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15 décembre 1833 - Numéro 50
 
 

 



 
 
    
 UN MOT
Avec le Journal du Commerce de Lyon.

[2.2]La feuille de ce nom semble le porte-voix de messieurs de la préfecture ; le timbre de ces messieurs se déguise passant à travers, et arrive incognito au milieu du peuple leurré ; il se faut tenir en garde contre telles paroles, et veiller à ne s’y laisser prendre. Dimanche dernier, contrefaisant la tendre et la sensible, cette feuille a fait au public un vrai tour de piperie : nous le voulons conter à chacun, et nous dirons net et ferme notre pensée ; car chaque fois qu’on fera tentative pour tromper nos amis, nous irons bravement au devant, criant à tous : Voici des jongleries et des jongleurs. – Et une fois le masque arraché, paraîtra le machiniste, le même apparemment qui bistourna la voix du poète Barthélemy et celle de Figaro.

Dimanche donc, 8 décembre, le Journal du Commerce s’est pris à chanter les bienfaits de la révolution de 1830 envers la classe ouvrière. D’abord, nous voulant flatter et nous tendant la main, si connue des postillons pour le pour boire, il a dit que nous étions Français, ce que nous soupçonnons fort ; non pas que nous lisions nos noms sur la liste des citoyens actifs de France, mais parce que nous les rencontrons tout au long sur les registres matricules de l’armée, lorsqu’il faut chasser les Cosaques et faire à la frontière un rempart de poitrines. Comme Français, poursuit le Journal du Commerce, nous devons être fiers (et de fait nous sommes fiers) d’une révolution qui a expectoré une monarchie qu’en fourgons avaient charriée les Tartares par l’Europe, et qu’ils déchargèrent chez nous comme un cadavre à empester le pays de légitimité. La classe ouvrière de Paris, puisque classe il y a, a mis, en telle occasion, son sang en enjeu ; elle a fait chose belle et grande comme le peuple sait faire ; c’est certainement un bienfait de cette classe à notre révolution, non point de la révolution à cette classe ; et c’est tricher à la discussion que de vouloir nous insinuer et nous convaincre qu’un bien fait par nous est bien fait à nous ; cela soit dit sans reproche ; nous ne plaignons pas le sacrifice fait, et nous avons, Dieu merci, du sang encore pour la patrie ; mais de ce que nous en avons versé déjà, il n’y a pas, ce semble, autorisation à nous donner le change, et à exiger de nous des devoirs de gratitude envers l’ordre de Chose, en vertu de nos propres titres à en exiger de lui : c’est par trop se moquer que de forcer son créancier à prendre le titre qui le constitue créancier, pour un titre qui le rend débiteur !

Puis la feuille, jabottant toujours, compare le propriétaire et le travailleur, disant que l’un n’a pas plus gagné que l’autre, ce qui paraît vrai ; par quoi il est clair que personne n’a rien gagné du tout, sauf les sauveurs. Mais ce n’est pas le fait d’une révolution d’agrandir les champs, les bois, les prés, ni les maisons des propriétaires, mais bien d’instruire et de favoriser le peuple, de lui assurer le travail ; et sur ces points, voyez ce qu’il y a de fait.

C’est grand bonheur, poursuit la feuille, que juillet soit venu, car la légitimité tenait cachées maîtrises et jurandes, et à la suite des ordonnances liberticides les allait lâcher par la France ; et c’était fait de votre liberté industrielle ! Et alors aux dévoués auraient appartenus les priviléges du travail ; les portes de l’industrie se seraient fermées sur eux, et les autres auraient eu loisir, se dépitant au dehors et ne pouvant entrer ! [3.1]Ici encore le journal de la préfecture tente de nous prendre au piège et de nous circonvenir.

Voici les faits : la liberté industrielle nous vient de 1789, des lois du 2 mars et 14 juin 1791, mais point de 1830, comme veut le suggérer ce journal. Au vrai, les aînés des Bourbons nous l’eussent peut-être enlevée ; mais le mal qu’ils n’ont point pu nous faire, est-il donc un bienfait que nous font les cadets ? Cette liberté a été écorniflée par les tartufes de l’empire, par ceux de la restauration, et l’est encore par leurs successeurs : aveugle engeance qui nous traîne au rebours et nous remorque au vieux temps, et nous a donné ou nous maintient, comme ci-devant, priviléges de courtiers, d’agens de change, de boulangers, de crocheteurs, de modères, d’avocats, d’avoués, de séminaires, d’ignorantins, d’université, d’élections, d’éligibilité, de pairie, d’aristocratie, toutes choses que nos devanciers d’entre 89 et 1800 avaient jetées là, pensions-nous, pour toujours, aussi bien que l’inégalité dans les successions, que messieurs de l’empire ont fait revivre par les majorats ; lesquels majorats, à cette heure, sont debout, insultant encore à l’égalité humaine. Il nous semblerait à nous, chétifs, que l’ordre de Chose s’accommode fort de tous ces privilèges, et ne songe guère à les défaire ; et la révolution de 1830, tout étonnée, les regarde disant : C’est grande étrangeté que de les voir ici ; et nous, qui nous sommes mêlés un tantinet de cette révolution, nous nous tenons ébahis, surtout entendant corner qu’elle a détraqué les priviléges, ce qui n’est point, comme vous pouvez voir autour de vous ; par quoi nous comprenons très bien, qu’en cornant ainsi, ces gens se veulent gausser, nous prenant pour simples.

En train de s’ébattre sur les merveilles de l’ordre de Chose pour l’industrie, et, satisfaits d’eux-mêmes, ils finissent par poser magistralement cette question-ci : Que pourra de plus la république ? et le grand mot parti, vous les voyez hissés sur la pointe des pieds, se trémoussant, présentant regard important et narquois, nous pensant morts du coup. Or, comme le parquet nous guette, nous voila bien empêchés, non de faire réponse, comme vous devinez-bien, mais des suites de la réponse ; ils en parlent à l’aise, eux : mais nous, non ; et force nous est de citer seulement l’histoire, ne pouvant mieux, laquelle sera factieuse, sans doute, mais nous laissera en paix avec M. le procureur du roi, chose très bonne en soi. Or, l’histoire apprendra aux gens du commerce que, sous un régime qui s’appela, ce nous semble, république, quelques-uns des nôtres, vivant encore et simples travailleurs comme nous, ont souvenance d’avoir, en ce temps, élu leurs administrateurs et leurs députés ; qu’il fut lors proclamé au son de trompe et de tambour, sur toutes nos places publiques, que la société devait à tout homme (au lieu de l’aumône de M. Fulchiron) le pain ou le travail ; vous en pouvez lire le décret au Bulletin des Lois ; pourquoi on vit poindre telle administration dans chaque commune, que le peuple aurait partout et toujours trouvé travail ou pain. Et déjà la besogne avançait, lorsque la race des dévots et des privilégiés revint lécher les mains de Napoléon et le gâter, ce dont nous avons été dupes ; ils s’arrangèrent, devinrent sénateurs, juges, archevêques, enfin tout, jusqu’à gardes-champêtres, et nous laissèrent au hasard, nous et notre propriété, le travail ! Et nous y sommes encore ; et tandis que la loi veille au sort du moindre plantard dans les champs, nous devenons malades, puis morts, sans [3.2]qu’agent de police (d’ailleurs fort soigneux s’il nous faut emprisonner) prenne plus de peine que si une feuille d’arbre se desséchait et tombait. Cela étant, nous nous méfions des dires de la feuille du commerce, derrière sont les gens à police ; sous ce couvert ils viennent à nous doucereux et la larme à l’œil. Ne vous organisez point, disent-ils, attendez : l’ordre de Chose est d’hier ; il vous veut du bien, parole d’honneur ! Vous tenez, son lendemain, il va songer à vous ; il vous aime, ne prenez peine, il va faire lui-même ! O papelards, qu’on se trompe à vos voix ! Tandis qu’ils nous donnent belles paroles… voyez les bienfaits de la révolution envers les travailleurs !... des emprisonnemens ! Ecoutez… là bas… entendez-vous !… le cri des verroux !… la voix plaintive perce la voûte des cachots !… les chaînes bruissent, se traînent sur les dalles !… Le glaive des lois impériales frappe de toutes parts et touche le cœur de nos frères, et vient jeter dans notre sang le frisson d’alarme !… Nous savons trop le bien que vous nous réservez, messieurs. Hypocrites ! le temps de la confiance est passé, passé sans retour, nous n’en avons plus pour vous ; c’est fini ! Et nous vous donnons avis que vous perdez votre temps à dresser des embûches à nos esprits ; nous vous connaissons, beau masque, et voyons vos lacs. Au revoir.

 

 

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