Retour à l'accueil
16 février 1834 - Numéro 59
 
 

 



 
 
    
 

Le nommé Chevrel, ancien marin, arrivé récemment de Morlaix comparaissait à l’audience du tribunal correctionnel de Brest, comme prévenu de mendicité avec menaces. Le 14 février, il se présenta chez divers particuliers demeurant sur le quai de Tourville, et demandait du pain ou la mort. Quelques-uns, par crainte ou plutôt par un sentiment de commisération, lui firent l’aumône ; mais comme on tardait dans une maison de déférer à sa demande, il donna un grand coup du poing dans les vitrages de la boutique et brisa un carreau.

Les témoins, en confirmant les faits de la plainte, ont déclaré cependant que le sens de ces mots : du pain ou la mort, leur semblait moins contenir une menace que la déclaration du prévenu, qu’il n’avait plus qu’à mourir si on lui refusait du pain.

Déjà beaucoup d’anciens marins sont venus s’asseoir avant Chevrel sur le banc de la prévention, pour des actes inspirés plutôt par le désespoir que par des penchans vicieux ; mais aucun n’a plus vivement excité la pitié ; ce malheureux, quoique dénué de toute instruction, a peint sa position avec un accent si vrai et si pénétrant, il y avait tant d’éloquence dans ses plaintes, que l’émotion était générale. Nous tâcherons de les reproduire, en modérant néanmoins l’amertume des reproches contre le gouvernement, qui, sans doute, finira par acquitter la dette du pays envers Chevrel et tant d’autres vieux serviteurs :

« Messieurs, a dit cet infortuné, j’ai vingt-sept ans de service et je suis couvert de blessures ; j’avais droit de compter sur une pension, ou, au moins, sur des secours ; c’est en vain que je me suis adressé aux autorités, j’ai été rebuté ; tout m’a été refusé. J’ai sollicité de l’ouvrage pour avoir au moins un morceau de pain, je n’ai rien obtenu. Désespéré, je suis venu à Brest où je n’ai pas été plus heureux. C’est alors que je me suis décidé à tendre la main aux portes ; cela valait mieux que de voler. Je conviens que j’ai dit : Du pain ou la mort ; mais on s’est mépris sur mes paroles : je ne menaçais pas ; je voulais dire qu’il ne me restait plus qu’à mourir si je n’avais pas de pain. J’ai brisé des vitres, c’est vrai ; mais, en le faisant, je n’ai eu d’autre intention que de me faire condamner. Je vous demande comme une grâce de m’envoyer pour dix ou douze ans dans une prison ; je vous serai reconnaissant de me donner ainsi un asile et du pain ; tel sera le prix… »

M. le substitut, en soutenant la prévention, a fait ressortir tout ce que méritait d’indulgence la triste position de Chevrel ; il a donc requis en sa faveur l’article 463 du code pénal.

Chevrel a été condamné à 3 jours d’emprisonnement.

Chevrel. Mais, Messieurs, que voulez-vous que je devienne après ces trois jours ?

M. le substitut. Venez me trouver ; je vous recommanderai à M. le maire, qui pourra vous donner de l’ouvrage.

Chevrel s’est retiré en remerciant. Pendant qu’il traversait l’auditoire, il a recueilli des témoignages nombreux et réels de la vive sympathie qu’il n’a cessé d’exciter.

Il faut bien en convenir, ce fait, pris au milieu d’une multitude d’autres faits qui, chaque jour, viennent attester de l’affreuse misère contre laquelle l’homme du peuple est chaque jour forcé de lutter ; misère qui, si souvent, lui fait prendre la société en haine, le dégrade et le fait descendre d’échelon en échelon jusqu’au dernier degré du crime, est la critique la plus amère qu’on puisse faire de cette organisation sociale dans laquelle des hommes se trouvent qui, au mépris des saintes lois de la nature, et sourds à la voix sacrée de l’humanité, voudraient la conserver.

« Envoyez-moi pour dix ou douze ans en prison, et je vous serai reconnaissant de m’avoir ainsi assuré un asile et du pain ! » a dit le vieux marin qui, pendant vingt-sept ans, a affronté et la mer et ses combats pour défendre et l’honneur et la gloire de son pays, et pour prix de si longs services, n’a trouvé sur le beau sol de France un seul coin de terre qu’il puisse fouler en maître ! un seul morceau de pain qu’il n’ait mendié de la pitié des passans !…

Malédiction et infamie pour vous tous, législateurs [5.1]insolens et méprisables, qui humiliez ainsi le peuple et le forcez à succomber sous le poids de tant de maux, pour après le traîner de la prison au bagne, et du bagne à l’ÉCHAFAUD, puis laisser tomber sur lui votre infame anathème ! – Malédiction pour vous, qui ravalez l’homme à l’égal de la bête, trafiquez de lui comme d’un vil instrument, et tirez de sa sueur l’or qui va marchander l’honneur de sa femme, de sa fille ! – Et dites, lorsque vous lui jetez à la face votre banale insulte : CANAILLE ! qui de vous ou de lui l’a mieux méritée ? Répondez…

 

 

Contrat Creative Commons

LODEL : Logiciel d'édition électronique