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19 janvier 1834 - Numéro 55
 
 

 



 
 
    
 

Des Tonneliers et des Crocheteurs.

(deuxième article.)

Nous avons dit, dans un précédent article, que la loi proscrivait les corporations ; nous disons, aujourd’hui, que l’intérêt de la cité en exige l’abolition, qu’il veut que l’exploitation de nos ports soit accessible à tous, et que les compagnies de crocheteurs ne puissent pas en expulser les malheureux qui viennent y chercher des ressources contre la misère. Ces vérités sont tellement palpables qu’il semblerait superflu de les développer ; cependant les crocheteurs se cramponnent à leurs privilèges, et la raison publique seule pourra les en séparer. Pour aider au progrès de la raison publique, pour porter la conviction dans tous les esprits, nous devons reproduire quelques considérations sur lesquelles chacun sans doute s’est déjà plus d’une fois arrêté. La liberté de travail est de droit naturel, et les lois civiles ne doivent la restreindre que lorsque l’intérêt de tous le commande ; or, cet intérêt de la cité veut-il l’organisation des crocheteurs en compagnie et leur possession exclusive de nos ports ? Non évidemment. Le but de toute administration habile et soucieuse du bien-être de ses administrés, est de faire en sorte que tous obtiennent du travail, et puissent vivre de son produit : or, le privilège est un empêchement insurmontable à ce que tous obtiennent du travail, à ce qu’il soit également réparti entre tous. Le privilège fait enfouir les capitaux et tarit ainsi les sources du travail. Avec le privilège, quelques hommes s’enrichissent, tandis que, misérables parias, d’autres ne peuvent satisfaire aux premiers besoins de la vie. Ainsi, chaque jour, les crocheteurs promènent sur nos quais leur oisiveté grassement rétribuée ou passent un temps précieux dans les joies grossières du cabaret, tandis qu’une foule d’hommes repoussés des ports, souffrent de froid et de faim. Il est de notoriété publique qu’ils travaillent à peine le tiers de la journée, et ce peu d’instans occupés fournit cependant aux besoins de leurs ménages, à la réalisation de quelques économies et à d’amples et quotidiennes libations. A Dieu ne plaise que nous soyons jaloux de leur bien-être ; nous vomirions qu’il fût le partage de tous nos concitoyens, mais le privilège s’y oppose invinciblement, il fait quelques heureux et frappe de misère le plus grand nombre. C’est là ce dont nous nous plaignons, et de même que nous ne voudrions plus de ces fortunes colossales qui sont écrasantes et ruineuses pour le pays, mais bien des fortunes moyennes en faisant la richesse et la prospérité, de même nous ne voudrions chez les crocheteurs point de ces gains excessifs en quelques heures, en face d’hommes manquant de pain, mais bien du travail pour tous et cette honnête aisance qui les rendront [2.2]tous heureux. Que le monopole disparaisse, que nos ports soient accessibles à tous, et cette aisance arrivera bientôt. Les crocheteurs n’en souffriront pas car les commerçans, affranchis d’un monopole si gênant pour eux, seront plus libres et plus hardis dans leurs spéculations, les opérations commerciales seront plus multipliées, et nos ports seront animés d’une nouvelle vie : il y aura plus de travailleurs sans doute, mais il y aura plus de travail, le prix en sera mieux réparti ; et là où quelques centaines d’hommes vivaient grassement, des milliers d’hommes trouveront honnête aisance pour eux et leurs familles ; nos rues et nos places publiques ne seront plus le forum corrupteur d’hommes valides et laborieux rejetés dans une dangereuse inaction par les privilégiés ; nous ne les verrons plus, nouveaux lazzaroni, promener sur nos quais leur paresse forcée, jusqu’à ce que, entraînés par de criminels entourages, ils tournent contre le sein de la société une force et une énergie dont elle aura dédaigné de profiter. Mais, pense-t-on que ces monopoleurs, ces privilégiés soient bien utiles à la cité ? Pense-t-on que cette vie mêlée chaque jour de durs travaux et de longues jouissances de table, en fasse des hommes extrêmement recommandables ? Ne seraient-ils pas meilleurs pères, époux et citoyens, s’ils cherchaient, dans le calme du foyer domestique, un repos et un délassement qu’ils demandent vainement à l’assourdissant tumulte des tabagies ? Ils seraient les premiers à ressentir les heureux résultats de l’abolition de leur privilège ; ils jouiraient d’une meilleure santé, auraient plus de satisfaction intérieure et leurs affaires n’en iraient pas plus mal ; les bureaux de charité auraient moins de familles à secourir, les tribunaux correctionnels et les cours d’assises moins de malheureux à frapper. La loi, nous l’avons dit, condamne le monopole, l’intérêt de la cité le prescrit, et cependant il est plein de force, il se relève plus vivace que jamais, et semble vouloir dominer la réprobation universelle ; tantôt demandant humblement grâce, tantôt se présentant comme essentiellement utile à la cité, il se débat contre la mort qui s’approche inévitable. Aux supplications, nous répondons : nous ne voulons pas vous faire descendre jusqu’à la misère de vos concitoyens, mais nous voulons les élever jusqu’à votre aisance. Sur votre indispensabilité, nous disons : si vous stationnez sur les ports et êtes toujours prêts à déjouer les coups du sort, si toujours vous voulez avec courage disputer aux flots l’infortuné qu’ils emportent ou les riches cargaisons qu’ils menacent d’engloutir, vous remplissez un devoir ; et quel est le citoyen qui, dans ces momens terribles, reste froid et impassible spectateur ? Est-ce chez les crocheteurs seuls qu’on trouve dévoûment et courage ? Quel est donc celui d’entr’eux qui pourrait justifier de plus de récompenses honorables que le citoyen Esbrayat ? Au reste, plus il y aura d’hommes admis à travailler sur nos ports, plus il y aura d’hommes empressés à prévenir les sinistres trop fréquens dans les débordemens de nos rivières et de nos fleuves.

Si de ces considérations générales, nous descendons à la question particulière qui nous occupe, si nous examinons la juste réclamation des tonneliers, nous serions tentés de dire, si nous ne haïssions avant tout les privilèges, que seuls ils devraient être chargés de l’embarquement et du débarquement des vins ; car dans ces mouvemens de vins, si quelques accidens surviennent, qui peut y porter un prompt remède, sinon les tonneliers, puisque ces travaux sont du ressort exclusif de leur profession ? Les crocheteurs ne peuvent s’occuper que du transport des fardeaux proprement dits ; ils ne [3.1]savent rien, ils n’ont jamais essayé d’aucune profession ; ils n’ont que la force ; ce sont des instrumens qu’il faut diriger ; ce sont des bras auxquels il faut une tête. Ils devraient donc être écartés de tous travaux qui exigent quelques connaissances, et lorsque ces travaux se rattachent à une profession, ils devraient être réservés aux gens de cette profession, aux hommes du métier : l’intérêt des propriétaires l’exigerait. Mais les tonneliers sont loin de revendiquer le droit exclusif d’opérer les embarquemens ou les débarquemens des vins ; quoique ces travaux soient une dépendance nécessaire de leur profession, ils ne demandent pas qu’ils soient interdits aux crocheteurs, ils ne veulent que la libre concurrence. Que les marchands puissent confier leurs vins à qui bon leur semble, aux crocheteurs, tonneliers ou autres, qu’il n’y ait plus monopole, tel est le vœu des tonneliers. Ce vœu est conforme à la loi, nous l’avons démontré dans un premier article ; sa réalisation est dans l’intérêt de tous, chacun le comprend, et cependant l’administration s’opiniâtre dans une coupable résistance à la volonté de la loi, à l’intérêt de la cité ; et cependant de douloureux débats, des luttes violentes ont ensanglanté nos ports !!! Magistrats ! Vous devez prévenir toute collision nouvelle, c’est votre devoir. Si de nouveaux malheurs survenaient, la responsabilité en pèserait sur vos têtes, et la presse aurait aussi alors à remplir un devoir auquel elle ne faillirait pas : elle dénoncerait à l’opinion publique l’administration qui, sottement stationnaire, maintiendrait, contrairement à la loi, contrairement à la raison universelle, des privilèges qui ne peuvent plus avoir vie sous le principe de la souveraineté populaire. Liberté, égalité pour tous, voila notre bannière ; nous forcerons l’autorité à s’y rallier, et les crocheteurs, revenus à de meilleurs sentimens, à des idées plus nettes, plus claires sur leur position, comprendront qu’ils n’ont d’autre appui que l’injustice, et que c’est vouloir se préparer une ruine prochaine, qu’asseoir son avenir sur d’aussi fragiles bases.

 

 

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