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26 janvier 1834 - Numéro 56 |
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Qu’en rendant le Jugement Entre MM. Cancalon et Damiron,
le conseil des prud’hommes a commis un abus de pouvoir, Et a dépassé les limites de sa compétence. Voulez-vous voir les bornes de la compétence des prud’hommes ? lisez l’article 10 du décret de 1810 : « Nul ne sera justiciable du conseil des prud’hommes s’il n’est marchand-fabricant, chef d’atelier, contremaître, teinturier, ouvrier compagnon ou apprenti ; ceux-ci cesseront de l’être dès que les contestations porteront sur des affaires autres que celles qui sont relatives à la branche d’industrie qu’ils cultivent, et aux conventions dont cette industrie aura été l’objet ; dans ce cas, ils s’adresseront aux juges ordinaires. » Mais à qui appartient-il de statuer sur les injures, les expressions outrageantes, les diffamations qui peuvent jaillir des altercations industrielles ? Aux juges ordinaires. Dans ce cas les justiciables des prud’hommes s’adressent aux juges de paix, aux tribunaux correctionnels ; mais point aux conseils de prud’hommes, dont l’autorité est spécialement limitée à certaines contestations commerciales. Or, M. Cancalon paraissait devant le conseil et disait : « J’ai disposé un métier pour M. Damiron ; j’ai dépensé pour le monter 36 fr. ; il allait battre quand j’ai reçu révocation du travail commandé. En tel cas, la loi veut que M. Damiron soit condamné à me restituer les 36 fr. dépensés et à me dédommager de tout ce que j’aurais pu gagner. La jurisprudence et l’usage décident que j’aurais pu gagner le dixième des façons [1.2]du travail retiré ; l’usage fixe aussi le prix des façons à dix fois la valeur des dépenses du montage, c’est-à-dire pour moi et M. Damiron, à 360 fr. ; le dixième que j’aurais pu gagner est donc de 36 fr., partant je demande aujourd’hui les 36 fr. que j’ai avancés, et les 36 fr. que j’aurais pu gagner, le tout selon la loi. » M. Damiron répond : « Tout ceci peut être vrai ; mais M. Cancalon m’a assailli d’injures et de dires inconvenans, et par cette raison doit, en bonne justice, être privé des trente-six francs qu’il aurait pu gagner. » A quoi M. Cancalon réplique que les discours outrageans, si de tels ont été tenus, sont partis des deux côtés, et que sur ce point il est quitte avec son adversaire, tout ayant été réciproque, pour le moins ; que d’ailleurs les prud’hommes n’ont point le droit d’échanger les 36 fr. qu’on lui doit, à lui, Cancalon, contre le prix que prétend mettre M. Damiron à quelques injures qu’il a sur le cœur. Ceci tombait sous les sens ; et pourtant le conseil, ne pouvant se fonder que sur les propos tenus, n’a exactement alloué à M. Cancalon que ses dépenses, et non le dédommagement que la loi ajoutait à ces dépenses. Cette loi disait (art. 1794 du code civil) : « Le maître peut résilier le marché… en dédommageant l’entrepreneur de ses dépenses et de tout ce qu’il aurait pu gagner. » Le conseil des prud’hommes a dit : « Le maître peut résilier le marché… sans indemniser l’entrepreneur de tout ce qu’il aurait pu gagner. » La loi disait : « Les prud’hommes ne connaîtront que des contestations relatives à l’industrie et aux conventions dont cette industrie aura été l’objet. » Et le conseil, arbitrant souverainement le prix des propos inconvenans, a dit : « Nous condamnons, pour paroles irrévérentes, M. Cancalon à perdre 36 fr. à lui dus par M. Damiron, et ordonnons que ce dernier s’en enrichira. » La loi disait : « Le juge de paix et les tribunaux correctionnels ont exclusivement le pouvoir de prononcer l’amende et l’indemnité pour injures ou diffamations. » Et le conseil a dit : « Nous prononçons l’amende de 36 fr. contre M. Cancalon au profit de M. Damiron. » La décision des prud’hommes, dans cette affaire, en d’autres termes, revient absolument à cela ; et les conséquences logiques de ses dispositions sont celles-là. Evidemment en les rendant, les prud’hommes se sont érigés en juges de police ou en tribunal correctionnel : ils ont excédé leurs pouvoirs, [2.1]ils ont usurpé les attributions de la juridiction pénale ; ils ont confondu les grandes et salutaires limites qui séparent la compétence de chacun des différens corps judiciaires ; évidemment ils ont commis un abus de pouvoir. Ils devaient dire à M. Damiron : On vous réclame 72 fr., vous les devez payer ; si vous avez été insulté, la justice de paix, la police correctionnelle vous offrent un moyen d’obtenir réparation et indemnité ; ces tribunaux sont seuls investis du droit de juger les injures : allez à leur barre ; nous, juges industriels, nous ne pouvons juger que les contestations industrielles ; notre juridiction finit à ce cercle ; et eussiez-vous été assommé, il n’entre ni dans nos devoirs, ni dans nos pouvoirs de compenser la valeur des réparations correctionnelles qui vous seraient dues avec les indemnités industrielles que vous devez à M. Cancalon. Nous insistons sur cette décision pour en prévenir de semblables et pour empêcher que ce précédent ne devienne un titre sur lequel on puisse fonder une règle de jurisprudence à venir.
DE L’ASSOCIATION INDUSTRIELLE. On discute beaucoup sur la question de savoir si l’association industrielle parmi les travailleurs, parmi ceux qui sont le levier productif des richesses et le vrai fonds que les possesseurs de capitaux épuisent impitoyablement ; si, disons-nous, l’association entre ouvriers est un droit ou une violation de la loi. Eh ! bon Dieu ! c’est mettre en question si des lois de captation, de dol et de violence doivent à jamais étouffer le droit que l’homme tient de la nature !… Ces lois, faites par des tyrans, imposées à un peuple vaincu, trahi ou dupé, n’auront de puissance qu’autant que les causes qui les ont fait prévaloir auront assez de force pour les maintenir. – Mais que cette force passe au peuple, c’est-à-dire que le peuple soit réuni sous une même opinion d’unité politique, mu par le seul sentiment de sa dignité, toutes ces lois de déception feront place à de nouvelles lois de raison et de justice, comme le jour succède à la nuit. – Ceci n’est plus une question de principe, mais bien une question de temps… On estime, avec raison, qu’un peuple pauvre est facile à gouverner, c’est-à-dire à asservir. Aussi la politique des gouvernans est-elle de lui faire produire des richesses qui ne sont jamais à lui, qui ont pour possesseurs exclusifs, constans et successifs, les privilégiés dont se compose la vaste corporation gouvernementale. C’est cette rotation d’activité et de travaux d’un peuple industriel et laborieux, créant toutes les richesses sans en posséder aucune, qui produit ce phénomène de pauvreté, de misère, de fatigue immodérées ; de longues souffrances, d’incessantes privations et d’humiliations pour le grand nombre ! Richesses et abus de toutes les jouissances, orgueil, immoralité et insolence pour le petit nombre, quand la nature avait tout prévu, tout organisé pour une juste participation aux biens qu’elle répand sur la terre qu’elle nous a appelés à peupler et à régir… Et c’est sur cette terre où chacun de nous a le droit de revendiquer une place, que nous voyons les dispensateurs de la richesse échanger un peu de pain contre un travail de tous les jours, de toute la vie enfin, ainsi qu’on jette au cheval une botte de foin pour sa vie d’un jour. L’association industrielle est donc non-seulement un [2.2]droit, mais une obligation, puisque c’est le plus grand, le plus sûr moyen d’affranchissement et de conservation que le peuple possède, puis la conséquence de son état d’agglomération, auquel une industrie quelconque le force de prendre part pour sa vie entière ; obligation née de notre organisation qui prescrit, sous peine de tomber en plus dure servitude, de veiller au salut de tous pour assurer le sien. Il est un sentiment noble et beau qui plaît aux grandes âmes et pousse l’homme à agir ; c’est pour les autres et pour soi, avec l’assentiment de la justice et de la raison humaine, contre l’injustice et la déraison de vieilles lois, nées à une époque où l’humanité, torturée, avilie, demeurait écrasée sous le sceptre des tyrans. Or, cette pensée, qui trace le chemin à suivre et dont la presse libre est l’organe, cette pensée enfin, qui vient s’interposer entre le peuple et les grands qui l’oppriment et l’abaissent, pour se hausser encore, veut que la société se reconstitue sur des bases plus aptes à distribuer équitablement les droits et les jouissances dont se compose le bonheur de la vie humaine, comme aussi les charges qui en sont la conséquence naturelle. C’est cette voix fraternelle qui nous crie de toute son énergie, de toute sa force : « L’association industrielle entre les travailleurs est l’unique garantie d’un état futur, meilleur que tous ceux des siècles passés ; chacun y gagnera ; les produits seront plus en rapport avec les besoins et le travail, première mise de fonds, et chacun pourra, marchant dans l’avenir, voir sans frémir ses vieux ans arriver. Alors le peuple verra déserter de son modeste asile cette mort si triste, à la fois si lente et si prématurée ; – son intelligence acquerrera un grand développement, ses mœurs s’adouciront encore, et puis sa morale, devenue vierge de superstition, l’élèvera, le perfectionnera, et accomplira ainsi le grand œuvre de sa régénération. » A. G. B.....
Au moment où nous comptions rappeler l’attention de nos lecteurs sur l’inqualifiable effronterie des discours de M. fulchiron, député, nous avons reçu la lettre suivante, déjà publiée dans plusieurs journaux de cette ville, avec invitation de l’insérer dans notre journal. M. bruschet, auteur de cette lettre, ne nous a rien laissé à dire sur ce point ; mais nous nous demandons quels fruits certains hommes, se posant les élus de la France, pensent tirer de leurs insolens et grossiers mensonges, et nous les rappelons à la pudeur. Qu’ils disent (et ils diront vrai), qu’ils ont bien autre chose à faire qu’à s’occuper des masses laborieuses, en butte à toutes les misères ; mais en vérité, leur prétention de faire croire au peuple que tout, par eux, va au mieux possible, est non-seulement ridicule, mais elle est infame dans le but qu’elle est, par cela même, forcée d’avouer, qu’il leur faut des pauvres, des malheureux, et beaucoup pour qu’ils soient et demeurent riches ! La Croix-Rousse, le 16 janvier 1834. Monsieur, Votre dévoûment aux intérêts populaires me fait espérer que vous aurez la bonté d’insérer les observations suivantes d’un ouvrier, sur la réplique de M. Fulchiron à M. Garnier-Pagès, dans la dernière discussion de l’adresse. M. Fulchiron met en parallèle la situation des ouvriers dans les années 89 et 90 avec leur état en 1834. Puisque M. Fulchiron a une connaissance approfondie de la misère qui accablait le peuple à cette [3.1]époque, comment a-t-il pu oublier 1817 ? et pourquoi chercher des années de disette pour prouver que nous sommes heureux aujourd’hui ? Peut-être les amis de M. Fulchiron diront-ils que la preuve de notre bonheur actuel, c’est que l’ouvrier a le temps de lire les journaux qui rapportent les discours de M. Fulchiron, et, de plus, d’y répondre. Il est très vrai que l’étonnante prospérité industrielle que vante l’adresse des députés, nous laisse, faute d’ouvrage, beaucoup de loisirs. C’est pour cela que je veux aussi comparer notre position présente avec le siècle passé. Il existe des ouvriers en soie qui peuvent dire ce que valaient alors les comestibles, et ce que rapportait chaque article de fabrique, de 1777 jusqu’à 1787. La livre de pain ne valait alors qu’un sou, aujourd’hui elle vaut 3 sous. La viande prise sur les bancs valait 4 sous, maintenant elle vaut 10 sous ; le vin 4 sous, maintenant 9 sous ; l’huile 7 sous, maintenant 15 sous ; les charbons 18 sous, maintenant 3 fr ; les pommes de terre 12 sous, maintenant 1 fr. 12 sous, etc., etc. ; et le prix des légumes a plus que triplé. La location d’un métier n’était que de 20 à 24 fr. ; et aujourd’hui elle est de 75 à 80 fr. ; et je suis persuadé que si M. Fulchiron eût pris la peine de chercher dans les papiers de M. son père (puisqu’il se dit fils d’ouvrier), il aurait évité de dire une sottise et de recevoir un démenti par un des membres de cette classe, qu’il croit heureuse malgré l’état languissant dans lequel elle se trouve. M. Fulchiron dit aussi que les ouvriers gagnent de 50 sous à 3 fr. par jour ; c’est encore une de ses plaisanteries habituelles. Qu’il consulte une des premières maisons de fabrique ; qu’il compte le nombre d’ouvriers qu’elle a occupés depuis le 1er janvier 1833 jusqu’au 31 décembre de la même année, certainement il trouvera qu’ils n’auront pas gagné chacun 1 fr. 50 c. dans les maisons de 2me classe ; 1 fr. 25 c. dans celles de 3me ; dans celles qui en occupent le plus grand nombre, de 16 sous à 1 fr. par jour. Si M. Fulchiron a parlé avec préméditation, il n’est qu’un brouillon qui cherche à mettre en dissidence les ouvriers avec les fabricans. M. Fulchiron parle aussi de l’élégance des ouvriers, et prétend qu’on a peine à distinguer un ouvrier d’avec un fabricant. Est-ce un homme d’esprit qui peut débiter de pareilles balivernes ? – M. Fulchiron s’obstine à ne pas faire entrer en ligne de compte la baisse du prix des objets de consommation, baisse qui a pour résultat d’habiller les riches à meilleur marché, sans donner un centime d’avantage aux fortunes médiocres. M. Fulchiron a-t-il dit que l’ouvrier n’avait souvent qu’un habit, qu’il ne sortait que deux ou trois heures le dimanche, et que cet habit lui durait souvent 5 et 6 ans au moins ? Qu’il vienne donc maintenant parler de notre abondance et de notre superflu ; qu’il monte donc du 1er au 7me étage, qu’il assiste aux repas des ouvriers, et il verra les veilles qu’ils passent pour être propres et inspirer de la confiance aux fabricans ; après cela, qu’il ose encore parler d’un bonheur qui n’a jamais existé que dans son imagination ou chez lui. Voila, monsieur le rédacteur, ce que tout le monde sait, excepté une classe d’hommes qui oublient d’où ils sortent, et qui ne prennent pas la peine de s’assurer des faits qu’ils osent avancer à la face de la France ; heureusement pour nous que nous avons une conscience qui ne peut supporter le mensonge. C’est vous dire que si M. Fulchiron ne s’instruit mieux des faits qu’il avance, il recevra autant de fois des démentis, et que nous ne cesserons de répliquer aussi long-temps qu’il continuera de mentir sur notre sort ; nous ferons notre devoir, advienne que pourra (comme dit M. Fulchiron). Je suis, etc., bruschet cadet, Ouvrier en soie.
CONSEIL DES PRUD’HOMMES,
(présidé par m. riboud.) Audience du 23 janvier 1834. Lyonnet réclame à Savoie une indemnité pour un métier de courant en 8 chemins qu’il prétend avoir monté à cet effet, et qui n’a fait qu’un ouvrage insuffisant pour le dédommager de ses frais. D’après les enquêtes faites, le conseil ayant reconnu que le métier n’avait pas été monté ad hoc, déboute Lyonnet de sa demande. Lorsqu’un apprenti est maltraité par son maître, et [3.2]que les faits sont constatés par une enquête, le conseil résilie les engagemens sans indemnité ; mais l’élève ne pourra se replacer que comme apprenti. Ainsi jugé entre Labretonnière et Bernard. Trévoux, chef d’atelier, fait comparaître Dupont, frère de son élève, qui vient d’être appelé sous les drapeaux du roi de Piémont, pour dédommagement du temps d’apprentissage qui restait à faire au jeune soldat ; ce temps provenait d’absences faites pendant le courant de l’apprentissage pour cause de maladies. Trévoux réclame aussi des arriérés de tâches. En ce qui concerne l’indemnité réclamée par le maître pour le temps d’apprentissage qui restait à faire, le conseil le déboute de sa demande, attendu que l’appel sous les drapeaux rompt tous les engagemens. Quant aux arriérés de tâches, les parties sont renvoyées par devant MM. Martinon et Milleron. Trévoux aura son recours contre le père de l’élève. Cette cause a donné occasion à M. le président d’avertir MM. les chefs d’atelier qu’ils aient à prendre toutes les précautions possibles lorsqu’on leur présente des élèves savoyards, pour que leurs intérêts ne soient pas compromis. Il annonce en outre que, dans sa sollicitude pour les intérêts de notre fabrique, il s’est adressé au consul sarde pour le prier d’intercéder auprès de son gouvernement afin qu’il aplanisse les difficultés judiciaires en ce qui concerne les rapports qui existent entre les chefs d’atelier de notre ville et les parens des élèves savoyards et piémontais. La réponse n’ayant point été satisfaisante, M. le président engage les chefs d’atelier à ne recevoir des élèves que sous le patronage d’une caution domiciliée en France.
On nous écrit de Paris : Un industriel vient de trouver un procédé que l’on cherchait depuis long-temps. Il est parvenu à faire sur les étoffes de soie des impressions en relief, semblables à celles que l’on a faites jusqu’à ce jour sur le drap. La personne qui nous écrit nous dit avoir vu plusieurs objets en soie imprimée, tels que manteaux, meubles, etc., qui étaient de la plus grande beauté. L’inventeur est dans l’intention de céder son procédé, il n’a encore rien mis en vente, ni fait aucune démarche pour mettre de ses produits à la prochaine exposition, voulant réserver à la personne à laquelle il céderait son industrie tout l’honneur de l’exposition. On peut s’adresser à Paris, chez M. Alexandre, rue Bourbon-Villeneuve, n° 26.
Au Rédacteur. Lyon, 20 janvier 1834. Monsieur, Le compte que vous rendez de la conversation que j’ai eue avec MM. Rey et Charnier, à raison de la protestation faite par le premier, renferme quelques inexactitudes qu’il importe de rectifier. Il n’a pu être question de la préférence à donner à l’ordonnance sur la loi : la loi et l’ordonnance ne sont nullement en contradiction, seulement cette dernière manque d’une disposition pour faire cadrer les sorties et les remplacemens avec le nombre des membres de la section de soierie. C’est une addition à obtenir ; et pour régulariser le passé, j’ai cru qu’il convenait de demander la dissolution de la section et une réélection générale. Voila tout ce que j’ai dit à ces messieurs. Quant aux autres questions traitées incidemment dans cet article, je n’ai pris aucun engagement, et j’ai eu soin de répéter plusieurs fois à ces MM. qu’il m’était impossible d’en prendre aucun, puisqu’elles étaient complètement en dehors de celle qu’il s’agissait de décider, et que d’ailleurs les unes ne me [4.1]semblent pas assez approfondies, et l’autre, celle du droit d’appeler un défenseur tient à l’interprétation de la loi spéciale sur les prud’hommes et à la police intérieure de ces conseils dont le législateur n’aurait à s’occuper qu’en cas de désaccord dans la jurisprudence des tribunaux. C’est sous ces rapports seulement que je ne crois pas devoir en saisir le ministre. Agréez, etc. Le conseiller d’état préfet du Rhône, gasparin.
On nous prie d’insérer la lettre suivante : Au Rédacteur. Lyon, le 12 janvier 1834. Monsieur, Je vous prie d’insérer ma présente dans votre prochain numéro. Quoique dévoué aux institutions desquelles nous tenons chacun les devoirs que nous nous devons mutuellement, je dois envers mes concitoyens garder ma promesse et livrer à la publicité les motifs qui m’ont forcé d’avoir des contestations avec la maison Grillet et Troton, et quelle justice en a réglé les différens. Je ne laisserai point ignorer que depuis plusieurs années je travaille pour la maison Ajac, où M. Troton est entré premier commis, ce qui me donna lieu d’adhérer à travailler pour lui. Comme il allait se mettre à son compte, il me soumit d’abord des conventions qui me parurent assez favorable, mais que la suite du temps m’apprit à juger autrement ; tel qu’une fois ces messieurs envoyèrent un commis à la maison pour voir ou emporter ce qu’il y avait de confectionné ; n’ayant point de schall coupé et préparé à rendre, ce commis se livra à des propos les plus abjects, oubliant l’honneur, le devoir qu’on doit dans la société. Je me tus néanmoins, et me contentant de l’accompagner, sur réserve. Je me rendis quelques jours après au magasin, où je m’expliquai avec M. Troton sur la conduite furibonde de son commis, et le priai instamment de ne pas me le renvoyer. Depuis ce moment, toutes les fois que je rendais ou faisais rendre de l’étoffe, la fabrication était répudiée, jugée inférieure : donc on me marquait rabais, raccommodage à volonté. Alors convaincu d’une injustice aussi notable, je fus contraint de faire comparaître M. Troton au conseil des prud’hommes ; là j’y formai ma demande à pouvoir rompre toute convention, s’il était possible, d’après toutes les disgraces que j’éprouvais, représentant mon livre qui confirmait leur vrai plaisir de tout marquer à mon détriment. Le conseil ne s’occupa que de la forme de nos conventions, envisageant toujours l’exposé de M. Troton qui affirmait que sur 100 louis de façons faites, je n’avais que trois francs de rabais, tandis que si on eût examiné mon livre et mon compte, à la même date, on aurait trouvé douze francs au lieu de trois francs. Mais bref, je fus attéré, et de la mercuriale que je recevais aussi gratuitement du président en face d’un public nombreux, et du mensonge qui prenait consistance auprès du conseil : alors on me condamna à payer une indemnité de 800 francs à MM. Grillet et Troton pour la non exécution de nos conventions. Cependant mes quatre métiers ont continué de travailler jusqu’au huit du présent mois ; me voyant ainsi jugé, il me restait alors de me référer au tribunal de commerce : mes moyens de défense furent présentés par un avoué qui, avant toutes choses, m’assurait un gain de cause infaillible. Eh bien ! devant le tribunal, il s’est borné à divaguer en répétition de mots qui ne se rattachaient nullement à la défense de mes droits. Le tribunal prononça la confirmation du jugement de prud’homme et à payer les frais de la procédure. Ce fut ainsi que, courbant sous le joug d’une prévention dont je n’avais point à rougir, je me suis empressé d’acquitter la dette que la loi m’a imposée, le onze courant ; néanmoins en ma qualité d’ouvrier, j’ai demandé à mon adversaire de me faire une déduction sur la somme prescrite : il m’a proposé qu’à cette condition, je signerais un écrit qui, selon moi, en l’acceptant, me vouait à l’humiliation et me forçait au silence. Repoussant leur épreuve, j’ai offert quatre cents francs, plus, les frais payables de suite. Ils ont accepté ma proposition, craignant que je ne veuille ou ne puisse les payer s’ils attendaient davantage. Tel est le récit exact de ma hardiesse à me plaindre de la malignité et de l’injustice des hommes. Recevez, monsieur le rédacteur, l’assurance de ma parfaite considération. chapeau (Antide.)
AVIS. Nous avons reçu, par l’intermédiaire de M. Drivon cadet, la somme de 15 fr. remise par M. Bois, pour être distribuée aux blessés de Novembre. Ladite somme a été remise à trois blessés.
Au Gérant. [4.2]Lyon, 20 janvier 1834. Monsieur, Je vous prie d’insérer dans votre prochain numéro ma réponse à la lettre calomnieuse du sieur noyer, demeurant au faubourg de Bresse. Ouvrier sans doute misérable par sa faute ou faute de savoir travailler, il a voulu se venger de mon refus de lui donner 60 francs pour le nourissage de ses enfans, en menaçant de me calomnier par la voie des journaux, ce qu’il a fait dans votre numéro 55, où il se plaint de mes mécaniques, quoiqu’il en connaisse la bonté. Son instigateur se cache plutôt que de lui faire la charité des 60 francs pour payer le nourricier de ses enfans : la vengeance vient de ce que j’ai livré mes prix courans bien inférieurs à ceux établis avant moi. Avant de distribuer mon prospectus, j’avais vendu une mécanique, le 14 septembre, à M. Dubois ; elle était sans garantie. Le sieur Noyer se plaignit qu’elle ne confectionnait pas, il me demanda 20 f. par sa lettre pour toute indemnité du temps perdu pour la ranger et démontage de son métier ; je les lui ai donnés sur reçu. J’ai de plus livré une autre mécanique, que le sieur noyer trouve bonne, quoique je ne dusse rien au sieur dubois, vendeur de la mécanique ; de là sont venues les menaces et la diffamation. Pour répondre à mon détracteur, je joins ici les certificats des chefs d’atelier au moins aussi honorables que le sieur noyer. Agréez, etc. dazon. Les soussignés déclarent être parfaitement contens des mécaniques achetées par eux à M. dazon, savoir : MM. cotter, rue Belle-Cordière, n. 10, 4 mécaniques à la Jacquard. – turin, rue de l’Hôpital, n. 33, une mécanique de 700. – chenevat, rue Madame, n. 18, aux Brotteaux, une mécanique de 700. – fournier, maison Durand, grande allée des Brotteaux, une mécanique de 1,500. – drivon aîné, montée des Carmélites, n. 27, une mécanique de 1,050. – moreaux, maison Brunet, une mécanique de 1,500. – bony, aux Quatre-Colonnes, deux mécaniques de 1,500. – lisbois, rue Rozier, n. 1, une mécanique de 1,500. – sibon, maison Clavel, à la Guillotière, une mécanique de 1,500. – zaffais, quai de Bondy, n. 154, six mécaniques.
Propagande.
La plaie la plus hideuse de notre société, celle qui engendre le plus d’abus, et qui a jusqu’à présent suscité le plus d’obstacles à sa marche progressive, sans contredit c’est l’ignorance. Lorsque tous les hommes, par l’intelligence de leurs droits et de leurs devoirs, auront enfin reconquis le sentiment de leur dignité, il est certain que les préjugés humilians, que les injustices criantes sous lesquels ils se courbent encore, disparaîtront bientôt devant leur énergique volonté. L’exploitation de l’homme par l’homme, les privilèges, toutes ces immoralités déguisées sous de beaux noms et contre lesquels viennent se briser des cœurs généreux, des cerveaux intelligens condamnés par elles à rester inutiles au détriment même du bien-être général, seraient à jamais effacés de nos codes et de nos mœurs par une révolution toute pacifique. Répandre l’instruction c’est donc travailler à la régénération sociale de la manière la plus [5.1]salutaire ; c’est donc bien mériter de l’humanité. Eh bien ! voila une partie de la tâche que les républicains, auxquels on n’épargne ni les calomnies, ni les persécutions, se sont imposée. Voila une partie du but à la réalisation duquel ils se sont dévoués. Les lois autorisent un mode de publication, fort puissant pour répandre partout et à bon marché l’instruction ; c’est la vente dans les rues d’écrits imprimés1. Les rédacteurs de la Glaneuse, de concert avec le comité central lyonnais de la Société des Droits de l’Homme et du Citoyen, ont entrepris de faire jouir notre généreuse population ouvrière des bienfaits de la Propagande. Le dimanche et lundi 5 et 6 janvier, quatre crieurs, après avoir rempli toutes les formalités exigées par la loi, vendaient dans les rues les plus fréquentées une brochure intitulée : Réponse complète à ceux qui accusent le parti républicain de vouloir l’anarchie et le bouleversement de la propriété2. L’avidité avec laquelle le public recevait cet écrit, l’espèce d’enthousiasme avec lequel les crieurs avaient été reçus par la population, éveillèrent l’attention de la police et du parquet ; dès-lors mille tracasseries furent suscitées par ces messieurs à la Propagande. En dépit de tous les obstacles, la vente fut continuée le dimanche suivant, et la pluie qui tombait par torrens, la police qui essaya d’arrêter les crieurs, n’empêchèrent pas qu’en moins de deux heures plus de 1,500 exemplaires de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen3, n’eussent été distribués. Quelques agens de police s’étant avancés contre un groupe le sabre à la main, furent désarmés sur-le-champ. Le citoyen Burnichon fut arrêté pour avoir annoncé à haute voix le titre de la brochure que l’on vendait. Depuis, il a été condamné par le tribunal de police correctionnelle à 25 fr. d’amende et mis en liberté. Les républicains n’ont pas cru devoir céder à des vexations arbitraires ; ils avaient annoncé que dimanche, 19 janvier, à onze heures du matin, ils continueraient à faire vendre leurs écrits. On était décidé à s’y opposer, des mesures extraordinaires avaient été prises, toutes les troupes cantonnées dans les villes environnant Lyon, avaient reçu l’ordre de s’avancer jusqu’à demi-lieue des faubourgs ; les postes étaient triplés, des piquets de la ligne stationnaient sur les quais et sur les places ; enfin, toute la police était sur pied. Deux des crieurs avaient été arrêtés la veille ; les deux qui restaient sont sortis à l’heure annoncée, accompagnés chacun d’un membre du comité central lyonnais de la Société des Droits de l’Homme, muni d’une permission pour crier et vendre aussi. Il est impossible de décrire l’empressement des citoyens qui se pressaient sur leurs pas ; ce spectacle avait quelque chose d’imposant que les autorités ont bien fait de ne pas troubler. Le lendemain le comité central du département du Rhône a publié une adresse aux associations politiques et industrielles, et à tous les citoyens qui avaient contribué à la manifestation de la veille, manifestation qui doit être regardée comme une journée de triomphe pour les républicains. Les rédacteurs de la Glaneuse nous prient d’insérer la note suivante : Avis important. Un homme qu’on est loin de croire sans rapport avec la police, voyant combien la vente des écrits par nos crieurs et par ceux de M. Reverchon réussissait dans les rues, a voulu imiter notre entreprise patriotique par une entreprise toute de spéculation mercantile. [5.2]Il est probable que, comme à Paris, la police usera de ce moyen pour tromper les citoyens par l’apparence du costume, et pour chercher à leur vendre ainsi ses écrits. Nous avons donc dû donner de suite à nos crieurs une marque très distinctive, afin que le public les reconnaisse immédiatement au premier coup d’œil. A dater de dimanche prochain, jour auquel nos crieurs reparaîtront, ils auront toujours la blouse gauloise serrée par la ceinture tricolore, mais ils auront un chapeau ciré à forme haute, de couleur rouge écarlate, orné de la cocarde nationale et ayant cette inscription : « droits de l’homme. » Sur le devant de leurs boîtes vernies, de couleur également rouge, on lira, ces mots tracés en lettres blanches : « écrits démocratiques. » – Nos concitoyens se souviendront de ces marques de distinction et ne seront, par ce moyen, pas exposés à être trompés par les crieurs dont nous avons parlé. Ces derniers n’ont du reste aucune inscription sur leurs chapeaux.
C’est mardi prochain, 28 courant, que comparaîtront devant le tribunal de police correctionnelle MM. Reverchon et J. Perret ; le premier comme éditeur de plusieurs écrits républicains qu’il a fait distribuer dans les rues ; le second, comme imprimeur de ces mêmes écrits ; tous deux prévenus d’avoir publié un journal (au dire de M. Chegaray, procureur du roi et chevalier de la Légion-d’Honneur, qui veut absolument que ces différentes publications constituent un journal) sans avoir rempli les formalités exigées par la loi. Mes Jules Favre et Charassin, avocats, sont chargés de présenter leur défense.
SOUVENIRS D’UNE DAME
SUR NAPOLÉON A STE-HÉLÈNE. Pendant les deux années que je passai à Ste-Hélène, il m’était si facile de voir l’empereur Napoléon, que j’aurais pu remplir des volumes de petites circonstances de sa vie privée qui, aux yeux de bien des gens, eussent été d’un grand intérêt ; car durant les années 1815, 1816 et 1817, on était insatiable d’anecdotes sur le prisonnier de Sainte-Hélène. Je me rappelle parfaitement qu’à notre arrivée à Portsmouth, en septembre 1817, aussitôt qu’on eût appris dans la ville que le régiment qui venait de débarquer avait passé deux ans près de l’ex-empereur, des personnes de tous rangs nous assaillirent pour en avoir des nouvelles : et pour ma part, je n’étais pas depuis deux heures à l’hôtel de la Couronne, qu’une foule de gens vinrent m’apporter des portraits de Napoléon pour savoir s’ils lui ressemblaient. Ce délire est passé maintenant, le héros qui en était l’objet n’est plus, de grands changemens ont eu lieu, et ce qui occupait tout le monde à cette époque est aujourd’hui bien loin dans le passé ; je puis donc, sans que cela tire à conséquence, dire quelques mots sur l’illustre captif avec lequel j’ai pour ainsi dire vécu dans la terre d’exil. Ce fut à Ste-Hélène, dans le mois de décembre 1815, que je vis l’empereur Napoléon pour la première fois. Il n’était arrivé que depuis environ six semaines, et je dus au hasard de lui être présentée. J’étais allée dîner chez deux jeunes anglaises, filles du propriétaire de la partie de l’île nommée the Briers, où il faisait sa résidence, en attendant que Longwood fût préparé pour le recevoir. [6.1]Comme nous nous promenions dans le jardin attenant à la maison, l’empereur sortit de sa tente, qui était dressée tout près de là ; le comte de Las-Cases l’accompagnait. Napoléon portait un habit vert, des bas de soie, des souliers surmontés de larges boucles en or ; un ruban rouge était attaché à sa boutonnière. Les deux jeunes personnes, dont l’une était âgée de 13 ans, et l’autre de 15 environ, coururent vers lui sitôt qu’elles l’aperçurent, et m’entraînant avec elles, l’abordèrent sans cérémonie, et lui dirent en me présentant : « Cette dame est la mère de la petite fille qui vous amusa l’autre jour en chantant des chansons italiennes. » Il me fit alors un salut auquel je répondis par une révérence, qui devait se ressentir de l’embarras que j’éprouvais de me trouver en présence d’un tel homme, et d’y être amenée d’une façon si soudaine et si peu cérémonieuse. « Madame, me dit-il, votre fille est un charmant petit lutin ; où a-t-elle appris à chanter des canzonnettes ? » Je lui répondis que j’avais été moi-même sa maîtresse de chant. – Bon ! dit-il ; mais vous, de quel pays êtes-vous ? – Anglaise. – Et où avez-vous été élevée ? – A Londres. – Sur quel vaisseau êtes-vous venue à Sainte-Hélène ? Dans quel régiment sert votre mari ? Quel grade a-t-il ? et les questions continuèrent presque à l’infini sur ce ton et toujours en italien. Pendant ce temps-là, les deux jeunes demoiselles et ma fille couraient et sautaient autour de nous, mêlant de temps à autre à leurs jeux cet homme extraordinaire que leur gaîté et leurs manières franches et familières paraissaient amuser beaucoup. Après quelques tours de promenade, l’empereur me demanda de rentrer pour lui chanter quelques airs italiens. Nous regagnâmes la maison, et je m’assis au piano près duquel il vint se placer. Je tremblais comme une feuille, et je vis l’instant où il me serait impossible de faire entendre un son. Je repris cependant un peu d’assurance, et je commençai l’air : Ah ! che nel petto ! – Bien ! cria l’empereur quand j’eus fini ; c’est de Paësiello. Ah ! quand j’étais jeune, j’ai joué aussi du piano ! et s’approchant de l’instrument, ses doigts en parcoururent le clavier de manière à me faire voir que ce qu’il disait était vrai. « Les Italiens, dit-il ensuite, sont les premiers musiciens du monde ; après eux viennent les Allemands, puis les Portugais et les Espagnols ; ensuite les Français, et enfin les Anglais ; mais vraiment je ne sais lequel de ces deux derniers peuples a le plus mauvais goût en musique. Il y a aussi les Ecossais qui ont quelques beaux airs nationaux. » Tout cela fut dit en français et avec la rapidité qui lui était habituelle. « Madame, me dit-il en se levant, vous aimez sans doute à chanter et à faire de la musique ? » Je m’inclinai affirmativement. « J’en étais sûr, dit-il, on fait toujours volontiers une chose que l’on sait bien faire », et après ce compliment, il s’inclina légèrement et se retira. Quelque temps après, Mme la comtesse Bertrand m’envoya une invitation à dîner de la part de l’empereur. Au jour marqué, je me rendis à Hutts-Gate, où elle demeurait, et où la voiture de Napoléon, attelée de quatre chevaux, vint nous prendre et nous conduisit à Longwood. Nous trouvâmes au salon le comte et la comtesse Montholon, le baron Gourgaud, le comte de Las-Cases et sir Georges Bingham. Bonaparte entra quelques instans après notre arrivée, et s’assit devant une table où se trouvait un jeu d’échec, car il avait l’habitude d’en faire régulièrement une partie avant dîner. Il me proposa de jouer contre lui, ce que je refusai, en alléguant mon peu d’habileté. Il me demanda alors si je jouais le tric-trac. « Vous m’apprendrez, dit-il, car je ne suis pas [6.2]fort à ce jeu. » Je m’assis devant lui fort embarrassée de mon nouvel emploi ; mais heureusement, à peine avions-nous arrangé nos dames qu’un domestique entra pour annoncer que le dîner de sa majesté était servi. Nous passâmes dans la salle à manger, et aussitôt que l’empereur se fut placé à table, un domestique lui présenta un verre de vin qu’il but avant de rien prendre. Le dîner fut servi en magnifique vaisselle plate et en porcelaine de la Chine, les domestiques étaient en livrée verte et or ; l’empereur mangea de plusieurs plats avec appétit, causa beaucoup avec moi sur l’Inde et sur les mœurs et les coutumes de ses habitans. « Les Anglais, me dit-il ensuite, passent un temps inconcevable à dîner, et demeurent encore à boire après le départ des dames ; moi, je ne reste guère en tout plus de vingt minutes à table, et je donne cinq minutes de grâce au général Bertrand qui aime beaucoup les bonbons. » En parlant ainsi il se leva et tout le monde le suivit dans le salon où l’on servit le café. Je ne pus m’empêcher de laisser voir mon admiration à la vue du service de porcelaine qu’on venait d’apporter ; l’empereur prit une tasse et sa soucoupe, et l’approcha du jour pour m’en faire voir la beauté ; les peintures représentaient des vues d’Egypte et les portraits des principaux chefs de ce pays. « C’est la ville de Paris, dit-il, en remettant la tasse sur le plateau, qui m’a fait présent de ce service de porcelaine après mon retour d’Egypte. » Il donna dans la suite une de ces magnifiques tasses à lady Malcolm, femme de l’amiral sir Pultney-Malcolm quand elle quitta Sainte-Hélène. Napoléon me demanda alors de lui chanter quelques airs italiens, et madame la comtesse Montholon chanta après moi deux ou trois chansons françaises dont il fredonna l’air entre ses dents. On arrangea ensuite une partie de reversis, l’empereur paraissait fort gai, il gagnait, et l’on sait qu’il aimait beaucoup à gagner en jouant aux cartes ; tout en suivant le jeu il chantonnait de petits airs français. Vers dix heures, il se leva, fit un court salut aux dames, et se retira avec le comte de Las-Cases dans ses appartemens particuliers. La seconde fois que je dînai avec l’empereur à Longwood, ce fut lui-même qui m’en fit l’invitation. J’étais allée avec mon mari et ma fille faire une visite à madame la comtesse Bertrand qui avait quitté Hutts-Gate pour venir habiter la maison que le gouvernement avait fait bâtir pour son mari près Longwood. Notre visite faite, nous rencontrâmes Napoléon qui se promenait dans le jardin avec le général Bertrand ; en nous apercevant, il se dirigea vers nous, nous parla un instant, et adressa quelques paroles à ma fille, à qui il dit, entr’autres choses, qu’elle ressemblait à une Espagnole. Au moment où nous prenions congé, il nous engagea à rester pour dîner ; « et quant à la petite, ajouta-t-il en montrant ma fille, elle restera avec les enfans de madame Bertrand et dînera avec eux. » En ce moment, sa voiture s’arrêta devant la porte, et il nous invita, madame Bertrand et moi à y monter avec lui pour faire une promenade autour de Longwood. « Pendant ce temps, dit-il, votre mari ira faire sa toilette et rapportera la vôtre ici. » Nous partîmes donc, l’empereur, madame Bertrand et moi ; les chevaux allaient d’une vitesse extrême, et comme la route était passablement raboteuse, je pensai qu’il pourrait bien arriver que je me rompisse le cou en compagnie du vainqueur du monde. Napoléon fut distrait et silencieux pendant toute la promenade. A dîner il parla long-temps des dames qui habitaient Ste-Hélène ; les jeunes filles du pays sont généralement fort [7.1]jolies ; il avait surnommé l’une d’elles Bouton de rose, et une autre la Nymphe, cette dernière se nommait miss R......, elle était d’une grande beauté, et épousa dans la suite un capitaine de vaisseau de la compagnie des Indes. Quand ce sujet de conversation fut épuisé, il me demanda si j’entendais quelque chose aux affaires du ménage ; « par exemple, dit-il, sauriez-vous faire un pouding ? » Je lui répondis que depuis mon arrivée à Ste-Hélène, j’avais appris à faire le pouding et la pâtisserie ; car, n’ayant que la femme d’un soldat pour me servir, j’étais obligée de faire bien des choses moi-même. Cette réponse parut le contenter, et au dessert il prit une assiette chargée de gâteaux glacés et de bonbons, et appelant un domestique : « Porte cela, lui dit-il, à la jeune demoiselle qui chante si bien. » Ma fille les prit et les conserva soigneusement plusieurs années. Un jour que j’avais été voir madame la comtesse Bertrand avec ma fille, et que je traversais le jardin de Longwood pour revenir chez moi, je rencontrai l’empereur qui se promenait avec le général Bertrand. Après quelques paroles, échangées de part et d’autre, il se mit à parler religion : « Je crois bien, me dit-il, que vous êtes puritaine ? – Comment cela, m’écriai-je ? – C’est que des personnes qui ont été à la messe dans votre camp, m’ont dit vous avoir vue agenouillée tout-à-fait à terre.– Ma raison pour en agir ainsi, répliquai-je, c’est que nous n’avons au camp ni nattes, ni coussins, et qu’étant habituée depuis mon enfance à m’agenouiller à certaines parties du service divin, j’ai continué à le faire sans remarquer que rien ne séparait mes genoux du contact de la terre. – Bon, dit-il ; mais dites-moi ce que vous pensez de nous autres catholiques ? Croyez-vous que nous ayons quelque espoir d’aller au ciel ? – Je le pense, répondis-je.– Ah ! ah ! s’écria-t-il en riant, vous êtes plus tolérans que nous ; car, d’après nos croyances, vous devez tous être brûlés ! » Il me demanda ensuite si je montais à cheval, et sans attendre ma réponse, il commença à me parler du plaisir qu’il trouvait à cet exercice. « J’ai souvent fait vingt lieues à cheval avant déjeuner, me dit-il ; mais à présent (et cela fut dit d’un ton de voix moitié riant, moitié colère), je n’aurais plus même assez de place pour le tenter. » Quinze jours environ avant l’arrivée de sir Hudson-Lowe, madame Wilks, femme du gouverneur qu’il venait remplacer, me pria d’accompagner sa fille qui devait aller faire une visite à l’empereur avec son père ; miss Wilks était alors dans tout l’éclat de la jeunesse et de la beauté, c’était la plus charmante jeune fille qu’on pût voir. Nous partîmes tous les trois de l’habitation du gouverneur Wilks dans un grand chariot traîné par six bœufs, car à Ste-Hélène, la plupart des chemins sont si mauvais et si dangereux qu’il serait imprudent, sinon impossible, d’y voyager avec des chevaux. Trois hommes conduisaient notre attelage, et après un voyage aussi long que pénible, nous arrivâmes à Longwood. Nous allâmes d’abord chez madame Bertrand qui voulut bien venir avec nous chez l’empereur que nous trouvâmes dans son salon, et en habit de cérémonie pour recevoir le gouverneur. Le comte de Las-Cases, qui devait lui servir d’interprète, se trouvait près de lui. Le gouverneur Wilks ayant présenté sa fille, l’empereur la considéra en souriant et lui dit : « J’avais plusieurs fois entendu parler de la beauté de miss Wilks, maintenant je vois par moi-même qu’on lui rend à peine justice ; » et il la salua gracieusement. Une longue et intéressante conversation s’engagea ensuite entre l’empereur [7.2]et le gouverneur, et nous prîmes congé après une visite d’environ deux heures. Ce fut dans le mois de juillet 1817, que le 53e régiment dans lequel servait mon mari, fut remplacé à Ste-Hélène par le 66e et reçut l’ordre de s’embarquer. Quelques jours avant leur départ, les officiers allèrent en corps à Longwood pour prendre congé de l’illustre captif. Napoléon les reçut fort bien. Le jour suivant, ceux des officiers qui étaient mariés y retournèrent accompagnés de leurs femmes et de leurs enfans. Il remarqua ma fille, s’approcha d’elle et lui fit sa question habituelle : « Etes-vous sage ? » Puis il ajouta : « Quel âge avez-vous maintenant ? – Dix ans, répondit-elle. – Alors vous n’êtes plus un enfant et vous devez être raisonnable, » et en disant cela, il posa doucement une de ses mains sur sa petite tête, et lui sourit avec amitié, de ce charmant sourire qui donnait à son visage cette expression indéfinissable de douceur et de bonté. Il fit voir ensuite aux dames un buste de son fils qu’il avait reçu tout récemment. Ce buste était en marbre blanc et du plus beau travail. Chacun exprima son admiration sur le fini de l’ouvrage, et on s’accorda à trouver qu’il ressemblait à l’empereur : « Oui, dit-il, mais il a le nez de l’impératrice. » Peu après nous prîmes congé, et ce fut avec un profond sentiment de regret et de tristesse que nous nous éloignâmes de l’habitation de cet homme prodigieux, dont le nom sera toujours pour les âges futurs un sujet d’étonnement et d’admiration. (Blackwood’s Magazine.)
Nouvelles Diverses. M. Jean de Bry, ancien député à la Convention nationale, ministre plénipotentiaire à Rastadt, ancien préfet du Doubs et du Bas-Rhin, est mort à Paris, le 6 janvier1. M. Thibeaudeau s’est exprimé ainsi sur la tombe de son collègue : « Debry, ce matin en m’éveillant j’ai appris à la fois ta courte maladie, ta mort, tes obsèques. Quel triste réveil pour un collègue, pour un ami ! Je bénis le destin qui m’a épargné, puisqu’il me permet de jeter quelques paroles sur ton cercueil. Ma douleur ne sera pas prolixe, mon amitié sera brève. Membre de l’assemblée législative, tu combattis au premier rang pour l’indépendance de la France contre la coalition des rois, pour la liberté contre ses ennemis. A la Convention, fidèle à la cause nationale, tu fus un des fondateurs de la république. Un de ses plénipotentiaires au congrès de Rastadt, tu fus puni par le sabre des Seckler, par la boucherie impériale, de ta fermeté à défendre l’honneur et les intérêts de ton pays. Au tribunat, tu fis tous tes efforts pour préserver de sa ruine la liberté expirante. Dans une préfecture importante, tu fis honorer ton administration par ton intégrité, ta fermeté et ta justice. Tu avais mérité la haine des rois, ils te proscrivirent. Tu supportas quinze ans d’exil avec dignité, ne désespérant jamais de la cause pour laquelle tu souffrais. Tu revis enfin le sol de la patrie. Tu pouvais encore la servir ; elle se serait honorée de tes services ; on n’en [8.1]voulut pas ; tu te consolas de cet oubli avec la résignation d’un sage. Voila tes titres aux regrets de tes amis, de tes concitoyens, à une page honorable dans l’histoire. Voila le précieux héritage que tu laisses à une famille qui fut et qui restera toujours digne de toi. Debry, reçois nos adieux ! repose en paix ! » (Patriote du Puy-de-Dôme) – Cinq élèves de l’Ecole polytechnique viennent d’être renvoyés de l’Ecole par une simple décision du ministre de la guerre : Latrade, Rouet, Dubois-Fresney et Caylus, qui avaient été inculpés dans le procès des vingt-sept, et Gressier n’avait figuré aux débats que comme témoin. On sait que les quatre premiers, après avoir été acquittés par le jury, avaient été traduits, par ordre du ministre, devant un conseil de discipline. Ce conseil se mettant en lutte contre la parole souveraine du jury, avait donné un démenti au verdict d’acquittement. Toutefois ce démenti ne s’appliquait qu’à trois élèves, le conseil avait proposé l’expulsion de Latrade, de Dubois-Fresney et de Caylus. Rouet, acquitté une seconde fois par ses nouveaux juges, devait rester à l’Ecole. Quant à Gressier, son maintien ne paraissait pas devoir faire question. Mais le ministre a été plus sévère que le jury, plus sévère que la chambre des mises en accusation, qui n’avait pas même trouvé qu’il y eût lieu à suivre contre Gressier, plus sévère que le conseil placé sous sa dépendance, qui n’avait pas proposé de peine contre Rouet. Le conseil n’avait pas compris complètement l’ordre que lui avait dicté le ministre. Il n’était appelé à juger les élèves que pour donner un vernis de justice quelconque à la mesure arrêtée par avance contre eux. Il devait les condamner tous. A défaut donc de l’obéissance assez complaisante du jury, de la magistrature, et du conseil de discipline, la volonté arbitraire du ministre a seule prononcé. Le ministre a revisé de sa pleine puissance et autorité les arrêts et jugemens qui étaient intervenus. Cette mesure violente est un outrage à la majesté du jury, en ce qui concerne les quatre élèves qu’il avait acquittés, à la magistrature, relativement à celui qu’elle-même avait mis hors de cause. Quels pouvoirs conserveront contre les ministres une force réelle et utile aux citoyens ? (Précurseur.) – On écrit qu’un curé des environs des de St-Avold, se rendit dernièrement chez l’institutrice de la commune et la questionna sur les progrès des jeunes filles qui lui sont confiées, et particulièrement sur ceux de Suzette L...., écolière de 17 ans. Sur la réponse que lui fit l’institutrice, ce curé condamna de Suzette L.... a recevoir le fouet en sa présence, et, qui le croirait ? cette odieuse sentence fut exécutée selon les vœux du prêtre ! – Les parens paraissent disposés à poursuivre cet immoral personnage. (Patriote du Puy-de-Dôme) – On lit dans le National : On nous écrit de Château-Chinon, 3 janvier : En 1830, 41 ans après cette séance des Etats-Généraux, dans laquelle Louis XVI ôta son chapeau pour mettre tout le monde d’accord ; bien peu de temps avant les journées de juillet, M. Dupin ayant été réélu député par les suffrages de son pays, fit un bref et énergique discours de remercîment. Ce discours, qui a été imprimé et qui est entre les mains de beaucoup d’entre nous encore, se terminait textuellement par ces mots : « Et je me couvre en signe de liberté. » M. Dupin mit alors effectivement son chapeau sur sa tête, et tout le monde en fit autant, car il y avait quelque chose d’électrique et d’entraînant, dans les paroles et surtout dans le geste de l’orateur. [8.2]Je ne sache pas qu’à la séance du 24 décembre dernier, M. Dupin ait suivi l’exemple que lui donnait son royal ami ; le signe était là pourtant. Est-ce que la liberté n’y était plus ? morvaudais.
AVIS Le 15 janvier courant, on a retiré du Rhône, au port dit du Magasin, sur la commune de Loire, le cadavre d’une femme inconnue. Signalement : Agée d’environ 50 ans, taille de cinq pieds, cheveux grisaillés, front rond et découvert, yeux gris-bleu, nez bien fait, bouche moyenne, menton rond, visage rond. Elle avait pour vêtemens, une robe de laine noire, une jupe en fleur et rapiécée en divers endrois, un tablier de cotonnade bleue rayée, et une chemise en toile, sans marque. Elle portait des souliers forts. Les personnes qui pourraient donner des renseignemens sur cette femme, sont priées de les adresser à la préfecture du rhone, division de la police.
AVIS DIVERS.
Mlle Antoinette Michalet, native de Péronne (Somme), est priée de se présenter à notre bureau pour affaires qui la concerne. (314) Le sieur DAVID, inventeur breveté pour les nouvelles mécaniques à dévider et à faire les cannettes, ensemble ou séparément, approuvé par la chambre de commerce de Lyon et la Société de lecture et d’encouragement de la même ville, qui lui a décerné une médaille en séance publique, prévient qu’il construit ces mécaniques à faire les cannettes seulement d’une manière des plus économiques, tant pour les prix que pour l’emplacement. Sur un de ces rouets de la longueur de trois pieds sur un de large, il s’y fait 12 cannettes à la fois ; il les construit selon les besoins de chacun, pour faire 4 cannettes seulement jusqu’à 30 et au-dessus. Il fait des échanges et revend celles de rencontres. (316) A VENDRE, une mécanique longue de deux rangs, à la piémontaise, de 24 guindres. S’adresser chez M. Milan, plieur de poil de peluche par fils, rue St-Georges, n. 73. (312) On demande une dévideuse à gage ou différemment. S’adresser à M. Gagnière, rue Dumenge, n° 13. (311) Une mécanique ronde de 12 guindres avec le détrancanage, de Delègue et Bailli, un pliage avec différens rasteaux. S’adresser à M. Curiat, quai Peyrollerie, n° 130. (210) A VENDRE, ensemble ou séparément, 2 métiers en 6/4, en 1500 ; un métier de corps plein, suite d’ouvrage et suite du loyer si l’acheteur le désire. S’adresser au bureau. (309) A VENDRE, pour cessation de commerce, 4 métiers travaillant, dont un en 6/4, un en 5/4, et deux en 4/4. On cédera la suite du loyer si l’acheteur le désire. S’adresser au bureau. (309) CHANGEMENT DE DOMICILE. Le sieur LATTIER, fabricant de peignes à tisser en tous genres, demeurant côte des Carmélites, n. 27, au 1er, est actuellement rue Vieille-Monnaie, n. 2, au 2e, du côté de la Grand’Côte, allée de la fontaine. – Il tient un assortiment complet de peignes neufs et de rencontres, et fait des échanges. Produit chimique, TABLETTES VÉGÉTO-MINÉRALES, Pour faire couper les rasoirs, canifs, instrumens de chirurgie, etc. Manière de se servir des tablettes : Vous frottez votre tablette sur un cuir, très légèrement, vous donnez le mordant à la minute. Prix des tablettes : 10 sous, 1 franc et 2 francs. Chez M. GUIOT, rue Bourg-Chanin, n° 12, au premier.
Notes ( Propagande.)
. La seconde partie de l’année 1833 avait vu le pouvoir orléaniste tenter par tous les moyens de rogner deux acquis majeurs de la révolution de Juillet : le principe du jury et la liberté de la presse. Les crieurs publics favorisaient diffusion et publicité aux brochures et pamphlets des différentes factions républicaines et ils étaient donc dans la ligne de mire du pouvoir qui essaya de les interdire. À Lyon, c’est à la fin du mois de décembre que les crieurs publics apparurent et l’agitation fut à son comble en janvier suivant ; quelques semaines plus tard, le 16 février, une loi fut votée interdisant aux crieurs publics de brochures et journaux l’exercice de leur profession sans l’autorisation de la municipalité. . Jacques-François Dupont de Bussac, Réponse complète à ceux qui accusent le parti républicain de vouloir l’anarchie et le bouleversement de la propriété, Clermond-Ferrand, Impr. de Veysset, 1833 (il s’agit de la plaidoirie de Dupont, défenseur du capitaine Kersosi lors du procès du complot des 27). . Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Publiée par la Société des droits de l’homme pour éclairer leurs concitoyens, Paris, Impr. de Setier, 1833.
Notes ( Nouvelles Diverses. M. Jean de Bry , ancien...)
. Il s’agit ici du Conventionnel Jean-Antoine Debry (1760-1834).
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