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24 novembre 1833 - Numéro 47
 
 

 



 
 
    

Des Boulangers.1

Depuis plus de quarante ans, le peuple français s’est imposé les sacrifices les plus rigoureux pour être libre de tout privilége, et cependant, après plusieurs révolutions arrosées du sang le plus généreux, après 1830, il est encore à demander qu’on brise les entraves apportées à son industrie. Tous les gouvernans, qui depuis quarante ans se sont succédés, directeurs, consuls, empereurs, rois légitimes, rois quasi-légitimes, tous ont fait les plus belles promesses, et l’on est encore à demander la liberté. Pauvre liberté ! combien l’on te craint, puisque lorsqu’on te dégage un bras on enchaîne l’autre ; mais il faut que toutes tes chaînes tombent. Ne désespérons pas, peut-être devrons-nous à la ténacité ce que nos pères n’ont pu obtenir, ni des monceaux d’or, ni des torrens de sang qu’ils ont versés.

Vingt fois on a proclamé la liberté industrielle, et, en 1833, des corporations, des maîtrises pèsent encore sur le pays ; elles avaient été abolies par une loi, on les fait revivre par des décrets, des ordonnances. Les boulangers avaient subi la loi commune, et voilà qu’il plaît [4.2]à Bonaparte, dont le vaste génie voulait tout embrasser, de faire revivre une corporation dont le peuple avait salué la mort avec bonheur. Le 6 novembre 1813, de son quartier impérial de Mayence, il rend un décret qui reconstitue la corporation des boulangers ; il les divise en classes, leur donne un syndic et des adjoints, décide que nul ne sera boulanger s’il ne produit un certificat de bonne vie et mœurs, s’il ne justifie avoir fait son apprentissage et connaître les bons procédés de l’art ; enfin il défère au syndicat le pouvoir exorbitant de prononcer l’admission ou le rejet du candidat. Ce décret est encore exécuté aujourd’hui, et la manière dont on l’exécute ajoute à tout ce qu’il a d’odieux et de contraire à la liberté industrielle. Qui croirait que des syndics n’admettent un candidat qu’autant qu’il est acquéreur et non créateur d’un fonds, qu’ils le soumettent à l’impôt d’une somme une fois donnée, et à l’exécution d’un chef-d’œuvre qui a le privilége de fournir à la table de MM. du syndicat, et leur fournit ainsi l’occasion d’un excellent dîner aux frais du candidat ? voilà des faits qui sont de notoriété publique et dont 1832 a encore été témoin.

Un semblable décret, ainsi exécuté, n’existe qu’en violation de la loi. L’art. 2 de la loi du 2 mars 1791, déclare que tous priviléges de profession, sous quelque dénomination que ce soit, sont supprimés. L’art. 7 de la même loi porte que : Il sera libre à toute personne de faire tel négoce, et d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouve convenable. La loi ne faisait aucune distinction, elle était générale ; elle donnait une entière liberté aussi bien aux boulangers qu’aux épiciers, cabaretiers, etc. Cette loi est encore en vigueur, elle ne peut être abrogée que par une loi, et nous ne sachons pas qu’aucune loi y relative ait été promulguée. Napoléon a bien pu rendre des décrets explicatifs de cette loi réglementaire, mais il ne pouvait l’abroger : son bon plaisir ne pouvait aller jusque-là. Or, son décret n’est pas seulement réglementaire, il n’est pas seulement explicatif des dispositions obscures de la loi, il l’abroge franchement. Tout Français, suivant la loi de 1791, pouvait, si bon lui semblait, se faire boulanger ; suivant le décret impérial de 1813, il ne le peut qu’en achetant un fonds, en obtenant l’agrément du syndicat et en justifiant qu’il connaît les bons procédés de l’art. Ce décret, on le voit, est une violation flagrante de la loi de 1791. Il n’avait d’autre base que le bon plaisir du grand homme. On s’y soumit, il le fallait ; mais la Charte de 1814, celle surtout de 1830, cette Charte qui, disait-on, serait une vérité, devaient, comme renfermant dans leur sein, la proscription des priviléges, faire tomber le décret de 1813, et cependant il est encore plein de vie aujourd’hui. Quelques citoyens l’ont bien attaqué devant les chambres, près les ministres ; mais ils n’ont pas obtenu succès complet. Une lutte s’était élevée entre les boulangers et les fariniers détaillans ; ces derniers voulaient vendre du pain de ménage, les boulangers s’y opposaient. M. Thiers, saisi de la contestation, ne sut d’abord quel parti adopter ; mais, ayant demandé des renseignemens auprès des autorités, il fit du juste-milieu : il décida que l’obligation du chef-d’œuvre ne pouvait subsister en face de la Charte ; que tous pouvaient se faire boulangers en le déclarant à la mairie et en se soumettant au dépôt de farines ; il réforma ainsi de son chef le décret de 1813, mais il le maintint dans toutes ses autres dispositions. Il est de la nature du juste-milieu de mécontenter tout le monde, aussi les boulangers et les fariniers détaillans, qui étaient parties adverses, se plaignirent tous de cette décision ; les fariniers, [5.1]qui ne pouvaient vendre du pain, continuèrent de demander l’entière émancipation de la boulangerie et le droit pour tous de vendre du pain comme on vend du vin, des épiceries, etc. Les boulangers, qui jouissaient d’un privilége, demandaient que toutes les dispositions du décret fussent respectées ou bien son abrogation complète. Si, disaient-ils, on nous dépouille des avantages, nous ne voulons plus supporter les charges ; vous ne voulez plus que notre nombre soit limité, nous ne voulons plus nous soumettre à la taxe et au dépôt de nos farines. Les boulangers avaient raison, et M. Thiers s’est mis à leur égard dans une fausse position ; car si avec la cour de cassation on soutient que le décret de 1813 a force de loi, M. Thiers est coupable ; il ne pouvait, suivant son caprice, déclarer sans force quelques dispositions du décret ; ainsi il a violé la loi. Si, au contraire, ce décret de 1813 n’est lui-même qu’une violation de la loi, pourquoi ne pas le proclamer illégal ? – Pourquoi ne pas permettre enfin à la boulangerie cette liberté dont jouissent toutes les autres professions, toutes les autres industries ? Si en présence de la Charte, le décret de 1813 pouvait encore avoir force de loi, le ministère devrait en demander l’abrogation aux chambres ; car le droit de travailler quand bon lui semble, et dans la profession qui lui plaît, est la propriété de tout homme, et cette propriété est la première, la plus sacrée, la plus imprescriptible de toutes, L’Assemblée nationale l’avait bien compris, lorsqu’elle affranchit les Français de toutes les atteintes portées jusqu’alors à ce droit inaliénable de l’humanité ; elle ouvrit une source de richesses pour la France, que n’ont pu tarir ni les longues guerres contre l’Europe, ni les dilapidations de nos gouvernans. Qu’on enchaîne encore toutes les industries, et la misère succédera à l’aisance, et, comme l’Espagne, la France sera riche de moines, de prêtres, et pauvre de citoyens. Liberté pour tous les citoyens, pour toutes les professions, c’est la seule voie de salut ; les boulangers l’appellent à grands cris : tous les citoyens la désirent, parce qu’ils auront enfin et du meilleur pain et à meilleur marché : c’est ce que je démontrerai dans un prochain article.

Ph. ch....

Notes (Des Boulangers. Depuis plus de quarante ans, le...)
1. Après 1791, le libéralisme reste le principe de base, et le refus de toute forme de représentation organisée des intérêts particuliers est la règle, il n’y a donc pas de corps ou de corporations. Toutefois de nombreuses entorses et exceptions sont tolérées par les pouvoirs publics. Ainsi, c’est le cas des boulangers au nom sans doute de la nécessaire police des subsistances. Dès 1801, ils sont soumis à certaines obligations précises, ils sont soumis à désigner des représentants, à des visites et contrôles. Ceci s’observe aussi dans d’autres métiers : les bouchers parisiens, les médecins, les gens de justice. Cette attitude semble inspirée par la peur du désordre, l’administration préférant avoir des interlocuteurs institués disposant d’une certaine autorité sur les travailleurs. Référence : Philippe Minard, « Le métier sans institution : les lois Allarde - Le Chapelier de 1791 et leur impact au début du XIXe siècle », in S. Kaplan, et Ph. Minard (dir.), La France malade du corporatisme ? XVIIIe-XXe siècle, Paris, Belin, 2004, p. 81-95.

 

 

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