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15 décembre 1833 - Numéro 50
 
 

 



 
 
    
 ECONOMIE SOCIALE.

industrie départementale.

Couteaux-Eustache de Saint-Etienne.

Il y a peu de départemens où l’industrie se soit développée avec plus de rapidité que dans le département de la Loire ; depuis trente ans le nombre des usines et des manufactures y a triplé, et nous n’exagérons rien en disant que l’accroissement des produits est dans une proportion décuple.

Remarquons, au surplus, que le Forez, qui forme aujourd’hui le département de la Loire, fut placé de tous temps au nombre des contrées les plus industrieuses de la France. Dès le commencement du onzième siècle on fabriquait à Furens, aujourd’hui St-Etienne, des gardes d’épées et quelques articles de quincaillerie grossière. [7.1]Ce n’est cependant qu’en 1516 ou 1535 que la fabrication des armes et l’emploi des métaux y prirent une certaine importance. Un ingénieur nommé Georges Virgile, frappé des avantages que cette province pouvait offrir à l’industrie et au commerce, détermina François Ier à fournir les fonds nécessaires pour y élever quelques usines.

La quincaillerie, comme on vient de le voir, est une des plus anciennes industries de St-Etienne et des communes voisines ; la coutellerie, surtout la coutellerie commune, est une des branches les plus importantes de cette industrie ; c’est cette coutellerie qui sera l’objet spécial de cet article, et nous pensons que les détails que nous allons donner sont peu connus. En effet, le couteau-eustache a peu occupé l’attention de nos économistes industriels.

Le couteau-eustache, que la modicité de son prix met à la portée des classes les moins riches, se vend dans toute la France et s’exporte à l’étranger ; il y a quarante ans, il était plus recherché qu’aujourd’hui ; il a trouvé une concurrence redoutable dans les couteaux à manche de corne dont la forme est plus commode et plus gracieuse. Il est vrai que l’eustache a une lame d’une meilleure qualité et coûte moins cher ; mais l’amélioration qui s’est opérée dans le sort de l’ouvrier fait qu’il regarde peu à une différence de prix qui est de 50 et même de 100 pour cent si on met en parallèle les prix de chaque genre de couteau, mais qui est minime pour l’acheteur, puisqu’elle n’est pour lui que de quelques centimes. En effet, à St-Etienne même on établit des couteaux à manches de corne à 30 sous la douzaine, et le prix moyen des eustaches est de 75 c. La différence pour l’ouvrier qui achète n’est donc que de 6 à 8 c.

Le couteau-eustache, comme on l’appelle à Paris et dans les environs, porte à Rouen et à Amiens la dénomination d’Avril ; en Bretagne et dans les départemens qui bordent la Loire, on l’appelle couteau Descoz à la clé ; on le connaît dans le Poitou et la Saintonge sous le nom de couteau d’Ozon ; enfin, en Italie et en Espagne, sous celui de Bizalion. Ces différens noms étaient ceux des fabricans, et on les retrouve presque tous encore à St-Etienne ; la maison Descoz fabrique encore de la coutellerie ; on trouve un Bizalion parmi les fabricans de quincaillerie, etc.

En fabrique, ces couteaux se vendent par grosse ou douze douzaines ; leur prix varie suivant les qualités et les grandeurs qu’on distingue par les dénominations suivantes :

Estillons : 5 f. la grosse, ou un peu plus de 3 c. le couteau.
Quatrins : 6 f. la grosse, ou un peu plus de 4 c. le couteau.
Très petits : 7 f. la grosse, ou un peu plus de 5 c. le couteau.
Petits : 9 f. la grosse, ou un peu plus de 6 c. le couteau.
Moyens : 11 f. la grosse, ou un peu plus de 7 c. le couteau.
Grands : 13 f. la grosse, ou un peu plus de 9 c. le couteau.
Passe-grands : 16 f. la grosse, ou un peu plus de 11 c. le couteau.

Malgré la modicité de ces prix, un couteau passe par les mains de 18 ouvriers avant d’être achevé, et tous y trouvent de quoi vivre. Quelques détails à ce sujet ne seront pas sans intérêt.

Les manches, en bois de hêtre, se fabriquent dans les montagnes, à 2 ou 3 lieues de St-Etienne, et sont rendus dans les ateliers au prix de 30 c. la grosse des plus petits, et de 75 c. pour les plus grands ; on les noircit en les plaçant dans des moules en fer chaud. Ce travail est payé à l’ouvrier 50 c. par grosse ; il peut gagner 30 à 40 sous par jour, mais il faut alors qu’il travaille de 5 heures du matin à 10 heures du soir.

Les forgeurs de lame gagnent 36 à 40 sous par jour, [7.2]et, il faut le dire, cette journée est presque aussi longue que celle des noircisseurs de manches et beaucoup plus fatigante. La grosse leur est payée de 60 c. à 1 fr. Chaque lame doit être mise au feu six fois, et chaque fois elle reçoit au moins douze coups de marteau ; ainsi pour une douzaine de lames qui rapporte de 5 à 8 c. à l’ouvrier, il doit faire rougir l’acier 72 fois et lui donner 864 coups de marteau ; et encore sur son salaire, il a à payer le charbon, les outils et le loyer de la forge.

Vient ensuite l’aiguisage. Ce travail est pénible à raison de la position où se trouve l’ouvrier, qui est constamment couché sur le ventre ; dangereux, parce que malgré les épreuves auxquelles on soumet les meules avant de les employer, malgré le soin qu’on apporte à les choisir, il arrive quelquefois que la vitesse de la rotation, jointe au choc de l’instrument qu’on aiguise, les fait briser, et il est rare que l’ouvrier ne soit pas blessé. Un habile aiguiseur peut préparer en un jour jusqu’à 1,469 lames d’eustache ; il gagne alors 7 fr. 30 c. ; mais le fait est rare ; communément un ouvrier n’en fait que 6 à 700.

Enfin d’autres ouvriers sont chargés de réunir la lame au manche, et toute une famille, occupée à ce travail, gagne à peine 4 fr. par jour. L’homme scie le manche, la femme ajuste la lame, les enfans fixent les petites rosettes, ouvrent les couteaux ou les ferment. Pour ajouter à la célérité de l’ouvrage, tous les mouvemens sont combinés de manière qu’aucune seconde de temps n’est perdue ; ainsi le même mouvement qui sort le manche de l’étau sert à prendre celui qui le remplace, etc. Cet ajustage et ses accessoires sont payés à l’ouvrier 50 c. par grosse.

On voit que la fabrication des couteaux-eustache est unique pour la modicité du prix de la main-d’œuvre ; aucune fabrique n’a pu en approcher. Nous voudrions pouvoir donner le chiffre exact de ses produits, mais les documens que l’on a sur ce genre de produit industriel n’ont pas une spécialité qui se rapporte exclusivement au couteau-eustache ; on y a fait figurer des chiffres qui appartiennent évidemment à la fabrication des couteaux d’un autre genre.

On évalue à environ 1,000 grosses ou 1,200 douzaines par semaine le produit de la coutellerie de Saint-Etienne, tant en couteaux de poche qu’en couteaux de table. Six à 700 ouvriers sont occupés chaque jour à ce genre d’industrie qui se perfectionne et qui sans doute redeviendra bientôt aussi productif qu’il l’était avant la révolution.

(Temps.)

 

 

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