Ainsi que nous l’avons annoncé dans notre dernier numéro, nous reproduisons le discours que M. Adolphe michel, rédacteur en chef du Mémorial (journal ministériel), a prononcé sur la tombe d’Achille roche. – Ce discours fait, sans contredit, l’éloge de son auteur, et nous avons peine à concevoir, nous, qui ne nous rappelons pas un seul acte de justice semblable de la part des hommes de la monarchie envers les partisans de la république, comment il se fait que M. Adolphe michel soit l’un des organes du juste-milieu ; car son caractère [6.1]nous semble d’une trempe et trop forte et trop généreuse pour qu’il se soit sincèrement dévoué à ce parti. Ceci est, nous le répétons, une anomalie que nous constatons mais que nous ne comprenons pas.
« Messieurs, a dit M. Michel, il me semble que ma présence au bord de cette tombe doit réjouir les mânes d’Achille Roche et plaire à ses amis. Pour moi, une pensée me rendrait moins amères les dernières angoisses de la mort, dans nos temps de fatales dissentions, c’est celle-ci : La tombe ne se fermera point sur moi sans qu’un de ceux qui ont combattu mes convictions, sans qu’un loyal adversaire vienne publiquement mêler son deuil à celui de mes amis, joindre sa voix à la leur pour dire :
En voici un qui fut un homme de cœur, de conscience et de probité ; il honora son drapeau ; on pouvait être son adversaire sans être son ennemi, le combattre sans le mépriser : qu’un souvenir de respect et d’estime plane toujours au-dessus de son nom ! »
Eh bien ! Messieurs, je le dis à vous qui fûtes ses amis d’intimité ou de doctrine, ce témoignage, je le devais à Achille Roche, mon adversaire politique, et voila pourquoi vous me trouvez aujourd’hui au milieu de vous. J’ai la vanité de croire que si la mort, cette aveugle qui frappe au hasard, eût interverti les rôles entre nous, Achille Roche serait là aussi, au milieu de mes amis, faisant tomber des paroles de justice, des paroles d’estime sur ma cendre.
Messieurs, je suis venu ici pour honorer, dans un adversaire, les vertus du citoyen, le zèle d’un apôtre du progrès, la dignité de l’homme de lettres.
Je suis venu ici pour protester contre cette cruelle aberration des partis, qui confond l’homme privé avec l’homme politique, qui déverse sur les hommes l’antipathie pour les doctrines, qui étend à l’individu l’anathème des opinions.
Ah ! Messieurs, pourquoi ne le proclamerais-je pas devant cette tombe, telle n’était point la manière de voir d’Achille Roche. Il avait trop de générosité dans le cœur, et de philosophie dans l’esprit, pour ne point reconnaître que deux hommes honorables au même titre, également animés par la pensée du bien, peuvent avoir une manière différente et même opposée d’envisager les choses, pour ne point sentir que c’est une déplorable et funeste erreur que de mesurer la moralité de l’homme à ses opinions politiques ou religieuses. C’est qu’il savait, Messieurs, que l’honnêteté du cœur ne nous préserve pas de l’infirmité de l’esprit : qu’il n’est pas donné à l’homme de connaître la vérité tout entière, et qu’avec les intentions les plus droites, il est facile de s’égarer dans les voies de l’erreur.
La conscience, Messieurs, et le zèle de l’humanité, voila ce qui sanctifie toutes les opinions, voila ce qui les rend toutes honorables aux yeux de l’impartiale raison.
Soldat d’un drapeau qui ne fut pas le sien, je ne viens donc point ici porter un jugement sur les doctrines d’Achille Roche ; mais je viens reconnaître qu’elles étaient le résultat d’une conviction profonde et sincère, et qu’elles puisaient leur énergie dans un ardent amour de l’humanité. Il les développait avec talent et les soutenait avec courage, son but était le progrès et le bonheur social : n’est-ce pas le nôtre à tous ? Avec un but aussi noble, Messieurs, on peut se tromper sur les moyens, mais on remplit toujours une tâche utile à l’humanité.
[6.2]L’humanité roule et passe dans un conflit perpétuel de théories et de doctrines ; il n’y a que Dieu qui sache où est la vérité, le temps seul peut nous faire connaître où est la raison. Eh bien ! Messieurs, pourquoi ne croirions-nous à la bonne foi de ceux qui pensent autrement que nous ? Pourquoi devancer dans nos anathèmes le jugement du temps et de Dieu ? Pourquoi, au lieu d’hommes qui cherchent à s’éclairer dans une discussion pacifique, ne voyons-nous toujours que des partis qui se déchirent dans une arène sanglante ?
En laissant échapper ces graves et pénibles paroles sur la tombe d’Achille Roche, je crois, Messieurs, traduire une des pensées qui dominèrent sa carrière de publiciste ; je reproduis du moins une de celles qu’il se plut à m’exprimer dans les courts rapports qui s’établirent un jour entre nous, dans un intérêt de haute moralité. Depuis ce jour, ça été pour moi et pour lui peut-être, quelque chose de triste et de poignant, que de nous voir poussés dans l’arène par des convictions contraires ; car nous étions faits pour donner à nos concitoyens un autre spectacle que cette lutte corps à corps et de tous les jours, où il est difficile de frapper la cuirasse de son adversaire sans toucher à son cœur ! Nos âmes se touchaient par plus d’un point, Messieurs, nous avions des sympathies communes dans l’avenir, et le présent n’avait mis le plus souvent entre nous que des questions de formes. En des temps meilleurs, des études identiques, un même amour de l’humanité, un même penchant pour les idées de progrès n’eussent pas manqué d’établir entre nous les liens d’une amitié forte et durable.
Achille Roche, au milieu de ce cortège d’amis qui se pressent autour de ce qui fut toi, il n’en est point qui sente plus profondément que moi la perte d’un homme de cœur, qui déplore plus sincèrement le coup de foudre qui t’a frappé, toi, jeune et fort, toi plein d’ardeur et de vie, toi, qui pouvais encore fournir une course si longue et si brillante dans la carrière où la vocation d’homme moral et de penseur t’avait jeté.
Tu avais bien compris toute la dignité de cet apostolat qu’une ère sociale nouvelle a ouverte devant les esprits ardens et progressifs, et moi, qui crois la comprendre aussi, j’obéis à l’instinct de mon cœur et à l’impulsion de ma conscience, en m’associant aux derniers hommages de tes amis. Ma position personnelle, autant que la solennité de cette enceinte, imprimera peut-être à mes paroles ce caractère moral et religieux qui plane sur ta tombe prête à se fermer ; puissent-elles, ces paroles, t’arriver douces et consolantes en ton suprême asile ; puissent-elles surtout jeter quelque baume sur l’immense douleur qui pèse aujourd’hui sur ta famille !
Respect à ta mémoire ! Paix à ton ombre !