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1 décembre 1833 - Numéro 48
 
 

 



 
 
    

Au Rédacteur.

Monsieur,

La conscription1 est un impôt d?hommes ; comme les autres impôts sa répartition doit être juste, de manière à peser sur les familles avec le plus d?égalité possible. C?est à ces fins que la loi, dans ses nombreux articles, marque ses prévisions et donne les garanties qu?elle a cru nécessaires et suffisantes aux besoins de la société, pour la soumettre à un tel sacrifice, le premier de tous, puisque sa première conséquence est l?aliénation de sa liberté pour un temps, et une vie pendant ce temps toute d?abnégation.

C?est donc la franche exécution de la loi qui peut faire taire tout mécontentement et faire subir une telle nécessité sans provoquer de plaintes, puisque le tirage au sort doit désigner ceux que la loi atteint. Mais c?est là précisément que les abus se glissent et détruisent l?effet du sort, qui promettait du moins l?égalité du hasard. Après le tirage qui a numéroté tous les conscrits d?une classe, dans chaque département, vient l?opération de la réforme, pour n?admettre, dans les rangs de l?armée, que des hommes valides, bien constitués. Cette ?uvre de réforme est donc bien nécessaire, bien indispensable pour n?envoyer aux armées que des hommes utiles ; mais à côté de l?usage est l?abus de la chose. Tel conscrit, que son bas numéro désigne pour le service, a recours à la réforme, comme son dernier ancre de salut contre l?arrêt du sort qui l?a frappé : par tous les moyens dont il peut disposer, par lui-même, par ses parens ou par ses amis, il tente de se faire réformer sur les motifs les plus légers et même les moins constans. S?il réussit, il pousse le numéro supérieur au [7.2]sien à l?obligation d?être soldat à sa place, par le fait de son exemption, et par suite de sa réforme. Si cette réforme n?est pas motivée, qu?elle soit le fruit de la faveur ou de la corruption, ou bien qu?elle ait été achetée, voila certes un énorme délit.

Eh bien ! ce délit existe assurément, car il est des hommes qui viennent offrir des réformes aux conscrits à certains prix. Si ces hommes peuvent ainsi prévoir les délibérations d?un conseil de réforme départemental, ou en disposer, il faut bien admettre que tout cela se traite d?une manière occulte parmi les titulaires. D?ailleurs ce qui ne serait qu?une injurieuse supposition pour un conseil de réforme, sera vrai pour un autre, parce que personne ne s?avisera de croire, qu?à notre époque, comme sous la restauration, comme sous l?empire, où tous les fonctionnaires publics sont un choix du gouvernement, ce dernier puisse, même en lui en reconnaissant toute la volonté, puisse, disons-nous, toujours bien choisir. Ainsi, dans l?ordre des choses, si admirablement constitué pour encourager toutes les combinaisons ténébreuses, c?est un fait avéré que l?intrigue préside fréquemment dans ces délibérations, qui ont pour effet d?envoyer tel conscrit vivre paisiblement chez lui, et tel autre faire pendant huit ans patrouille sur le pavé de nos principales villes, malgré que le sort en eût autrement décidé.

Ce ne sont pas les abus les plus connus qui sont les premiers signalés, contre lesquels des voix improbatrices s?élèvent ; mais bien ceux qui ne profitent directement qu?à quelques hommes ; alors ces abus sont livrés à leur propre force pour se soutenir. Au contraire, ceux qui profitent à plusieurs, non-seulement par ce fait, mais encore par les espérances qu?ils donnent à un grand nombre, sont épargnés, se promènent impudemment sur la place publique et moissonnent en plein jour. Par exemple, les faveurs dans les réformes d?un conseil de département, sont comme une loterie où chacun espère gagner, où chacun vient jouer en cachette. Les heureux comme les malheureux à cette nouvelle roue de fortune, se réjouissent ou s?affligent dans le silence, ou dans les plus intimes confidences ; mais tous se taisent au-dehors, et ces abus restent debout aux yeux de tous.

Ainsi, la loi n?est donc pas parfaite, puisqu?elle peut si facilement être tronquée et produire un effet si opposé à son esprit. Certainement, si parmi les législateurs qui l?ont votée, s?était trouvée représentée cette portion immense de la population, qui ne fournit point de députés, mais en revanche beaucoup de soldats, ces abus eussent été prévus. C?est une porte dérobée, ménagée encore à la fraction aisée. On aurait considéré que le tirage et la réforme étaient deux opérations qui intéressaient autant les communes que le gouvernement ; que les communes et le gouvernement représentaient les deux parties, celle qui veut des conscrits et celle qui les accorde. Dès-lors un medium, nommé par les conscrits, eût été opposé au chirurgien-major ; un maire opposé à M. le préfet, et des citoyens en nombre égal, toujours opposés, lors de la nomination des conscrits, aux autres membres qui composent le conseil de réforme, nommé par le gouvernement. Oh ! alors, si la faveur ou la corruption s?en mêlaient, des réputations appartenant aux localités seraient flétries, et comme il est moins aisé de supporter l?indignation qu?on a excitée chez des gens avec lesquels on doit vivre, au moins à titre de bon voisinage, que chez des personnes que l?on ne voit qu?un jour, et dont on redoute peu la critique, il n?est pas de doute que la justice présiderait à cette opération [8.1]si importante, sous la protection d?une telle garantie.

Mon fils n?ayant heureusement aucun motif de réforme à faire valoir, je suis intéressé, comme père de famille, à ce que la fraude soit bannie de la conscription, pour qu?il n?y ait contre lui que les chances du sort. L?idée que la faveur ou la cupidité peuvent, dans trois ou quatre ans, placer mon enfant sur les remparts d?un des forts dont Paris sera couronné, m?afflige et m?irrite. C?est bien assez de la fatalité, sans qu?un tripotage de conseil s?en mêle.

Combien de pères partagent mes appréhensions ?? Avec un peu de prévoyance, on a le temps de faire quelques efforts pour faire subir à la loi des améliorations législatives. Le tenter est toujours louable. Malgré la conduite de la chambre des députés, il ne faut pas désespérer d?elle ; une pétition bien motivée peut être accueillie à la prochaine session, et lui inspirer la vertu de faire usage de son droit d?initiative, dont elle s?est, jusqu?à présent, montrée bien peu jalouse. C?est dans l?espérance que cette idée d?une pétition sur cet objet serait accueillie, que j?ai tracé ces lignes pour appeler l?attention de tous les citoyens intéressés à ce que la loi sur le recrutement soit amendée, et les engager à s?en occuper, parce qu?une pétition en noms collectifs a plus de force qu?une voix isolée. C?est pour un tel objet que j?adresse ces réflexions à vous, Monsieur le rédacteur, l?un des organes de la presse indépendante, persuadé que vous les accueillerez comme étant d?un intérêt public.

Agréez, etc.

billon.

Notes (Au Rédacteur. Monsieur, La conscription...)
1. La conscription qui prévoyait l?obligation pour tous les garçons de servir sous les drapeaux, datait de 1798. Elle avait été supprimée au tout début de la Restauration. Mais devant la difficulté à maintenir des effectifs suffisants grâce au seul engagement volontaire, la monarchie avait, en 1818, mis en place un système de tirage au sort. Ceux ayant tiré le mauvais numéro devaient accomplir un service long ou devaient trouver une personne pour les remplacer.

 

 

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