Retour à l'accueil
17 novembre 1833 - Numéro 46
 
 

 



 
 
    
 

Au Rédacteur.

Monsieur,

Parmi les marchands-fabricans il en est un certain nombre qui a vu avec frayeur la formation de l’association des Mutuellistes. Fabricant moi-même, je n’ai pas partagé leur crainte, et comme les raisons sur lesquelles je me fonde me paraissent saines, permettez que j’emprunte une place dans votre journal pour les divulguer ; je pense que vous voudrez bien me l’accorder, car l’on ne saurait mieux s’adresser, pour traiter des questions d’industrie, qu’à celui qui s’y est entièrement consacré, et d’autant plus que, de part et d’autre, se communiquant les idées qu’on a conçues, on se place dans cette voie de fraternité où marcheront un jour tous les êtres qui concourent à un même produit.

Sans entrer dans aucun détail, sans connaître même sur quelles bases l’association des Mutuellistes est assise, on peut avancer, sans se tromper, qu’elle est précisément dans l’intérêt du marchand-fabricant. En effet, quel est le résultat infaillible de toute agrégation d’hommes ? C’est de les éclairer, par conséquent de les rendre meilleurs ; par conséquent d’offrir plus de garanties à celui qui devra traiter avec eux.

La position du marchand-fabricant est pénible, et je suis étonné qu’il ne soit pas satisfait de ce que l’occasion d’en sortir lui est offerte. Jusqu’ici il n’a eu de rapport qu’avec des industriels isolés, et partant, n’ayant jamais les yeux sur le thermomètre commercial. Aussi, lorsque les affaires prenaient un essor, quelque faible qu’il fût, de toute part les imaginations échauffées au-delà de la vérité, élevaient leurs prétentions outre mesure ; lorsque les affaires se ralentissaient, le fabricant qui, par prudence, diminuait le nombre de ses métiers, était souvent accusé d’égoïsme.

Or, avec une association qui reçoit quotidiennement par tous les côtés la connaissance exacte de la position commerciale, il est à l’abri de ce double écueil.

[4.2]Et la preuve de ce que j’avance a été facile à découvrir dans les semaines qui viennent de s’écouler. La cherté des matières premières ayant arrêté les ventes, la fabrication a été suspendue en partie ; eh bien ! les maîtres auxquels il a été le plus difficile de faire comprendre qu’on était dans la nécessité de leur retirer l’ouvrage, sont justement ceux qui, n’ayant pas entendu converser leurs collègues, ne voyaient dans cette mesure qu’un mauvais vouloir ; les autres, au contraire, se pliaient à la rigueur du moment sans grande argumentation, et cela avec une double facilité : d’abord parce que les lumières acquises les avaient préparés, ensuite parce qu’ils étaient plus à la portée de se remplacer.

Mais un des sujets de crainte de la part des marchands-fabricans, est que, lorsque les demandes renaîtront, les fabricans-ouvriers n’élèvent leur exigence à un point qui ne laisse aucun bénéfice ; mais alors la cherté des façons arrêterait la consommation comme actuellement la cherté des matières, et naturellement le niveau se rétablirait lui-même. De plus, il ne faut pas appréhender que les Mutuellistes qui, par leurs relations multipliées, suivent la marche des affaires, voulussent opérer eux-mêmes contre leur propre intérêt ; car ce vieil axiome est pour tout le monde : Qui tout le veut, tout le perd.

L’avantage du marchand-fabricant se trouve dans cette assurance qu’il rencontre, que travaillant loyalement, un concurrent moins probe que lui ne paie pas les façons à un prix inférieur au sien.

Un autre avantage est celui-ci : souvent il confie sa matière à un individu qu’il n’avait jamais vu, dont il ignore complètement la moralité, et sur lequel il n’a aucun moyen de prendre des renseignemens ; mais que cet ouvrier dise : Je fais partie des Mutuellistes, une garantie soudaine est offerte, puisque par ces deux mots il prouve qu’un certain nombre de ses concitoyens lui a déjà accordé sa confiance en le jugeant digne de lui être associé.

Qu’un règlement de comptes, quoique juste, ne se présente pas avec lucidité, dans l’état d’isolement, l’ouvrier soulève une chicane qu’il est difficile de mener à bien sans d’interminables paroles, parce qu’il vous présume intéressé dans votre langage ; mais dans l’état d’association, au contraire, ce sont ses collègues eux-mêmes qui, ne pouvant être supposés prendre parti pour le fabricant, font entendre raison. Ainsi se trouvent écartés de longs débats, toujours fatigans.

On pourrait détailler un grand nombre d’autres avantages, mais l’observation doit aisément les indiquer. Ce qui paraît probable, c’est que l’association n’eût pas soulevé contre elle les préventions dont elle est l’objet, si sa naissance eût daté d’une autre époque. Cependant qu’on y réfléchisse, et l’on verra qu’il était tout naturel que les événemens de novembre eussent des conséquences, et l’on doit s’estimer heureux que ce soit celles-là. D’un côté, ils ont produit le Courrier de Lyon, de l’autre l’association ; et partant, on pourrait dire que l’association n’est point la suite des événemens, mais, qu’ainsi qu’eux, la source remonte plus haut, savoir, dans le malaise où se trouvait une classe de citoyens. Une crise commerciale les avait réduits à un état pitoyable ; ils ont tenté d’améliorer leur sort. Un premier moyen n’a porté aucun fruit avantageux, et il n’était pas de nature à en produire, mais il a indiqué qu’on devait en entreprendre un autre tout pacifique : c’est celui-là qu’on a développé. Les fabricans timorés sont [5.1]donc dans l’erreur lorsqu’ils n’aperçoivent devant eux qu’une guerre pendante.

Je conviens qu’ils peuvent redouter que les maîtres-ouvriers, se sentant puissans par leur organisation, ne l’utilisent quelque jour à arrêter dans ses opérations un fabricant qui leur aurait déplu ; mais, premièrement, avec de la justice, on est sûr de prévenir un semblable accident ; secondement, les maîtres doivent sentir qu’une pareille mesure est contre leur intérêt, attendu qu’il leur importe qu’il y ait le plus de fournisseurs d’ouvrage que possible, afin d’établir la concurrence la plus multipliée pour réclamer leurs bras, et qu’ils doivent éviter de mettre un commerçant dans la nécessité de transporter ailleurs une industrie qui les fait vivre. Au surplus, que sert à certains fabricans de déplorer cette organisation ? Il ne s’agit plus de la détourner, elle existe ; c’est un fait auquel, bon gré malgré, il faut qu’ils se soumettent. Ce qui leur convient maintenant, c’est d’en tirer les profits qu’elle leur présente. S’ils sont récalcitrans, ils ont devant eux une puissance ; s’ils sont éclairés, ils ont devant eux des hommes émancipés qui, chaque jour, vont augmenter leurs lumières, et avec lesquels il est important de nouer un lien de fraternité. Ce lien ne peut manquer de se former, puisqu’il est commandé par le besoin des deux parties ; et chaque occasion qui surgira le fera sentir à chacun de plus en plus.

Mais sans attendre ce que le temps fera découvrir peu à peu, il est déjà un avantage dont on pourrait profiter, et qui est bien simple à indiquer.

Depuis quelques années, la manière de traiter les affaires a totalement changé de face. Autrefois une commission se donnait six mois à l’avance ; on travaillait alors pour l’Allemagne, la France, l’Espagne, et l’on ignorait les grandes opérations avec l’Amérique et l’Angleterre. Le fabricant occupait durant toute l’année un nombre parfaitement égal de métiers ; il arrivait quelquefois que pendant plusieurs années il ne variait pas de dix à douze ; sa clientèle était immobile : aujourd’hui, c’est tout le contraire ; le prix des soies, le genre des dessins, les couleurs, etc., changent deux fois par saison, les commissions sont livrables à un mois, six semaines, deux mois au plus. Au milieu de cette variation continuelle, le fabricant est contraint d’opérer en conséquence ; aussi tantôt le nombre de ses métiers monte à 300, tantôt il descend à 150, plus ou moins, selon l’étendue de ses capitaux, mais toujours à peu près dans cette proportion. Que produit ce flux et ce reflux ? Que jamais il ne peut assurer une durée d’ouvrage à un ouvrier ; et que ce dernier est occupé parfois dans une année par six à huit fabricans ; en sorte que les uns et les autres passent leur vie à se courir après ; que, d’une part, souvent l’ouvrier livre son métier, monté d’une certaine manière, au premier fabricant venu, ce qui le force à changer entièrement sa disposition et occasionne des frais toujours renaissans ; que, d’autre part, le fabricant, pour exécuter dans le temps voulu une commission qui réclame 40 métiers, est forcé de chercher quinze jours, de frapper à deux cents portes et de saisir à droite et à gauche des bras, qui souvent n’ont jamais traité l’article qui leur est offert. D’où il suit que les articles de Lyon n’obtiennent pas sur les marchés étrangers la prééminence qu’ils doivent conserver sur ceux des fabriques rivales.

Or, puisque l’association est toute formée, le pas à faire pour obvier à tous ces inconvéniens n’est-il pas le plus court possible ? Beaucoup d’autres industries nous en donnent l’idée. [5.2]A très peu de frais, et à frais communs, on pourrait établir un bureau, dans lequel chaque ouvrier viendrait se faire inscrire à mesure que l’un de ses métiers serait sur le point d’être arrêté. Sur un registre, une colonne indiquerait sa demeure ; une autre colonne, la disposition de son métier ; une troisième, l’époque de sa cessation d’ouvrage, etc. Un fabricant recevrait une commission qui nécessite 20, 30 métiers, 50, n’importe, une seule démarche lui suffirait : il se rend au bureau, désigne le nombre des métiers qu’il peut utiliser, le temps durant lequel il les occupera approximativement, sa disposition et le prix qu’il peut payer.

Ainsi, par le procédé le plus simple, se trouverait réalisée une économie incommensurable de temps, de paroles, de courses, etc., etc. ; de part et d’autre se rencontreraient des garanties et une loyauté dans les transactions, qui consolideraient cette paix intérieure, seul principe de prospérité.

Il serait facile de démontrer beaucoup d’autres avantages qui peuvent résulter d’un bon accord ; mais tous les entrevoient dans leur pensée. Puisse-t-il se cimenter au plus tôt.

Agréez, etc.

un fabricant.

 

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique