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2 février 1834 - Numéro 57
 
 

 



 
 
    
AUX DETRACTEURS DU PEUPLE.

[1.2]C’est une chose bien singulière que l’aveuglement et la mauvaise foi de certains hommes assez haut placés dans l’échelle sociale pour qu’ils croient pouvoir nous jeter impunément à nous, travailleurs, l’insulte, la calomnie et la boue à la face. – Leur tactique à la fois ridicule et infame, ne trouve heureusement plus aujourd’hui qu’un petit nombre de dupes ; et ce n’est pas dans nos rangs que viennent faire curée MM. les chevaliers de l’ordre public !

S’agit-il de républicains ? Selon leur dire, c’est un ramassis de gens de rien, de factieux agitant aux carrefours le sanglant drapeau de l’anarchie, menaçant la société du pillage, de l’abolition de la propriété, ou encore du partage des biens (LA LOI AGRAIRE !)

S’agit-il de procès de presse ? C’est encore dans le jury que l’on va chercher des factieux, bien qu’on n’ait rien négligé pour les en écarter. – On se lamente, on jette le cri d’alarme, et puis c’est l’institution qui est mauvaise et qu’il faut réformer ! – Si l’on ose, on se jette dans une voie tortueuse, et on saisit à la gorge ce palladium de nos libertés qu’on tremble d’attaquer face à face ; et on crie bien fort que c’est au nom de la morale, de la décence et de la pudeur publiques qu’on vient l’étouffer…

S’agit-il de coalitions ? Ceci, le croiriez-vous, est encore l’ouvrage des hommes à la devise : La liberté ou la mort ! comme dit dupin, le député-président, rien que l’œuvre de ces hommes d’anarchie, au moins ! car les travailleurs sont tous gens contens de leur condition ; – toujours disposés à mendier le travail, chapeau bas, et disposés à accepter tel salaire qu’il convient à MM. du commerce de leur donner, voir même à périr de misère et de faim, quand tel est leur bon plaisir.

Supposer que les coalitions signalent quelque besoin nouveau, est, à leur sens, une grave erreur, et ils passent outre ; mais un jour vient qui voit se promener à travers les rues d’une cité la mort, puis le deuil !… Et quand l’orage est passé, on dit : L’ordre règne ! et force est restée à la loi ; et puis on court tête baissée à une nouvelle tempête, jusqu’à ce qu’enfin l’heure de la justice du peuple ait sonné !

[2.1]A ces hommes d’autrefois, nous disons : Arrière ! – L’ignorance, l’imposture et l’insolence dont ils sont pétris à notre exemple, leur crient : Retirez-vous ! laissez passer les hommes d’aujourd’hui, faites place à ceux qui, nourris au sein du peuple, ont essuyé avec lui la misère, souffert les mêmes douleurs et senti les mêmes besoins ; ceux-là sont seuls assez forts pour embrasser la grande famille sociale, comprendre et protéger les intérêts de chacun de ses membres, et donner le bien-être au peuple sans dépouiller le riche.

Nous sommes las, nous qui sommes peuple aussi, de ces grossières insultes, de cette ridicule comédie ; et dire encore que le peuple a soif de pillage et de spoliation, est une infamie qui excite notre pitié bien plus que notre indignation.

Intéressés, au moins autant que vous, à la paix et à la prospérité publique, nous respectons les droits et la propriété d’autrui, parce que nous voulons respect pour nos droits et notre propriété ! Et nous vous défions de trouver dans la vie des nations une page qui puisse accuser le peuple de les avoir jamais violés…

Mais, pour qu’il y ait paix et prospérité pour tous, il faut que VINGT-TROIS MILLIONS d’hommes cessent d’être exploités, opprimés par une poignée de privilégiés, qui n’ont, pour entretenir et augmenter leurs richesses, d’autres moyens que la spoliation de la part la plus considérable du fruit de leurs longs et pénibles travaux ; et que misère et faim soient chassées bien loin de la demeure du travailleur. – Il faut encore que ses jeunes enfans ne soient plus en naissant frappés d’ilotisme, et que l’instruction, l’éducation ne soient pas pour eux ce qu’étaient au temps de la fable les eaux du Styx, que ne pouvaient atteindre les lèvres brûlantes de tantale. Il faut enfin égalité de chances pour tous au point de départ, et qu’il n’y ait plus, sur ce vaste globe, un seul homme qui puisse dire : J’ai faim ; je n’ai pas de travail ; et pour ce soir, quand le sommeil de la douleur viendra fermer ma paupière, je n’ai point d’asile où reposer ma tête… Oh ! alors, toute lutte dangereuse aura cessé ; – plus vous ne rencontrerez de factieux sur votre chemin et vous aurez pour jamais éteint le volcan si redoutable des révolutions et des guerres intestines ! sinon malheur à vous ! malheur à tous, car les travailleurs se sont comptés, ils serrent leurs rangs et sont prêts à défendre leurs droits d’hommes et de propriétaires !

Ici, il me semble entendre MM. du privilége s’écrier : Vous, propriétaires ! ! ! – Oui, Messieurs, notre richesse à nous, aussi solide que la vôtre, c’est notre intelligence, c’est le travail, puis nos affections de famille, nos femmes, nos enfans ; car (ce qu’il semblerait que vous ignorez) nous sommes comme vous fils, époux ou pères. – Ce sol que nous foulons avec vous est notre bien comme le vôtre ; et réclamer une part plus équitable des productions que nous arrachons de ses entrailles par un travail pénible et de toute la vie, c’est justice, rien que justice !

Mais cela veut-il dire que nous ayons soif de spoliation, de pillage ?

Cela veut-il dire que nous ne soyons pas autant que vous intéressés à la paix et à la prospérité publique ?…

Et de ce qu’au contraire nous ayons toujours été les dépouillés, vous les spoliateurs, cela veut-il dire que vous appliquant la loi du talion, nous prétendions devenir oppresseurs, d’opprimés que nous sommes ?

Oh ! loin de nous la pensée d’user de dures et cruelles représailles : loin de nous l’intention de rejeter la société [2.2]dans un creuset pour l’en faire sortir vierge de tous les maux qui ont affligé et pèsent encore si fort sur cette pauvre humanité ! Nous maudirions l’auteur de semblables destins s’il nous fallait recommencer tous les siècles de misères et de fanatique ignorance dont nous avons payé si cher la longue traversée…

Ces temps ne doivent plus se renouveler ; mais il vous faut, cessant de fermer les yeux sur le mal présent, vous garder d’agiter le fantôme sanglant de QUATRE-VINGT TREIZE ; – de tracer entre les hommes encore parqués en classes diversement intéressées, une ligne que nul ne puisse franchir, car vous assumeriez sur vos têtes une responsabilité terrible ; et alors, comme à ce temps-là, ce serait encore vous qui seriez coupables mais non, le peuple qui, sachez-le bien, n’entend pas repousser le glorieux souvenir de ses pères ! Puis, il vous faut travailler avec nous à purger la société de ces hideuses plaies qui impriment un stigmate de honte au front de ce que nous appelons civilisation, et nous aider à frayer la voie pacifique dans laquelle nous ne saurions trop nous hâter de lancer le char de la régénération sociale.

Vous proclamez la liberté du commerce et vous vantez les heureux effets de la concurrence, soit ; mais le peuple, qui n’est pas même libre de travailler, veut la liberté du travail : c’est son droit ; ses besoins l’exigent. Et il appelle de tous ses vœux l’organisation qui devra lui donner toute garantie d’existence par le travail ; d’aisance, par une juste répartition des bénéfices de la production, et de paix par l’harmonie des intérêts de tous et de toutes classes.

Cette réforme, dont la nécessité ne saurait plus être un doute, aura bientôt commencé, quelques efforts que l’on puisse faire pour l’empêcher ; le peuple est maintenant trop loin de son berceau d’enfance pour qu’on puisse espérer l’y ramener, et opposer à sa marche nouvelle un rempart de bastilles, est, à notre sens, une folie pardonnable il y a un siècle, mais dangereuse et criminelle aujourd’hui.

 

 

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