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1 décembre 1833 - Numéro 48
 
 

 



 
 
    

Au Rédacteur.

Monsieur,

Vous avez inséré dans votre numéro de dimanche dernier, 24 novembre, une lettre signée Dérobert, chef d’atelier, contenant des assertions mensongères et diffamatoires sur notre maison. Vous avez ajouté à cette lettre une note dans laquelle vous dites que vous ne doutez nullement de la vérité des faits qu’elle contient, et que si nous ne donnons pas quelques explications dans cette affaire, notre silence ne plaidera pas en notre faveur.

Profondément blessés dans notre honneur par la publication d’une aussi basse calomnie, nous n’avons pas dû nous borner à donner des explications, nous avons dû appeler le grand jour et l’investigation la plus minutieuse sur un fait aussi grave. En conséquence, nous avons cité M. Dérobert à comparaître au conseil des prud’hommes lundi dernier, et demandé devant lui une enquête générale sur tous les faits avancés par ce chef d’atelier.

Le conseil ayant fait droit à notre demande, MM. Goujon et Joly, prud’hommes négocians, Martinon et Bourdon, prud’hommes chefs d’atelier, formant la commission nommée par le conseil, ont procédé mardi matin à cette enquête en présence de M. Dérobert. MM. Bernard, gérant de l’Echo de la Fabrique, et Falconnet, ancien prud’homme et ancien gérant du même journal, l’un et l’autre chef d’atelier, ayant été invités par nous à assister à tout ce qui serait fait, étaient présens.

Les comptes de M. Dérobert ont été soigneusement révisés, les balances du magasin ont été examinées, comparées et trouvées l’une et l’autre parfaitement justes et d’accord en tout point avec celles du conseil des prud’hommes. Les nombreux maîtres qui se trouvaient au magasin pour rendre ou recevoir, interpellés par les prud’hommes sur la manière dont le service des ouvriers se faisait, ont répondu unanimement qu’il se faisait loyalement, qu’ils trouvaient chez eux le même poids qu’au magasin, qu’ils n’avaient jamais connu de différences entre les deux balances, que le service se faisait indifféremment dans l’une comme dans l’autre, et presque toujours au choix des chefs d’atelier, puisqu’ils avaient assez ordinairement l’usage de placer eux-mêmes leurs pièces dans la balance.

Le résultat de cette enquête, qui a été faite aussi consciencieusement et poussée aussi loin qu’il était possible de le désirer, a démontré que toutes les inculpations avancées par Dérobert étaient fausses et calomnieuses, qu’elles ne reposaient sur aucun fondement, et que tous [3.2]les comptes de ce chef d’atelier avaient été réglés avec la plus sévère justice et la plus scrupuleuse délicatesse.

Enfin, M. Dérobert lui-même, pleinement convaincu de ses torts, a signé devant les témoins qui avaient assisté à l’enquête la déclaration suivante :

« Je soussigné, reconnais et déclare, pour rendre hommage à la vérité, que toutes les allégations contenues dans la lettre que j’ai adressée à l’Echo de la Fabrique de dimanche dernier, sont fausses et nullement fondées ; je déclare qu’après la vérification qui a été faite à la requête de MM. Arguillière et Mourron, par une commission composée de quatre membres du conseil des prud’hommes, et en présence de MM. Falconnet et Bernard, gérant de l’Echo de la Fabrique, il a été unanimement reconnu par ces Messieurs et par moi-même, que j’avais fait erreur, et que tous mes comptes avaient été réglés avec justice et bonne foi. En conséquence, je rétracte publiquement la lettre dont ces Messieurs ont à se plaindre, dans tout son contenu.

Lyon, ce 26 novembre 1833.

Signé DEROBERT, chef d’atelier.

La présente déclaration faite en présence des témoins ci-dessous signés :

E.-Ant. Goujon, prud’homme ; Martinon, prud’homme ; Bourdon, prud’homme ; Joly, prud’homme ; Falconnet, ancien prud’homme, chef d’atelier ; Bernard, gérant de l’Echo de la Fabrique.

Maintenant, M. le rédacteur, une réflexion se présente naturellement. Dérobert n’avait fait qu’une seule pièce de 68 aunes 3/4 ; il était en avance sur cette pièce de 35 grammes qui avaient été portés à son compte d’argent ; après son réglement de compte, il avait encore rendu un échantillon qui, avec les nœuds, pesait 10 grammes, ce qui portait son avance totale à 45 grammes. Il n’avait pas pu nous fournir de la soie, puisqu’il en avait eu beaucoup de reste. Après cette avance, qui était bien réglée et bien constatée sur son livre, était-il matériellement possible qu’on lui eût fait tort de 75 grammes, ainsi qu’il le disait ? Cette circonstance seule ne devait-elle pas établir le doute dans votre esprit ? Et cependant vous avez avancé que vous ne doutiez nullement de la vérité des faits.

Nous n’ajouterons rien à cette observation, persuadés que vous déplorez vous-même la précipitation et la confiance avec laquelle vous avez accueilli et publié une semblable calomnie.

Agréez, etc.

arguillière et mourron.

Note du rédacteur. – Personne, plus que nous, n’aime à rendre justice à qui le mérite : aussi nous empressons-nous de publier cette lettre qui rétablit, mieux que nous ne pourrions faire nous-mêmes, la réputation de la maison Arguillière et Mourron.

C’est à regret, nous le confessons, que nous avons contribué à répandre sur elle des soupçons défavorables que l’enquête a heureusement éclaircis ; mais nous dirons aussi que, organe des chefs d’atelier et de tous les industriels, notre mission est de recevoir et de publier toutes les réclamations qui nous sont adressées par eux lorsqu’elles sont revêtues des signatures qui peuvent mettre à l’abri notre responsabilité.

Quant aux reproches que nous adresse cette maison, d’avoir trop légèrement accueilli la plainte de ce chef d’atelier, nous répondrons que nous n’avons pas pour habitude de demander à nos correspondans s’ils sont fondés dans leurs demandes, et moins encore de dépouiller leurs comptes.

Maintenant que MM. Arguillière et Mourron nous ont, par une enquête solennelle, mis à même de proclamer leur probité et leur bonne foi, nous éprouvons une satisfaction bien plus grande à le faire, que nous n’avons mis d’empressement à publier un fait qui, tout énorme qu’il nous paraissait, n’était pourtant pas de [4.1]nature à ne pas exister, ne fût-ce qu’accidentellement. Nous espérons enfin que de cette malheureuse affaire il en ressortira cet enseignement utile : Que les ouvriers, aujourd’hui, veulent non-seulement un salaire proportionné à leur travail ; mais encore qu’on use à leur égard de tous les procédés qu’on se doit entre honnêtes gens.

De leur côté, les chefs d’atelier comprendront aussi qu’ils doivent mettre la plus grande circonspection dans les griefs qu’ils ont à dénoncer au public ; autrement ils nuiraient à l’intérêt de leur cause, qui est trop belle pour la compromettre aussi légèrement.

 

 

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