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24 novembre 1833 - Numéro 47
 
 

 



 
 
    
Du droit de coalition.

[2.1]Plus juste que nos modernes législateurs, Montesquieu disait que l’état devait au peuple un travail fructueux et un minimum d’entretien ; mais l’intérêt de quelques privilégiés a jusqu’ici si fort occupé tous les gouvernemens, qu’il n’en est pas que nous sachions qui se soient jamais occupés de l’intérêt du plus grand nombre. Pourtant, on ne saurait le nier, il ne peut y avoir paix et sécurité pour eux comme pour la société, que là où il y a une équitable répartition de la production. – Ce problème, il est vrai, est d’une solution difficile ; mais tant de choses ont été faites qui parurent d’abord impossibles, qu’il serait raisonnable aujourd’hui de l’aborder franchement, de l’étudier et de jeter ensuite les bases d’une organisation nouvelle, plus conforme à nos besoins, qui se sont agrandis dans la proportion des développemens de la civilisation.

Le commerce et l’industrie, en s’inféodant dans nos mœurs, amenèrent la chute des castes guerrières, puis de la féodalité nobiliaire. Ce fait, bien constaté aujourd’hui, est un progrès sans doute, mais qui nous entraînerait infailliblement à la féodalité industrielle et commerciale, fléau bien plus redoutable encore que celui dont elle a naguère complètement consommé la ruine.

Suivant la loi du mouvement social, l’industrie s’est multipliée, agrandie, perfectionnée à mesure que le monde humanitaire s’est développé, que les hommes se sont rapprochés, et que le génie s’est échauffé au contact des intelligences ; mais l’industrie, c’est le travail, et le travail est le fait naturel de l’homme. – Le commerce, au contraire, qui ne fut dans nos sociétés primitives que l’échange des produits d’une contrée contre les produits d’une autre contrée, dans le but unique pour les hommes de se procurer ainsi les choses soit utiles, soit nécessaires à la vie, est devenu un travail négatif tellement compliqué, qu’il absorbe à lui seul une immense quantité d’hommes, qui, de productifs qu’ils étaient, deviennent alors improductifs. – Ainsi, marchands en gros, marchands en détail, commissionnaires, courtiers, etc…, voilà le bagage commercial qui écrase de son poids énorme le peuple qui travaille. – Maintenant il est facile de comprendre que, dans cet état dont nos lois favorisent le développement illimité, au lieu de tendre à l’harmoniser avec les autres rouages de notre machine sociale, le salaire des travailleurs reçoit une atteinte proportionnée à l’envahissement de celui-ci.

Or, ces deux puissances, qui comprennent et les chefs d’industrie et les capitalistes, naturellement coalisés contre les travailleurs et les producteurs, déjà se font une guerre ruineuse pour ceux-ci ; car tel est l’effet de cette lutte que les uns, pour augmenter leurs bénéfices, dénaturent tous les produits par l’introduction de corps étrangers et nuisibles ; c’est ainsi que la plupart des subsistances sont tellement altérées qu’elles ont une influence dangereuse et souvent mortelle à la santé publique. – Les autres, impuissans à lutter contre les possesseurs de capitaux, et voulant, comme de raison, leur part de bénéfices, morcellent alors le salaire des travailleurs ; et (chose étrange, quand on veut bien y réfléchir), le résultat d’une telle organisation, c’est la misère, c’est le dénûment pour les travailleurs, pour ceux enfin qui sont les indispensables leviers de la production.

[2.2]Que si l’on ajoute à cela que les produits qui sont le plus particulièrement abandonnés à la consommation de l’immense majorité, sont à l’entière merci du commerce, qui ne les livre que quand il veut, c’est-à-dire quand il a les chances de gain les plus grandes, que bien souvent il préfère les voir se corrompre dans ses magasins plutôt que de les livrer en temps convenable et à un prix modéré, on est amené à se demander si la liberté illimitée du commerce n’est pas un des fléaux les plus redoutables de la société. – Qu’à tout cela on ajoute encore que les alimens, déjà si médiocres, qui forment la nourriture essentielle du peuple, sont écrasés d’impôts ; qu’enfin tout dans nos lois est contre lui et non pour lui, on cesse de s’étonner de toutes les coalitions qui aujourd’hui fermentent et jaillissent de son sein, et on se demande aussi de quel droit on a raison de s’armer pour les étouffer.

Mais, nous dit-on, la libre concurrence est chose fort importante à conserver, puisqu’en assurant le salaire des ouvriers contre les prétentions des maîtres, et l’existence des maîtres contre les exigences des ouvriers, elle vivifie en même temps toutes les industriesi. – Ceux qui tiennent ce langage savent bien toute l’absurdité de cette proposition, et seraient fort en peine de nous citer une industrie qui, arrivée à un grand développement d’exploitation, puisse présenter à l’ouvrier autre chose qu’une baisse de salaire toujours croissante. – Ceux-là, ce nous semble, feraient bien mieux de confesser leur complète nullité en semblable matière, que de se nourrir le cerveau de sophismes chaque jour démentis, et de compter sur l’ignorance des hommes pour les faire admettre.

Nous lisons encore dans la lettre dont M. prunelle a sollicité et REQUIS AU BESOIN l’insertion dans le Précurseur, le passage suivant :

« Si une classe quelconque d’ouvriers avait le droit d’imposer son salaire par la force, les travailleurs de tout ordre jouiraient incontestablement du même droit. Or, comme on ne peut pas obliger les maîtres à travailler sans profit, il est évident que si les salaires sont augmentés autrement que par le résultat de la libre concurrence, on devra augmenter, dans la même proportion, le prix des marchandises fabriquées, et que le tailleur qui a besoin de nourriture et de logement, de souliers et de drap pour se vêtir, les paiera plus cher. Le blé aussi, dont la cherté fait le malheur des populations manufacturières, ne restera pas au même taux, le bas prix des grains ne se soutient qu’en raison du modique salaire dont se contentent les ouvriers de la campagne ; salaire qui permet de mettre en culture les terres peu productives qui seraient abandonnées sans cela. »

Les travailleurs savent bien que nul n’a le droit d’imposer par la force une condition quelconque, et ils sont loin de vouloir se l’arroger ; et si quelques rares exemples de tels faits se présentent parfois dans les coalitions faites par eux contre les maîtres, ce ne sont que des cas tout-à-fait isolés, individuels, dont ils ne sauraient être responsables généralement. – Au surplus, la faute n’en est pas à eux, mais bien au législateur, qui ne leur a légué qu’une condition tout-à-fait précaire et dépendante des maîtres, dont l’intérêt constant et général est et sera toujours de les opprimer, jusqu’à ce qu’une organisation plus conforme aux besoins et aux droits de tous ait remplacé celle actuelle.

Certainement il n’est pas juste de forcer les maîtres à travailler sans profit, mais il n’est pas juste non plus qu’ils refusent un salaire équitable à l’ouvrier qu’ils occupent. – Et s’il est vrai alors que les uns et les autres aient également le droit de discuter la proportion de ce salaire, pourquoi le gouvernement intervient-il brutalement dans cette discussion pour y violer le droit de [3.1]l’ouvrier et protéger le privilége, qu’à tout prix le maître voudrait conserver, de la déterminer à lui seul ? – Avaient-ils employé la violence ou la force, ces 300 tailleurs, ces 250 boulangers triomphalement conduits dans les prisons de Paris à travers des haies de sergens de ville et de gardes municipaux ? – Non sans doute, nous le nions hautement. Faisaient-ils de la violence et de la force, ceux qu’on a tenté, par le plus étrange arbitraire, d’empêcher d’élever des ateliers de confection dans le but de s’affranchir de l’oppression des maîtres ? Non. – Eh bien ! alors, pourquoi toutes ces rigueurs qui ne tendent qu’à exaspérer l’ouvrier ? Pourquoi cet appareil de force dans une question dont la solution doit sortir de la libre discussion entre les parties intéressées.

Est-ce du bon vouloir des maîtres qu’ils doivent solliciter une augmentation de salaire ? Mais alors ils courent grand risque de solliciter en vain ; car l’intérêt de ceux-ci s’y oppose. – Enfin, est-il bien certain que les salaires augmentés dans la proportion voulue par les ouvriers, accroîtront d’autant le prix des marchandises telles que draps, souliers, etc. ; puis des subsistances ? – MM. les maîtres et capitalistes ne se verraient-ils pas plutôt forcés de se contenter de vingt ans pour faire fortune, au lieu de dix et même beaucoup moins, qu’un grand nombre d’entr’eux veulent aujourd’hui mettre à la faire ?

Somme totale, puisqu’on a reconnu aux uns le droit d’agioter et de spéculer sans mesure, sans nulle entrave, n’est-il pas absurde, révoltant même, de resserrer les travailleurs dans des limites telles qu’ils se voient à jamais forcés de croupir dans la misère, la faim et les privations sans nombre qui ont été et sont encore aujourd’hui leur unique partage ?

S’il est vrai que le bas prix des grains soit le fruit du modique salaire dont se contentent les ouvriers de la campagne, ne devons-nous pas le déplorer, quand nous réfléchissons à la gêne dans laquelle ils vivent si misérablement, à leur vieillesse prématurée ! Et cette modicité n’est-elle pas, au surplus, le secret de l’empressement que les habitans des campagnes mettent à quitter les travaux d’agriculture, dans l’espoir, trompeur il est vrai, de trouver au sein des villes une existence plus douce et plus heureuse par un travail plus lucratif ?

Cessez donc, ô hommes qui avez mission de nous gouverner, de vous obstiner à nier l’urgence et le besoin de l’immense réforme qu’aujourd’hui, dans l’intérêt de la société même, nous réclamons si vivement. – Nous sommes loin de ces temps d’ignorance et de superstitions religieuses dans lesquels on apprenait au peuple à supporter patiemment ses souffrances par des promesses de joie et de bonheur éternel dans un autre monde : le temps a renversé ce brillant échafaudage ; il ne se relèvera plus. – Le bonheur dans celui-ci, on commence à le comprendre, ne doit pas s’étayer, pour quelques-uns, sur la misère et l’avilissement du plus grand nombre. – Aujourd’hui, ce sont VINGT-TROIS MILLIONS D’HOMMES, jusqu’à présent vrai troupeau de parias, qui veulent prendre leur place dans la grande famille sociale ; malheur à qui tentera de la leur refuser !…

Enfin, si tant d’élémens, les uns sur les autres accumulés, forment contre le peuple cette déplorable coalition, qui voue son enfance à l’abandon et à l’ignorance, – son âge d’homme, aux fatigues du travail et à l’appauvrissement de son être ; – sa vieillesse, aux chagrins et dégoûts, dernier lot de qui a assez vécu pour voir son fils recommencer sa vie de souffrances et de misères ; – sa fille, cédant aux mille pièges qui l’environnent, [3.2]descendre rapidement à cet état de dégradation qui la traîne et la confond dans la boue des rues !!! – Oh ! gardez-vous alors de l’empêcher de s’associer pour repousser ce cruel fléau ! Vouloir le perpétuer serait une révoltante injustice ; le tenter serait UN CRIME !

Enfin, s’en remettre à la force brutale pour la solution de cette grande question, serait lui jeter encore le gant qu’il a tant de fois relevé, et alors, comme toujours, il resterait seul debout sur la place publique ! – A vous le budget, à nous le soin de le payer ; mais aussi à nous, à nous seuls le soin de régler nos débats de famille ; c’est notre vœu, c’est notre droit ! Nous saurons le faire respecter…

 

 

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