Lorsqu’apparurent aux yeux de tous quelques-unes de ces nombreuses associations qui aujourd’hui enveloppent toute la France industrielle, les organes de certain parti vomirent tout d’abord contre les républicains une multitude d’injures et d’accusations dont il est aisé maintenant d’apprécier la sotte valeur.
Selon leur dire, c’étaient les républicains qui, exploitant adroitement la crédulité des travailleurs, leur faisaient un tableau menteur de leurs misères ; – c’était leur infame presse qui, par son action journalière et sa détestable tactique, les détournait de leurs travaux pour les appeler à la lecture des journaux ; leur apprendre qu’ils sont hommes et citoyens, et en cette qualité double, leurs droits et leurs devoirs. – Puis, c’était encore cette presse qui sollicitait, oh ! bien à tort sans doute, leur intervention dans certaines questions politiques dont les données échappent, disent-ils, à leur pénétration. – Leur prouver le contraire serait pour nous chose facile, et pourtant il faut nous taire sur ce point, car nous n’avons pas acheté le droit de parler de toutes choses. – Mais attendu que nous payons très cher et chaque jour le droit de vivre en travaillant, nous sommes par conséquent tout disposés à nous affranchir de la misérable condition dans laquelle gouvernemens et lois nous ont placés et voudraient nous retenir. Et ce serait vraiment folie, folie bien criminelle et surtout dangereuse, que de chercher à arrêter [1.2]dans sa rapide marche ce peuple qui s’éveille et devient homme.
A ce déplorable isolement, à ce long sommeil de la classe travailleuse, doit succéder un fait social nouveau, l’ASSOCIATION ! Fait qu’il faudra, quand même, bientôt accepter, et dont, pour nous, les mille coalitions qui ont surgi et jettent au loin leurs rameaux, ne sont que le prélude.
De nouvelles lois sur ces coalitions s’élaborent et seront prochainement, dit-on, soumises à la sanction de la chambre des députés. Eh bien ! Qu’on y réfléchisse sérieusement, tous ces traités d’alliance que forment à l’envi les travailleurs de toutes les industries, sont une immense barrière contre laquelle se briseraient tous les efforts qui seraient tentés contre leur liberté, leurs droits, leurs besoins et leur propriété ! – Malheur à qui la feront, cette coupable tentative ! Malheur à qui, s’insurgeant contre l’humanité presque tout entière, seront assez insensés d’en appeler encore une fois à la force brutale pour les leur arracher, et ravaler le peuple à cette condition de la bête de somme qu’on tue à la peine et qu’on jette après sur un fumier !
Aujourd’hui, les coalitions ne sont plus comme quelques hommes s’efforcent encore de le croire, le résultat des instigations d’un parti quelconque. L’Angleterre, l’Allemagne, la Suisse et la France sont là qui attestent qu’un mal profond, que de longues souffrances ont lassé l’immense famille d’ilotes qui couvrent la surface du globe, et que fouiller dans cette plaie avec du fer, serait allumer un incendie qui menacerait aussitôt de dévorer l’édifice social du faîte à la base.
O vous ! Savans de ce siècle, et vous, privilégiés de ce monde, gardez-vous bien de toucher à l’arche du peuple, de briser son ancre de salut ; gardez-vous enfin de sortir le fer du fourreau ; car il est écrit, a dit un ancien, que celui qui tirera l’épée périra par l’épée…
Comme membre de la société, l’homme a droit à l’existence, par conséquent, droit au travail. Nul entre tous ne devrait être sans asile et sans pain ; car de même que l’homme individuel doit à la société le concours de toutes ses facultés, de même aussi la société lui doit, en proportion de son apport à l’action sociale, une part dans les bénéfices de la production. – C’est dans l’emploi sagement combiné des fonctions de tous [2.1]et dans une répartition équitable de la richesse qu’il sera permis de compter sur la paix et l’harmonie entre les différentes classes de la société. Jusque-là l’état d’isolement dans lequel nous vivons, entretenant entre ces classes, par l’extrême opposition de leurs intérêts, une lutte tantôt faible, tantôt violente, aujourd’hui paisible, demain peut-être brisant avec fracas l’édifice social, cet état ne saurait rien produire d’heureux pour l’humanité.
En vérité, c’est quelque chose de bien étrange que la prétention de cette poignée d’hommes privilégiés, de vouloir nous dépouiller de la seule liberté dont nous, travailleurs, nous puissions user avec quelques succès. Obligés de mendier humblement ce travail, que nous revendiquons comme notre propriété, il ne nous serait pas permis de nous associer pour ne l’échanger que contre un salaire raisonnable et juste ?
Il ne nous serait pas permis de mettre un frein aux insatiables prétentions de ceux à qui nous vendons le service de nos bras, et nous serions ainsi réduits, sans pouvoir y mettre obstacle, à accepter la dure condition que nous offre la baisse constante des salaires ? – Chômages, maladies, vieillesse, privations incessantes et besoins de famille ; voila de cruels fléaux qui viendraient dévorer notre vie sans que nous ayons le droit de leur faire résistance ! – Enfin, nous léguerions à nos enfans ce lot révoltant qu’en pleurant nous ont légué nos pères, sans qu’il nous fût permis de le rejeter loin de nous ! – Puis nous tomberions épuisés de fatigues, de misères et de besoins quand c’est le travail, notre capital à nous, qui est l’un des leviers indispensables de la richesse sociale ! – Et puis, en un mot, quand un cri de désespoir s’échappe de la poitrine de ce peuple, qui n’a pour reposer sa tête et ses membres engourdis par une fatigue incessante, qu’un peu de paille au coin d’un fétide galetas, on lui dit :
Dors, peuple ! Dors jusqu’à ton dernier jour dans cet ignoble réduit, le bonheur naîtra pour toi dans un autre monde : n’attends rien dans celui-ci, car nous avons payé de notre or toutes les jouissances qu’il porte dans ses entrailles. – A nous ! A nous, tous ces trésors que ton bras fait jaillir de la terre ; – à nous, ces brillans hôtels ; – à nous, tous ces palais que trace le génie et que tu asseois sur la terre ; – à nous, ces brillantes et moelleuses étoffes qui te coûtent toute une vie de travail répugnant ; – à nous, ces champs que ta sueur arrose et fertilise ; – à nous, ces riantes vallées qui nous délassent de l’ennui de vivre riches et de mourir d’indigestion ; – à nous, qui avons besoin de distraction, à nous, ta jeune fille, fraîche et belle ; nous te rendrons son corps fané et son âme avilie !!!! – Enfin, garde-toi de te plaindre, car ainsi le veut la civilisation telle que nous l’avons faite ; – garde-toi surtout de demander une CHARTE qui te défende de la faim ! car nous, que tu as grandis, avons proclamé la liberté du commerce, et cette liberté est tout ce que nous avons pu faire pour escompter les cadavres que tu nous a donnés pour marche-pieds…
Merci, grands hommes ! Merci, illustres personnages ! – Merci de cet infame traité, répond aujourd’hui le peuple travailleur ; et, dit-il encore, malheur à qui voudra en rajuster les lambeaux déchirés sous le soleil brûlant des trois jours !
Mais, entre ces hommes et nous, la lutte est commencée. – Puissent nos gouvernans comprendre que notre jeune époque a besoin de nouvelles lois, et que [2.2]ce serait compromettre gravement la société et l’entraîner dans un chaos d’où elle sortirait toute mutilée, que de s’opposer à cette alliance des travailleurs. – Pour eux, les coalitions seront un droit aussi long-temps que pour les dispensateurs du travail il y aura faculté d’opprimer les travailleurs ; et leur dire qu’ils sont libres de discuter le prix de leur travail, est une insultante dérision pour qui sait que, placés entre les besoins d’aujourd’hui et ceux de demain, ils sont évidemment forcés de subir la loi du plus fort, la loi du CAPITAL.
Pour nous, et nous le disons encore, les coalitions ne sont qu’une transition de l’ordre actuel à un ordre plus conforme aux besoins de tous.
C’est l’homme avec son travail qui crie : Plus de parias ! Et qui ressaisit sa place dans la grande famille sociale. – La lui disputer n’est plus chose possible ; car il faudrait déclarer la guerre à l’intelligence humaine, et lancer un mandat d’amener contre vingt millions d’hommes. – L’issue de ce combat ne saurait aujourd’hui être un doute pour personne.