Retour à l'accueil
5 janvier 1834 - Numéro 53
 
 

 



 
 
    
 

Des Tonneliers et des Crocheteurs.1

En 1830, à l’avénement de notre glorieuse révolution, on avait espéré voir tous les priviléges fuir sur la terre étrangère et faire cortége aux vieux priviléges de la légitimité ; on avait cru aux séduisantes mais mensongères promesses prodiguées au peuple par une bouche auguste (style de valet). On s’est étrangement trompé ; il n’y a qu’un mauvais Français de moins, et aujourd’hui il faut attaquer successivement et corps à corps chaque privilège, trop heureux encore si après de longs efforts on peut le renverser. Ainsi à Lyon les tribunaux de première instance et d’appel ont été saisis de la connaissance de contestations et querelles violentes suscitées par le privilége. Les crocheteurs de notre ville sont organisés en compagnies ; chaque compagnie a son port qu’elle exploite exclusivement à toutes autres personnes. Si de laborieux pères de famille se présentent aux propriétaires des bateaux qui stationnent sur la rivière, pour opérer le chargement ou le déchargement de leurs marchandises, ils sont brutalement repoussés par les crocheteurs, et si, invoquant le droit, ils résistent, ils sont lâchement assaillis et violemment frappés par le nombre, et rejetés dans les besoins et les privations jusqu’à ce que plus heureux ils trouvent des travaux qui ne leur soient pas interdits par d’injustes et barbares priviléges. Voila cependant où nous en sommes en 1833, après une révolution faite seulement pour la liberté. Des crocheteurs à Ainay demandaient à concourir aux travaux des ports de ce quartier avec d’autres crocheteurs privilégiés : ils ont été [1.2]victimes de lâches et cruelles violences. Un arrêt du tribunal d’appel l’a constaté. A Serin, les tonneliers ont demandé à décharger les vins concurremment avec les crocheteurs et toutes autres personnes. Les marchands de vin, qui préfèrent les tonneliers et leur accordent justement toute leur confiance, les ont autorisés par écrit à décharger leurs vins. Munis de leur autorisation écrite, les tonneliers ont voulu procéder au déchargement qui leur avait été commandé ; les crocheteurs, dix fois plus nombreux, les ont assaillis et violemment frappés. Un jugement du tribunal correctionnel de cette ville l’a constaté. Ils ont ainsi violé le plus sacré des droits, le droit du travail : ils ont violé le droit de propriété, puisque des marchands ne sont plus maîtres de leurs vins et ne peuvent en confier le déchargement à qui bon leur semble. Les crocheteurs exercent un monopole injuste, vexatoire et funeste à la cité ; ce monopole a pour premier résultat de priver de travail une foule de pères de famille et de permettre aux monopoleurs une vie de paresse et de cabaret. Ce monopole est contraire à la loi ; nous devons le prouver.

La loi du 2 mars 1791 abolit expressément les maîtrises et les corporations, et ouvrit la voie des prospérités à une grande nation qui si long-temps avait été écrasée des entraves que lui jetaient à l’envi une noblesse dédaigneuse, un clergé cupide et dominateur, et surtout une royauté, prodigue des trésors qu’elle arrachait par mille iniques fiscalités. Le fatal réseau qui comprimait la France fut rompu. L’art. 2 de cette loi mémorable de 1791, s’exprimait ainsi :

« A compter de la même époque (1er avril 1791), les offices de perruquiers, barbiers, baigneurs-étuvistes, ceux des agens de change, et tous autres officiers pour l’inspection et les travaux des arts et du commerce, les brevets et les lettres de maîtrises, les droits perçus pour la réception des maîtrises et jurandes, ceux des collèges de pharmacie et tous priviléges de profession, sous quelque dénomination que ce soit, sont également supprimés. »

L’art. 7 ajoutait : « A compter du 1er avril prochain (1791), il sera libre à toute personne de faire tel négoce ou d’exercer telle profession, art ou métier qu’elle trouvera bon ; mais elle sera tenue de se pourvoir auparavant d’une patente, et de se conformer aux réglemens de police. »

[2.1]Plusieurs autres lois rendues sur d’autres matières confirmèrent le principe émis dans cette loi de 1791, la liberté des industries. Nous nous dispensons de les citer ; car la loi du 2 mars 1791 est encore en pleine vigueur, et nulle loi, du moins en ce qui concerne les crocheteurs, n’est venue la modifier. Les crocheteurs ont été organisés par des ordonnances de la mairie : ces ordonnances sont obligatoires lorsqu’elles sont la conséquence de la loi ; mais elles sont sans force lorsqu’elles sont contraires au vœu de la loi, au principe que cette loi a pour mission de proclamer. Or, les ordonnances organisatrices des compagnies des crocheteurs créent un monopole que la loi avait détruit ; la magistrature a donc pour devoir de déclarer ces ordonnances illégales et sans lien obligatoire.

Mais déjà j’entends quelques esprits irréfléchis s’écrier : Vous appuyez les coalitions d’ouvriers et vous combattez les coalitions de crocheteurs. Ma réponse est que les ouvriers qui se coalisent sont libres d’accorder ou refuser leur travail ; les crocheteurs sont libres également d’accorder ou refuser leurs services, mais ils ne peuvent être maîtres d’empêcher que d’autres citoyens se présentent sur le port et se chargent, si bon leur semble, des travaux refusés par eux, de même qu’un ouvrier en soie refuse son travail à un fabricant, mais n’empêche pas et ne peut empêcher qu’un autre ouvrier en soie travaille pour ce même fabricant. Ainsi, on le voit, organe de tous les travailleurs, nous voulons liberté pour tous ; coalition pour le travail, pourvu que la liberté n’en souffre pas. Que les crocheteurs s’associent entr’eux pour partager leurs travaux et leurs bénéfices ; que les tonneliers fassent de même et d’autres encore, mais que nul ne puisse dire : L’exploitation de ce port m’appartient ; je ne livre mon travail qu’aux conditions qu’il me plaît dicter, et personne autre que moi ne pourra travailler sur ce port… Ce langage serait arbitraire ; ce serait un despotisme brutal. Ce langage est celui des crocheteurs ; il faut qu’il cesse, la loi le veut, je viens de le démontrer ; l’intérêt de tous l’exige. Ce sera le sujet d’un second article.

Notes (  Des Tonneliers et des Crocheteurs. En 1830,...)
1. Cet article ainsi que le suivant permettent, une nouvelle fois, de relever l’importance grandissante que prend alors, dans le journal des mutuellistes, la critique des corporations et de l’esprit de restriction et de monopole. Dans cette période, le basculement des idées s’accélère. En décembre 1833, le mutuellisme lyonnais avait fait sa mue. L’ancien Conseil des présidents de centrales avait été déposé car jugé trop modéré, trop timide. Une nouvelle génération plus offensive avait pris en main les destinées du mutuellisme et sera à l’origine de la grève de février 1834.

 

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique