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8 décembre 1833 - Numéro 49
 
 

 



 
 
    
PROCÈS DES OUVRIERS CORDONNIERS.

L?association, ou si mieux on aime, la coalition des ouvriers cordonniers, représentée par MM. Tardy, Vuillamy et Durand, vient d?être EMPRISONNÉE pour quelques jours par arrêt du tribunal de police correctionnelle.

Nous en empruntons le compte-rendu au Précurseur du 28 novembre 1833, et nous le livrons tout entier à l?appréciation de nos lecteurs. Me Michel-Ange périer, ce jeune avocat dont le talent chaque jour se révèle et plus grand et plus brillant, a chaleureusement défendu cette cause, résumé avec vérité la révoltante situation des travailleurs, et surtout clairement démontré quelle doit être bientôt leur place dans la grande famille sociale.

TRIBUNAL DE POLICE CORRECTIONNELLE DE LYON.

coalition d?ouvriers.

Audience du 27 novembre 1831.

Une affluence extraordinaire se fait remarquer dans l?auditoire.

MM. Tardy, Vuillamy et Durand, tous trois ouvriers cordonniers, comparaissent sous la prévention du délit de coalition prévu par l?article 415 du code pénal.

Les prévenus reconnaissent faire partie d?une association d?ouvriers [3.1]cordonniers, qui a pour objet de réclamer la fixation des salaires.

Ils reconnaissent en outre avoir engagé, au nom de cette association, plusieurs de leurs camarades, à s?abstenir momentanément de travailler, mais de gré à gré, sans menaces ni violence.

Les dépositions des témoins ne révèlent aucune autre charge contre eux.

M. Durieu, substitut de M. le procureur du roi, soutient la prévention. Ce magistrat déplore, comme un symptôme de perturbation et de désorganisation sociale, cette fièvre de coalition qui se manifeste parmi les ouvriers de toutes les professions. ? Lui aussi, dit-il, désire et désire plus vivement que personne l?amélioration du sort de la classe ouvrière ; mais cette amélioration ne découlera que de la concurrence illimitée de l?industrie, unique source, selon lui, de toute prospérité.

Les coalitions d?ouvriers lui semblent une entrave à cette liberté de concurrence. Il soutient que l?art. 415 punit ces coalitions d?ouvriers toutes les fois qu?il y a commencement d?exécution pour faire enchérir les travaux ou cesser le travail, même sans aucune espèce de violence ; mais que dans l?espèce il y a réellement eu violence morale. Vous appliquerez la loi, bonne ou mauvaise, dit-il en terminant son réquisitoire, vous l?appliquerez avec d?autant plus de nécessité qu?on fait aujourd?hui le procès à la loi elle-même, et que des législateurs improvisés mettent sans façon leur sagesse personnelle à la place de celle de la loi.

Me Michel-Ange périer, avocat des prévenus, a la parole et s?exprime ainsi :

« Je ne viens point, messieurs, législateur improvisé, substituer ma sagesse personnelle (qui est fort peu de chose), à la sagesse de la loi ; je ne viens point faire le procès à une loi qui n?a d?autre tort à mes yeux que d?avoir été conçue pour les besoins d?une autre époque, mais seulement à l?imprudent usage qu?en fait aujourd?hui le ministère public ; et j?ai le malheur de penser qu?il y a plus de zèle que de raison à faire des poursuites qui ne doivent servir, en dernier résultat, qu?à mieux constater l?impuissance de la loi contre la marche des choses et la force irrésistible des faits. »

L?avocat, après avoir parcouru les circonstances de sa cause et s?être attaché à démontrer l?absence de toute violence, même morale, fait le tableau de la misère des ouvriers cordonniers, et prouve par des chiffres l?insuffisance de leur salaire : L?ouvrier gagne au plus 12 fr. par semaine, sur laquelle somme il faut déduire le prix des fournitures à sa charge, et il résulte d?un calcul exact de ses dépenses de première nécessité, que cet ouvrier peut à peine, en se privant de la plus petite dépense de plaisir et en travaillant de 16 à 18 heures par jour, prélever sur le produit de sa semaine, pour son entretien et les besoins de sa famille, 1 fr. 69 c. !?

Me Périer envisage ensuite la question des coalitions de son plus haut point de vue. Nous avons recueilli de son improvisation quelques passages que voici :

« Dans l?ordre moral comme dans l?ordre matériel, les faits particuliers se rattachent à des faits généraux. Pour bien juger un phénomène isolé, il faut remonter aux causes et juger l?ensemble des phénomènes auxquels il appartient.

« Les coalitions d?ouvriers (je me servirai si l?on veut de ce mot), sont un des faits les plus graves de notre époque, c?est un fait nouveau, immense qui surgit de l?état actuel des choses, et vient prendre place comme élément social.

« Les phénomènes sociaux se produisent comme des nécessités providentielles ; ils ne naissent pas de la loi, mais des besoins généraux. ? Ils se font jour à travers d?autres phénomènes qui vieillissent et disparaissent. ? Ils prennent place dans les idées, les m?urs, avant de se formuler en loi. ? Si la loi est impuissante à créer des faits sociaux, elle est également impuissante à en étouffer le germe et à en arrêter le développement. Elle n?a de force qu?en vertu de ces phénomènes dont elle est la représentation et la formule. ? Elle n?a de force, par conséquent, qu?autant qu?elle en est la représentation vraie.

« Ceci posé, il faut reconnaître, 1° que les coalitions sont un fait social ; 2° que la puissance de la loi ne saurait les empêcher.

« Elles sont un fait social puisqu?elles embrassent tous les points du territoire et l?universalité des professions. Ce n?est pas le moment d?examiner si ce fait est un bien ou un mal ; c?est un fait social, par conséquent, nécessaire.

« Et 2° la loi ne parviendrait pas à les empêcher, car elle ne pourrait leur opposer qu?une force relative, et les faits ont une force absolue.

« On se tromperait toutefois étrangement à ne voir dans les coalitions, comme M. l?avocat du roi, qu?un déchaînement de forces et d?intérêts anti-sociaux. ? S?il en était ainsi, le mal serait sans remède, [3.2]la société serait perdue. ? Mais il y a là au contraire un levier immense, un principe organisateur.

« Depuis long-temps s?était fait sentir le besoin d?une répartition meilleure des bénéfices entre l?ouvrier et le maître, c?est-à-dire entre l?industrie et le capital. ? La réalisation de ce besoin était reléguée au nombre des utopies ? Nous touchons à la solution du problème.

« L?exploitation de l?homme par l?homme cessera par de grandes associations industrielles où l?industrie et le talent ne seront plus les très humbles vassaux du capitaliste, mais entreront avec lui en partage des bénéfices. ? Le germe de ces associations existe déjà. Les coalitions actuelles d?ouvriers en sont le prélude et l?ébauche informe.

« Dans l?état présent de l?industrie, le travailleur n?est entre les mains de l?exploitant qu?une machine à produire.

« Le salaire est calculé, non à raison de la valeur donnée à la matière première par le travail de l?ouvrier, mais à raison de ce qu?il faut strictement à l?ouvrier pour ne pas mourir de faim ou de misère.

« Voyez l?Angleterre où l?industrie est plus avancée : la misère des travailleurs s?est accrue en proportion exacte de l?augmentation de la richesse. ? C?est ce qui arriverait chez nous par le progrès même de l?industrie, s?il ne devait se réaliser très prochainement par l?association une transformation immense dans l?organisation du travail. ? En Angleterre, le pays le plus riche du monde, où les hauts barons de la féodalité industrielle comptent leur revenu par des millions, le tiers des travailleurs en est réduit à recevoir l?aumône publique !

« Eh bien ! Les ouvriers chez nous ne veulent pas de cette aumône, ils veulent vivre de leur travail : ce mot dit toute la cause.

« Nous laissons toute récrimination contre cet art. 415, dont les dispositions s?accordent peu avec le libre développement du principe de l?association. ? Cette loi n?a qu?un tort, celui d?avoir été faite il y a vingt ans. ? Elle ne pouvait pas tenir compte d?un fait qui n?existait pas encore, qui ne devait prendre place dans les m?urs industrielles que vingt ans plus tard. Il en est de cet article comme de toutes ces vieilles institutions que notre raison repousse aujourd?hui, quoique toutes aient été légitimes et nécessaires à une époque donnée.

« Cet article 415 ne signifie plus rien aujourd?hui, son application est impossible.

« Les maîtres et chefs d?atelier sont coalisés de toutes parts. ? Nous ne nous en plaignons pas. Nous trouvons cela au contraire fort naturel. »

Me Périer prouve ici la coalition des maîtres par le seul fait d?un salaire fixé par eux à un taux uniforme dans tous les ateliers. Il discute ensuite les termes de l?art. 415 pour reconnaître si, dans le cas même où cet article ne serait pas abrogé par la force des choses, on pourrait voir un délit dans le simple fait de coalition sans violence.

« Une condamnation, quelque légère qu?elle fût, dit en terminant le défenseur, me semblerait un fait affligeant, un attentat contre les principes, une protestation inutile contre la marche des choses ; elle aurait en outre pour résultat d?user le pouvoir moral des arrêts judiciaires contre la force d?un fait indestructible.

« Si cette condamnation devait être prononcée, tout en la respectant comme l?expression de votre conscience, je me consolerais en pensant que les principes ne périssent point, que les idées vraies et utiles doivent s?imposer tôt ou tard et triompher de toutes les préventions et de toutes les résistances. »

Le tribunal entre en délibération et rend son jugement en ces termes :

Attendu qu?il est établi au procès que Tardy, Vuillamy et Durand font partie d?une coalition d?ouvriers pour l?augmentation des salaires, qu?en outre ils se sont rendus dans plusieurs ateliers au nom de cette coalition pour y faire cesser le travail ;

Qu?il résulte de ces faits le délit prévu par l?article 415 du code pénal ;

Attendu que la cause présente des circonstances atténuantes qui permettent de réduire la peine par application de l?art. 463 dudit code ;

Que ces circonstances consistent surtout dans l?absence de toute menace ou voie de fait ;

Le tribunal, faisant application des articles cités, condamne Tardy et Vuillamy à quinze jours de prison, et Durand à huit jours de prison, les condamne en outre solidairement aux dépens.

Pour être respectée la loi devrait, aujourd?hui surtout, être égale pour tous ; mais dès qu?elle a cessé de l?être, c?est, à notre sens, une tâche rude et pénible que celle de mentir à sa conscience pour lui servir d?interprète et combattre, quand même, l?opinion publique et [4.1]la parole de tous les hommes sensés. ? Qu?en pense le tribunal, mais surtout qu?en dit M. prunelle, lui qui ne trouve de délit saisissable en cette matière que là où il y a manifestation par la violence ? ? Nous serions fort envieux de le savoir ; mais nous n?espérons pas être satisfaits. ? Nous croyons, au contraire, que maintenant, et pour plus d?un motif, ce magistrat est assez ennuyé d?avoir requis aux termes de la loi trois colonnes du Précurseur pour l?insertion d?une grande lettre qui n?a d?autre avantage que celui de nous convaincre qu?il n?entend rien à notre époque et rien aux besoins qu?elle a créés ; et qu?il est bien convaincu, lui, qu?il n?est pas plus heureux dans ses boutades d?écrivain, que dans ses impromptus à la tribune dite nationale.

Pour nous, qui, ainsi que nous l?avons dit dans l?un de nos derniers numéros, ne voyons dans les coalitions qui surgissent de tous les points de la France, que le symptôme d?une époque meilleure, nous applaudissons à cette lutte paisible des travailleurs contre une législation vermoulue, honteuse de se trouver face à face avec le peuple de juillet : nous les encourageons de toutes nos forces, nous les défendrons de tous nos moyens, de toute l?énergie de notre plume ; enfin, nous leur tendons la main, car nous aussi nous sommes travailleurs, et tous les travailleurs sont frères.

 

 

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