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16 février 1834 - Numéro 59
 
 

 



 
 
    
 

La physionomie que prennent les différens partis qui se disputent l’avenir de la France est telle, que de tristes et amères réflexions viennent s’emparer de tout ce qui porte un cœur généreux et ami de l’humanité. – La haine des hommes de la monarchie pour tous ceux qui se dévouent aux intérêts de tous ; – la mort du député dulong, parent et ami du vertueux dupont (de l’Eure)1 ; – aujourd’hui, la retraite de ce dernier, que cette mort si douloureuse pour tous les hommes de bien, et l’impuissance de rien faire pour l’amélioration du sort du peuple, forcent à rentrer dans la vie paisible et douce de la famille, tout ceci, d’une voix tristement solennelle, voudrait-il dire que des pleurs de sang menacent encore le pays ?… Oh ! nos cœurs se soulèvent indignés quand nous mesurons la valeur des faits si mesquins qui se sont accomplis depuis nos trois grands jours ! – La mort de dulong est un de ceux qui portent malheur à ceux qui l’ont provoqué ; et nos lecteurs [7.2]savent sans doute la part qu’a pris à cette mort fatale un aide-de-camp du roi si connu, M. de rumigny2, part assurément indigne d’un homme de bien et surtout d’un militaire français. – Puissent nos tristes prévisions être seulement le résultat de l’influence qu’exerce sur nos pensées d’aujourd’hui la mort si prématurée de ce digne représentant du pays !!!

Nous désirerions que notre journal pût contenir et livrer à nos lecteurs tous les discours prononcés sur sa tombe, car tous ont été dignes de cette triste solennité ; mais, ne le pouvant, nous nous bornons à citer celui de l’avocat dupont, atteint naguère des monstrueuses rigueurs du parquet de Paris :

« Messieurs,

Dulong fut avocat ; le barreau lui doit un dernier adieu.

La profession d’avocat, comprise et accomplie comme elle doit l’être, n’est pas une industrie à amasser de l’or ; c’est un plus noble métier, c’est un métier de dévoûment et de sacrifices.

Dans des temps ordinaires, où la société vit calme et paisible, l’avocat a plus de devoirs que les autres citoyens. Il doit se faire un strict point d’honneur de ne prêter sa parole qu’à des procès que sa conscience légitime. Mais il doit surtout une protection désintéressée aux causes du pauvre et du faible. Entre un client riche qui offre d’acheter son talent avec de l’or, et un citoyen pauvre qui se réfugie dans son cabinet comme dans un lieu d’asile, l’avocat, le véritable avocat n’hésite pas un instant : c’est le pauvre qui est son client. Il y a là un patronage d’humanité que l’avocat revendique avec orgueil.

Dans ces momens solennels qui précèdent la chance dernière d’un combat singulier, l’homme est toujours amené à un examen de conscience. Cet examen, Dulong n’avait point à le redouter ; il pouvait regarder, sans rougir, toute sa vie passée, et il pouvait se dire : J’ai été un véritable avocat.

J’ai dit les devoirs de l’avocat dans des temps à peu près paisibles. Mais dans des temps de luttes sociales, lorsque le sanctuaire des lois devient une arène politique, où la liberté lutte contre le pouvoir ; lorsque la justice descend à l’état mesquin de faction ou de parti ; lorsque le pouvoir accuse avec une fureur aveugle ; lorsque l’avocat doit défendre avec un dévoûment sans bornes ; alors la profession d’avocat s’agrandit et s’élève de tout le dévoûment qu’elle impose. On se passionne pour un état qui devient de plus en plus périlleux, on aime ces orages où la foudre à chaque instant menace votre tête ; on appelle le danger sur sa tête pour le détourner de la tête de son client. Le sacrifice est toujours prêt… Ah ! c’est alors un bien noble métier que le métier de l’avocat !

Dulong avait accepté la profession tout entière, avec ses périls, avec ses orages, avec ses belles nécessités de dévoûment.

Sous la restauration, son pays le trouva toujours prêt à lutter contre le pouvoir, et depuis la révolution de juillet, je l’ai souvent entendu regretter que ses occupations de député l’éloignassent momentanément des luttes politiques que nous avons soutenues au barreau ; et quelques jours avant sa mort, il me disait qu’il allait venir nous aider dans ces combats de plus en plus périlleux… Une balle a brisé tous ces desseins de dévoûment.

Dans des temps ordinaires, dans des temps où la probité politique serait la présomption commune, dans des temps où la corruption ne ferait pas parler tant de bouches et taire tant de consciences, dans un temps où la tribune n’entendrait que des voix pures, alors respect le plus entier aux opinions. Celui qui viendrait jeter une épée dans l’un des plateaux de la balance où se pèsent les destinées de l’état, celui-là ne serait qu’un spadassin. Voila ce que dit la raison.

Mais il est des temps d’anarchie morale où la raison doit sommeiller comme sommeille la probité politique. Il est des temps où la vérité devient une injure mortelle pour un grand nombre d’hommes ; et cependant il faut dire la vérité : c’est un devoir. Il faut signaler la corruption là où la corruption se trouve, la trahison là où la trahison se trouve, l’ignominie là où l’ignominie se trouve. Il faut dire la vérité : c’est un devoir. Mais vous allez offenser tant de gens ! et tant de gens vont, les armes à la main, vous demander raison de la vérité ! Que faire ?… Moi, je réponds : il faut encore dire la vérité, et la dire plus haut, puisqu’il y a plus de péril à la dire. Le beau dévoûment en effet de proclamer la vérité, quand on la dit sans danger et comme un courtisan dirait une flatterie !

Nous vivons dans un de ces temps de corruption où l’homme de conscience, s’il ne veut pas mentir à la vérité, doit avoir une épée au [8.1]service de sa pensée. Dulong avait compris la triste époque où il vivait. Sa vie ne lui appartenait pas plus que la nôtre ne nous appartient. Sa vie appartenait à la vérité, et quand la vérité lui a demandé sa vie, il a exécuté le pacte, il a donné sa vie. (Applaudissement général.)

Mourir ainsi pour la vérité, n’est-ce pas la plus éloquente manière de plaider pour elle ? c’est l’éloquence du martyre ! Mourir ainsi pour la vérité, n’est ce pas la plus belle péroraison de la vie d’un avocat ?

Adieu, Dulong ! »

Notes (  La physionomie que prennent les différens...)
1. Il s’agit ici de Jacques-Charles Dupont de l’Eure (1767-1855).
2. Provoqué en janvier 1834 dans un débat à la Chambre des députés, le marquis Thomas-Robert Bugeaud (1784-1849), encouragé par un proche de Louis-Philippe, Marie-Théodore Gueilly, vicomte de Rumigny (1789-1860), avait tué en duel le député républicain François-Charles Dulong (1792-1834).

 

 

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