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1 janvier 1832 - Numéro 10
 
 

 



 
 
    
NÉMÉSIS1

Comme les deux Gracchus, ces énergiques frères,
Je ne viens point ici prêcher les lois agraires,
Ni dans les longs versets d'un mystique sermon
Convertir l'homme riche aux lois de Saint-Simon.
Le temps viendra peut-être ou, du grand héritage,
L'équitable raison refondra le partage ;
Les lois proclameront, après de longs retards,
Que le sol maternel n'a point d'enfans bâtards,
Et la première Charte octroyée à la terre
Sur les points inégaux passera son équerre :
Mais, pour nos enfans seuls, sous un code nouveau,
Ce siècle d'or promis prépare son niveau ;
Laissons mûrir des temps la sagesse profonde ;
Si les vieux pilotis qui soutiennent le monde
Etaient changés d'un coup par une brusque main,
Ce monde crevassé s'écroulerait demain ;
Aujourd’hui cependant que sa base chancelle.
Il faut qu’on se prépare à l’œuvre universelle,
Que l'égoïsme froid, si long-temps imploré,
Prête au vieil édifice un étançon doré.
Méditez bien ceci, riches ! l'heure est venue
De donner une veste à la pauvreté nue ;
A la faim, un pain noir ; à ce prix seulement
Gardez votre manteau, mangez le pur froment.
Hommes qui jouissez devant l'homme qui souffre,
Pour sauver le vaisseau que demande le gouffre,
Hâtez-vous de jeter à ce flot mugissant
Votre lest superflu, dans la cale gisant :
[8.2]De ce que vous donna le caprice céleste
Démembrez un lambeau, vous sauverez le reste...
.   .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . .  .
Vous ne lui devez rien, il est vrai, c'est justice :
Qu'au coin de votre seuil sa plainte retentisse ;
Sans doute pour avoir sa part de votre pain
Il n'a pas un billet signé de votre main :
Mais prenez garde, il est une lettre de change
Que tira l'homme à jeûn sur l'homme heureux qui mange,
Elle est au point d'échoir, escomptez-la ; l'huissier
Qui doit la présenter a le geste grossier.
Mais non, vous attendrez jusqu'aux dernières heures,
Nul cri ne trouble encor vos sereines demeures ;
Et tant que le péril n'est pas dans vos salons,
Vous ajournez l’aumône à des termes plus longs,
Quand le journal du soir, par un triste message,
Refoule dans vos cœurs tout le sang du visage ;
Quand par le désespoir le pauvre suscité
Ensanglante le sol d'une grande cité ;
Alors développant vos bourgeoises tactiques,
Vous cherchez à ce mal des causes politiques ;
Vous voyez tour à tour dans votre optique étroit,
Le club républicain et l'Ecole de droit.
« Nul doute, dites-vous, que le mal ne provienne
De l'enfant d'Holyrôd ou de l'homme de Vienne. »
Vous accusez le maire et le préfet du lieu,
Le parti radical ou le juste milieu.
Oui, le juste milieu, ce Typhon doctrinaire
Est bien des maux présens la cause originaire,
Et si de nos beaux jours le dernier avait lui
Je pourrais hardiment n'en accuser que lui ;
Mais un forfait plus noir fait siffler mes couleuvres,
La misère publique est fille de ses œuvres !
La misère ! voilà le formidable agent
Qui change en révoltés tout un peuple indigent,
Ainsi de nos malheurs le grand secret s'explique ;
Les chances de l'empire ou de la république,
Les rêves du moment ne font pas le danger :
L'énigme a quatre mots : Le peuple veut manger !

Notes (NÉMÉSIS)
1 Il s’agit ici d’extrait du texte sur les évènements de Lyon publié par les journalistes et poètes  Joseph Méry (1798-1866) et Auguste-Marseille Barthélémy (1796-1867) dans leur journal satirique en vers Némésis qu’ils publièrent en 1831-1832.

 

 

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