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16 février 1834 - Numéro 59
 
 

 



 
 
    
 Des Coalitions.

[1.2]Sous le titre de Coalitions d?ouvriers, le Journal du Commerce de Lyon, dans l?un de ses derniers numéros, et en protestant de son dévoûment aux intérêts des classes travailleuses, reproduisait quelques-unes des pensées publiées sur ce sujet par M. blanqui1, dont le nom, disait cette feuille, est une grande autorité en matière d?économie industrielle.

Certainement, notre intention n?est point de contester à M. Blanqui (qu?avant tout nous connaissons homme de conscience, de patriotisme et de probité) la valeur de ses connaissances et de son savoir en cette matière ; et ce n?est pas sans quelque défiance de nos forces que nous allons réfuter quelques-unes des citations qui lui sont empruntées par le Journal du Commerce. ? Mais nous devons le dire, il est une autorité bien autant recommandable que celle de ce savant publiciste, et beaucoup plus connue de la presse en général qu?on pourrait le croire, au silence presque absolu qu?elle a gardé, et cette autorité, c?est charles FOURIER, le seul économiste qui ait, en dénonçant le mal, proposé un remède et trouvé pour la solution du problème industriel une base en harmonie avec l?homme, ses facultés et ses besoins. ? Mais citons :

« Nous osons assurer que l?ouvrier est injuste, lorsqu?il exige de son maître la faculté d?entrer avec lui en partage de ses bénéfices, au-delà d?une certaine limite.

Il suffit d?analyser, pour s?en convaincre, les frais de production. Un entrepreneur est obligé de payer patente, de louer des ateliers, de les chauffer et les éclairer, de faire l?avance de la matière première et du salaire hebdomadaire ou quotidien de ses ouvriers. Il est exposé aux chances qui résultent de la hausse et de la baisse des marchandises, et c?est sur lui que retombent tout le poids des faillites et les pertes provenant de la mauvaise foi des consommateurs lorsqu?ils ne paient pas. Il est évident que le simple ouvrier, ne courant aucune de ces nombreuses chances, ne saurait prétendre à partager des profits qui correspondent à des risques dont il est entièrement exempt. Ces profits ne représentent donc, comme on voit, que l?intérêt d?une masse d?avances faites à la production et à l?ouvrier lui-même. La question est de savoir où ces profits doivent s?arrêter pour le maître et commencer pour l?ouvrier ; or, cette question nous semble à peu près insoluble, même par des moyens vexatoires et contraires à la liberté individuelle, que la loi doit garantir aussi complètement aux entrepreneurs qu?aux ouvriers. »

A notre tour, nous demandons quelle est la limite au-delà [2.1]de laquelle l?ouvrier serait injuste d?exiger du maître la faculté d?entrer avec lui en partage des bénéfices ; ? à qui il appartient de la fixer, et si, n?étant déterminée que par l?un des intéressés (le maître), elle peut l?être de manière à ne pas tendre toujours à envahir presque entière la part que nul n?aura certainement la prétention de disputer à l?ouvrier ?

Nous comprenons très bien que le maître, apportant à l?action industrielle ses capitaux et ses lumières, si l?on veut ; que, jouant sa fortune à toutes les chances que court aujourd?hui le commerce pour s?être grandement écarté du but que les premiers hommes durent se proposer d?obtenir par l?échange de leurs produits contre d?autres produits, toutes choses nécessaires et agréables à la vie, doive, en raison de son apport et des chances qu?il court, avoir une garantie de bénéfices proportionnés ; et ce n?est pas nous qui nierons l?importance et l?utilité des capitaux en industrie ; mais nous croyons qu?en cette matière le travail est une faculté de production pour le moins aussi importante que le capital ; car si l?industrie languit et meurt faute de capitaux, elle ne saurait pas mieux vivre sans le travail. ? Au surplus, l?expérience de chaque jour est là pour prouver que le maître sait prévoir toutes ces chances, et ce n?est pas, comme l?a dit avec tant de raison l?avocat Jules favre, ses meubles que nous voyons dévorer par l?enchère des places publiques.

Aussi bien, prises à ce point de vue, les coalitions d?ouvriers seraient chose bien mesquine si elles n?avaient pour but aujourd?hui qu?une augmentation de salaire le plus ordinairement minime, et M. blanqui n?est pas le seul qui les ait ainsi envisagées. ? Nous nous rappelons que l?un de nos députés, sans contredit des plus dévoués à la défense des intérêts du peuple, M. garnier-pagès, a aussi naguère partagé cette erreur. ? Mais, dussent les coalitions n?avoir que cette conquête à faire, de quel droit l?empêcherait-on, et quels sont donc les fruits si funestes que doivent produire les coalitions d?ouvriers ?

La plupart des hommes que cette question préoccupe, la rattachent à la révolution de juillet, aux espérances déçues alors de la classe ouvrière. ? Pour nous, les coalitions sont tout simplement le résultat de l?extension extrême et rapide des rouages commerciaux, et la concurrence nous semble aussi avoir beaucoup fait pour les provoquer. ? Puis, nous croyons encore qu?elles sont l?expression unique des besoins d?une époque toute nouvelle qui vient prendre place dans la vie de l?humanité.

En effet, les hommes ne sont plus aujourd?hui ce qu?ils étaient hier, et le peuple a la conscience de sa valeur. ? Il comprend enfin que le travail ne doit plus être considéré comme un état de servitude, de domesticité, gagé et payé par des maîtres. ? Il voit partout des hommes devant concourir à l?action sociale selon leurs facultés, et il entend que chacun retire, selon son apport à cette action, une part équitable des bénéfices de la production. Or, nous le demandons, comment se fait-il que le travail, l?un des rouages essentiels de notre machine industrielle et commerciale, soit le seul qui ne prenne aucune part à ces bénéfices. ? Pour nous, la réponse est facile : c?est que le travailleur est considéré, non pas comme un homme égal aux autres hommes, mais bien comme un instrument auquel on n?accorde de vie que ce qu?il lui faut pour s?agiter et produire. ? Que si quelqu?un disait le contraire, nous demanderions alors pourquoi tant de pauvres, pourquoi tant de vieillards en haillons, tant de jeunes êtres abandonnés ? ? Pourquoi [2.2]tous ces lugubres hôpitaux, pourquoi tant de noires prisons ; enfin, pourquoi tant d?hospices de charité, et pourquoi cette création toute nouvelle encore des dépôts de mendicité et des salles d?asile ?

« Vouloir niveler les esprits, c?est vouloir niveler les intelligences, et il serait aussi par trop déraisonnable et funeste à l?émulation qui seule donne de la valeur aux hommes, de récompenser, au moyen d?un tarif établi a priori, l?artisan incapable et celui qui fait preuve de zèle et de capacité. Ce serait violer, en outre, le droit sacré de propriété que d?obliger, de quelque manière que ce soit, un entrepreneur à soumettre son bilan tous les jours à ses subordonnés et à entrer en partage avec eux de ses profits, tandis que ceux-ci demeureraient toujours étrangers à ses pertes. Nous soutenons hardiment qu?il ne saurait exister d?industrie à de pareilles conditions, et que bientôt, si un tel régime était imposé un moment par la force, les ouvriers en seraient les premières victimes. »

Il n?est pas un travailleur, quelqu?étroite que soit son intelligence, qui prétende que l?homme capable et incapable doivent être également rétribués, et M. blanqui a raison de dire que ce mode serait funeste à l?émulation. ? Et nul n?a, que nous sachions du moins, la prétention d?assigner une commune limite à l?intelligence de tous. ? Ce que nous croyons avec lui, ce serait de la part de l?ouvrier violer le droit de propriété que de prétendre (ce qu?il ne prétend et n?a jamais prétendu) obliger un entrepreneur à lui soumettre son bilan de chaque jour, pour partager ses profits en demeurant étranger à ses pertes. L?absence de toute garantie d?existence, et par conséquent de travail, pour 23 millions d?hommes sur 32, n?est-elle pas la violation d?un droit tout aussi sacré que celui de propriété, que nous sommes loin, du reste, de vouloir attaquer ? ? Nous soutenons, à notre tour, qu?un régime tel que celui actuel ne saurait rien produire d?heureux pour la prospérité de l?industrie et du commerce, car la paix et la sécurité publiques sont les premiers élémens de prospérité, et il ne saurait y avoir paix durable dans une société où d?un côté se trouvent richesses et superflu pour quelques-uns ; de l?autre, misère et privations pour la masse. La paix que procure un tel ordre s?achète par le gendarme et la prison ! Mais il n?est, on le sait, bastille si forte que le peuple ne puisse un jour la briser et en jeter les débris sur les brillans carrosses de ses législateurs inhumains ! Et à Dieu ne plaise qu?on le réduise encore à une telle extrémité, il y aurait alors partout et dans tous les rangs des victimes, et il y a eu bien assez de victimes étalées sur notre beau sol de France !?

« Le salaire des ouvriers est-il suffisant ou non pour les faire vivre ? S?il ne l?est pas, la faute en est-elle à leurs maîtres ou au système général des impôts ? Si la faute en est aux maîtres, les ouvriers n?ont-ils pas trouvé le remède eux-mêmes en se faisant entrepreneurs en concurrence avec ses mêmes maîtres ? Et si le mal vient de l?impôt, n?y a-t-il pas la voix des pétitions, raisonnées, modérées, riches de faits et réitérées jusqu?à ce que là guérison s?en suive ? »

Mais le limon dont dieu a pétri l?ouvrier a, ce nous semble, été le même pour tous ! et il ne s?agit plus aujourd?hui de savoir si le salaire d?un jour peut donner un jour de mesquine existence à l?ouvrier. ? Il ne s?agit pas davantage de savoir si un système d?impôts qui, tant heureux soit-il, pourrait à grand?peine dégrever d?un jour ou de deux la portion qui lui est adjugée, serait un remède efficace contre la crise actuelle. Nous croyons, nous, que cette question se présente aujourd?hui, et plus large et plus conforme aux besoins de la société, et nous sentons qu?il est besoin du concours de tous pour arriver à une heureuse solution de ce problème ; nous l?appelons, qu?on veuille bien nous entendre.

[3.1]Nous regardons aussi la voie de pétitions comme tout-à-fait illusoire, et l?écrivain auquel nous répondons sait, comme nous, que le travailleur qui souffre et qui a faim, n?a guère le temps d?attendre la réponse d?un ministre qui dîne ordinairement toujours bien. ? Oui, sans doute, les ouvriers ont (pour un temps) trouvé le remède en se faisant entrepreneurs et concurrens des maîtres ; mais les moyens de l?appliquer généralement, non ; et M. blanqui sait bien aujourd?hui comment ont été accueillies les quelques tentatives qui se sont faites dans ce genre ; la cohorte des sergens de ville est là qui en fait bonne justice.

« L?expérience, qui juge en souveraine les affaires de ce monde, est là pour démontrer le peu d?amélioration qu?apportent les coalitions, même victorieuses, aux maux de l?industrie. En Angleterre aussi on a vu des émeutes formidables d?ouvriers, demandant des augmentations de salaire, en ruinant des mécaniques et en suspendant les travaux ; et personne n?ignore que ces graves écarts n?ont fait qu?empirer la condition des travailleurs. La ville de Lyon n?a pas plutôt été au pouvoir de ses ouvriers, que ceux-ci se sont trouvés embarrassés de leur victoire ; et la propriété, qui s?était éloignée de cette ville industrieuse dans un jour de tempête, y est rentrée avec l?ordre, parce que l?ordre est aussi nécessaire aux progrès de l?industrie qu?à ceux de la liberté. »

Si les coalitions n?ont pas amélioré le sort des ouvriers anglais, ne serait-ce pas que le peuple, chez eux, est encore courbé sous le joug de la féodalité industrielle et nobiliaire, et qu?enfin il est, par cela même que l?industrie y est agglomérée en vastes entreprises possédées par un petit nombre, forcé de subir une loi que nous avons payée, nous, de 40 ans de révolutions ! ? Et d?ailleurs, qui ne comprend que l?Angleterre aura peut-être à son tour (ce que nous ne saurions désirer pour aucun peuple) un autre QUATRE-VINGT TREIZE !

Les ouvriers de Lyon avaient demandé, non à vaincre, mais à vivre en travaillant ! ? On sait si la propriété eut à souffrir de leur victoire, et on comprend dès-lors pourquoi elle y est aussitôt rentrée ; et on sait aussi que cette triste guerre fut le prix d?un contrat insolemment déchiré et jeté par lambeaux au nez des ouvriers. ? On dit encore que ce contrat était une violation d?un droit écrit dans notre charte renouvelée ; mais ce que nous disons, nous, c?est qu?il faut écrire quelque part le droit qu?a le peuple de travailler et de vivre, ou bien lui jeter un nouveau défi? ? Et puis, ce que nous disons encore, c?est qu?au sein de notre cité ont grandi et multiplié une foule de coalitions que nulle puissance ne saurait abattre, et en face desquelles il faut songer, non à ranger des canons ou élever des remparts de baïonnettes, mais bien à poser les bases d?une organisation telle que son premier bienfait soit l?harmonie entre tous, la garantie de tous les droits, le protecteur et le conservateur de tous les intérêts.

Architectes privilégiés ! sachez donc rompre avec vos sottes craintes et l?étroitesse de votre égoïsme. ? Mettez la main à l??uvre. Un édifice, nous le savons, ne se construit pas en un jour ; mais celui autour duquel vous restez cramponnés, vous menace de ses ruines. ? Provoquerez-vous la tempête quand il vous est facile de la conjurer ?

Notes ( Des Coalitions.)
1. Il s?agit ici d?Adolphe Blanqui.

 

 

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