la raison humaine !!!

Entre cette croyance et la nôtre, à nous phalanstériens, il y a toute cette différence qui distingue FOURRIER des philosophes et moralistes que défend M. Roux. Ceux-ci prennent le mécanisme social tel qu’ils le trouvent, et cherchent par des procédés de contrainte à amortir les forces qui y produisent des chocs ; tandis qu’il en cherche un, lui, qui les utilise (Victor considérant. Journal du Phalanstère.)

Nous n’ignorons pas plus que M. Roux qu’il est deux voies dans lesquelles la société peut s’engager, l’une droite et l’autre corrompue. C’est précisément de celle-ci que nous nous efforçons de sortir ; qui donc aujourd’hui oserait prétendre que nous sommes dans l’autre ?

En troisième lieu, la fortune acquise par cette organisation est pour la réunion générale et non pour l’individu ; en cela il n’est pas récompensé de son travail, puisqu’il ne possède pas ce qu’on juge à propos de lui donner ; et qui sait si le directeur du régime sociétaire ne cherchera pas son bonheur lui aussi dans une collecte prélevée sur les fonds, comme cela arrive quelquefois ? Ce calcul n’est donc pas à la portée de toutes les intelligences.

Non, la fortune acquise par cette organisation ne sera point propriété commune ; chacun reste maître de sa fortune ; seulement le mode de possession est changé. – Et, il faut bien que je le dise, la supposition de M. Roux, que l’homme pourra être lésé dans ses intérêts par le directeur du régime sociétaire, prouve une chose ; c’est qu’il a attaqué l’œuvre de FOURRIER sans la comprendre, sans la connaître.

L’homme ne souffre que parce qu’il ignore les moyens de faire cesser ses peines, et il l’ignore toutes les fois qu’on l’empêche de les rechercher.

Cette fois M. Roux a raison : mais s’aperçoit-il qu’il a fait lui-même le procès de la philosophie et de la morale ?

Il est faux, dit-il encore, que la liberté illimitée de l’industrie et du commerce soit leur arrêt de mort.

Nous croyons le contraire ; et peut-être M. Roux commence-t-il à comprendre aujourd’hui la vérité de cette assertion.

Enfin, nous dit encore M. Roux, l’économie, une fois captive et circonscrite, ne s’éveillera jamais d’elle même ; car l’invention, qui est le propre du génie, ne surgit que par la liberté. Ce n’est pas cette liberté qui engloutit le salaire des travailleurs, mais le mauvais usage qu’on en fait ; et puisque les productions ne sont plus en rapport [7.1]avec la consommation, c’est donc la liberté qu’il nous faut. Oui ! nous aussi, nous crierons place au travail, mais au travail uni à la vertu, au travail sans débordement.

Loin de parler de circonscrire l’industrie, nous avons précédemment démontré que, pour elle comme pour le travail du génie, la plus vaste carrière de liberté serait ouverte, – Si ce n’est pas la liberté illimitée du commerce qui engloutit le salaire des travailleurs en augmentant chaque jour le nombre des improductifs, et diminuant d’autant le chiffre des travailleurs réellement productifs, que M. Roux veuille bien s’expliquer et nous dire la plaie qui le dévore ?

Enfin, puisque la production n’est plus en rapport avec la consommation, c’est donc la liberté qu’il nous faut, nous dit-il encore.

Mais qu’est-ce que la liberté, et comment M. Roux en comprend-il l’exercice ? – Cette question, toute simple qu’elle puisse lui paraître, est pour nous d’une haute importance : qu’il veuille donc me pardonner de lui en demander la solution.

Je sens, M. le rédacteur, que j’ai aujourd’hui dépassé les limites que peut m’assigner le cadre de votre journal ; et pourtant je crains d’avoir réfuté trop brièvement la critique de M. Roux. – Si, à l’avenir, les articles que vous voulez bien admettre et dont je me propose la continuation, deviennent le sujet d’une nouvelle critique, alors j’emploierai, pour y répondre, une marche à la fois plus convenable au bienveillant accueil que nous avons toujours trouvé dans votre journal, et plus en harmonie avec la clarté et la précision qu’on a droit et raison d’exiger d’hommes qui, comme nous, se présentent avec une théorie nouvelle, qui (selon le vœu de Condillac), renverse tout ce que nous avons appris.

R...... cadet.

Notes (Au rédacteur en chef de l’ echo de la...)
1. Ce texte, probablement rédigé par Rivière Cadet, signale une nouvelle fois que, un temps conquis par les thèses saint-simoniennes, puis intéressés par le versant républicain de l’économie politique de Jean-Baptiste Say, le journal des canuts partage de plus en plus nettement les options fouriéristes. Les références aux articles de Victor Considérant – qui va publier peu après le premier volume de sa Destinée sociale – indique l’orientation plus solidement doctrinale et plus pratique adoptée dès lors par les fouriéristes lyonnais et annonce par exemple les réalisations ultérieures de Michel-Marie Derrion.

 

 

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