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29 décembre 1833 - Numéro 52
 
 

 



 
 
    
Stratagème

pour fausser, dans l?intérêt des fabricans, et au préjudice des travailleurs,

La justice des Prud?hommes.

Travailleurs ! Concentrons notre indignation ; essayons de voir à froid le jeu prévaricateur qu?on tient avec nous. Une main secrète mine sourdement l?institution déjà mutilée des prud?hommes ; cette main s?insinue dans les joints, désassemble les pièces pour compléter, en détail, la ruine de l?édifice. Au moins le mal ne se fera pas sans que l?alarme ait été donnée ; nous l?aurons assez signalé. Ecoutez encore :

La loi du 18 mars 1806 est ainsi conçue :

Art. 1er : « Il sera établi à Lyon un conseil de prud?hommes composé de neuf membres, dont cinq négocians et quatre chefs d?atelier. »
Art. 4 : « Le conseil des prud?hommes se renouvellera par tiers chaque année, le premier jour du mois de janvier. »
Art. 5 : « Trois membres, dont un négociant-fabricant et deux chefs d?atelier, seront renouvelés la première année.
« Deux négocians-fabricans et un chef d?atelier seront renouvelés à chacune des années suivantes. »

Le décret du 3 août 1810 consacre à peu près les mêmes dispositions en ces termes :

Art. 3 : « Les conseils de prud?hommes seront renouvelés [1.2]en partie chaque année, le premier jour du mois de janvier, dans les proportions qui suivent :
« Si le conseil des prud?hommes est composé de 15 membres, il sera renouvelé, la première année, deux prud?hommes marchands-fabricans et un prud?homme chef d?atelier ;
« La deuxième année, trois prud?hommes marchands-fabricans et trois prud?hommes chefs d?atelier ;
« La troisième année, trois prud?hommes marchands-fabricans, et trois prud?hommes chefs d?atelier ;
« Le sort désignera les prud?hommes qui seront renouvelés à la première et seconde année ; dans les autres années, ce seront les plus anciens nommés. »

Or, en novembre 1831, le conseil des prud?hommes a subi un renouvellement complet ; ainsi, au 1er janvier 1832, on a dû procéder, et de fait on a procédé au renouvellement par tiers, suivant les dispositions combinées de la loi de 1806 et du décret de 1810. Ainsi, au 1er janvier 1834, nous voila à la troisième année ; trois prud?hommes marchands-fabricans et trois prud?hommes chefs d?atelier, ou enfin le dernier tiers doit résigner ses fonctions ; la loi et le décret l?ordonnent ; le sort, s?il y a lieu, doit décider quels seront les membres sortants : la loi et le décret l?ordonnent encore.

Mais, qu?importe la loi à MM. de la légalité ? Par un premier arrêté, M. le préfet du Rhône, plaçant son caprice au lieu du sort, et sans façon se posant souverain maître, vint trier à son gré, dans les chefs d?atelier prud?hommes, les trois qu?il lui plaisait à lui, ou aux siens, voir disparaître du conseil ; et l?on doit dire que M. Labory n?est pas de ceux-là. Toutefois, cette impudente violation de la loi parut prématurée ; on ne peut tout faire d?un coup. M. le préfet Gasparin prit pudeur de ce petit coup-d?état, il révoqua cet arrêté ; et comptant probablement que la bénignité du sort épargnerait M. Labory, il feignit un retour à la légalité ; il donna ordre au conseil des prud?hommes de s?assembler et de tirer au sort les trois membres à remplacer.

Le conseil s?assembla donc. Les noms sont déposés solennellement et publiquement dans l?urne ; les bulletins sont tirés, le secrétaire écrit : 1° Charnier ; 2° Martinon ; 3° Labory. Impitoyable sort ! on le dirait coalisé avec les ouvriers ! Enfin, M. le préfet tient à M. Labory ; [2.1]à tout prix il veut qu?il siège encore ! En raison de quoi il casse le sort par arrêté du 14 décembre dernier. On lit dans cette pièce administrative :

« ? Considérant qu?aux termes de l?art. 4 de l?ordonnance du 21 juin 1833, les élections successives des chefs d?atelier doivent être faites de telle sorte, que la section électorale qui aura fourni au conseil un membre titulaire, le remplace au terme de ses fonctions, par l?élection d?un suppléant ; et réciproquement, que la section qui aura fourni un suppléant, donne un titulaire à l?élection suivante ;
« Qu?en partant de cette base, il y a lieu de retrancher le dernier des noms sortis de l?urne dans le tirage au sort constaté par procès-verbal du 7 de ce mois, et de ne procéder ainsi qu?au remplacement de MM. Charnier et Martinon. »

Or, la loi de 1806 et le décret de 1810 sont là, qui commandent expressément le renouvellement par tiers, et, d?après cet arrêté, le renouvellement se ferait par moitié, la moitié des chefs prud?hommes d?atelier rejetée à l?année prochaine ; mais qu?importent la loi et le décret ? L?ordonnance du 21 juin 1833, qui, par une combinaison perfide, brisa les titres que plusieurs prud?hommes tiraient de la sainteté des élections, voila la règle ! Voila l?apparente raison de la violation des lois ! Eh bien ! Lisez cette ordonnance, et vous verrez que ce n?est que par un épilogage de mauvaise foi, et par une fallacieuse induction, qu?on a pu s?en faire un instrument pour cette violation ! Vous verrez que cette ordonnance n?est qu?un hypocrite prétexte pour sauver Labory de la destitution du sort.

Eh ! Bon Dieu ! Qu?avez-vous besoin de feindre, M. le préfet ? Personne n?est pris à la lourde justification que, par un reste de pudeur, vous daignez donner à votre arrêté. Que ne dites-vous franchement : « Les négocians que je vois, et que s?attache la dynastie, n?ont pas assez de la majorité d?une voix que leur assure contre les ouvriers une loi partiale ; ils veulent une majorité plus décidée ; ils comptent sur Labory : je dois le leur laisser bon gré malgré. Le sort, oracle de la loi, l?arrache du conseil ; moi, oracle des intrigues de ces quelques négocians, je l?asseois juge en dépit de la loi et en dépit du sort. » Alors, du moins, vous ne joindriez pas à l?oubli des lois l?amère ironie d?une mystification.

Oui, M. le préfet, nous vous le disons net, le décret et la loi ordonnent impérativement le renouvellement par tiers, et vous avez violé la loi et le décret. Ce n?est pas tout : les élus du peuple avaient prononcé au nom de la loi et par la voix du sort que Labory devait cesser ses fonctions : l?élection populaire pouvait seule le rappeler sur le siège d?où il était légalement descendu ; et vous, détruisant brutalement les actes des élus du peuple agissant dans les termes de la loi, vous l?avez rétabli sur ce siège par arrêté, par force ; vous avez profané le sanctuaire de la justice industrielle, en y introduisant violemment votre créature ou celle de vos gens ; vous avez dit à cette créature : « Je t?impose aux industriels ; va ! Juge-les, de par moi, malgré les lois et malgré les électeurs, dont il me plaît usurper les droits. »

Vous avez, par un acte arbitraire et sacrilège, déchiré dans les registres de la justice industrielle l?arrêt du sort ; vous avez réformé, disséqué, corrigé, coupé à votre guise cet acte de la puissance de ce tribunal ; vous vous êtes érigé contre lui en tribunal de cassation : par-là, vous avez livré le conseil des prud?hommes au mépris [2.2]et à la déconsidération publique ; vous avez flétri le caractère auguste et religieux que donnaient à ce conseil l?indépendance des élections et l?irrévocabilité de ses décisions, si révérées jusqu?à votre arrêté qui en a rompu le charme. Aujourd?hui, c?en est fait : l?autel de la justice ouvrière n?est plus vierge ; il n?est plus sacré pour personne ; ses oracles désormais ont perdu toute puissance morale, car vous en avez affiché la faiblesse ; vous l?avez publiée partout : à votre exemple, personne ne les respectera.

Et vous, Labory, vous, autrefois l?élu du peuple, encore un pas, et vous devenez l?instrument de la ruine des institutions tutélaires de vos frères ; encore un pas et vous allez porter une main parricide sur les droits sacrés que vous avez accepté mission de défendre ; vous allez tourner contre le faible la généreuse confiance qu?il vous donna ; encore un pas, Labory, et vous nous trahissez, et le carcan de l?opinion publique vous clouera à l?infamie !

Ah ! Craignez de devenir complice de l?attentat commis contre le tribunal industriel ; rejetez le funeste honneur d?être le juge du bon plaisir et de siéger sur les débris des lois qui nous protègent ; car, dans notre juste douleur, nous dirons à tous que vous vous êtes déshonoré ; nous enseignerons à nos fils la honte de votre apostasie, et sur votre tombe nous graverons pour l?avenir : Malédiction aux traîtres !

Et vous, élus des ouvriers, si Labory, docile à l?intrigue du pouvoir, osait porter un pied téméraire sur le trépied où vous éleva le suffrage de vos frères, votre devoir serait d?en descendre aussitôt, et de fuir la profanation de la justice. Surtout, entendez-le bien : n?allez pas couvrir de votre manteau populaire l?illégalité des jugemens que la signature de Labory frapperait de nullité ; n?allez pas ratifier par une coopération approbative l?usurpation despotique des droits de vos concitoyens : ce serait une éloquente protestation que la viduité de vos places ; et si oubliant toute pudeur, on vous traînait pour déni de justice aux pieds des tribunaux correctionnels, alors, forts d?avoir bien fait, vous diriez aux magistrats les saintes inspirations qui vous auraient conduits à une si belle action ; vous auriez pour cortège l?estime de tous, l?enthousiasme des amis de l?humanité ; votre noble conduite, votre conscience, la pureté, bien plus la générosité de vos intentions ; et pour défenseurs, la loi, l?équité, la reconnaissance et les bénédictions des opprimés que vous auriez sauvés d?une tentation dangereuse.

 

 

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