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23 février 1834 - Numéro 60
 
 

 



 
 
    
Du droit de Coalition.

Lorsque nous avons considéré et défendu comme principe inviolable, le droit de coalition pour les classes travailleuses, et fait ressortir toute l’injustice de la loi posée devant elles comme une barrière infranchissable, nous nous étions appuyés, et nos lecteurs l’auront bien compris, non pas sur un sentiment de haine dirigé contre cette autre classe qui dispense le travail quand elle le veut, comme il lui plaît, et s’attribue à elle seule le droit d’en répartir les bénéfices, mais bien sur le droit qu’avant tout dieu a écrit pour l’homme dans l’immuable code de la nature : celui de trouver dans la société au sein de laquelle il est jeté, une fonction qu’il puisse remplir, et qui, lui assurant une existence honorable, à l’abri de la misère et des besoins, le mette en harmonie avec tous les autres hommes appelés comme lui à exploiter le globe pour leur profit particulier et dans l’intérêt de tous en général.

Maintenant, qu’on veuille bien, se dégageant de tout esprit haineux, examiner dans quelle situation se trouve, par rapport à ce droit incontestable, l’innombrable classe des travailleurs, et nous ne craignons pas d’avancer que nul ne conservera l’injuste prétention de s’opposer aux coalitions d’ouvriers. Nous croyons, en outre, que les hommes de bien, amis de l’humanité, applaudiront à cette digue désormais indestructible, opposée au désordre moral et matériel que fait peser sur la grande majorité de la famille humaine une civilisation égoïste et mesquine qui s’en va puisant la vie dans la mauvaise foi, la fraude, la démoralisation, et taille [2.2]cent riches vêtemens avec les débris d’un million de haillons déchirés.

Aujourd’hui, il faut bien le dire, si les travailleurs se sont coalisés, ce n’est pas, comme fait semblant de le croire notre MAIRE-DÉPUTÉ1, qu’ils soient poussés par des hommes politiques qu’il lui plaît d’appeler factieux et avides de dévastation et de pillage ; mais c’est tout bonnement qu’ils n’ont aucune espèce de sympathie pour l’économie sociale que nous vantent si fort lui et les siens, économie qui fait du bas prix des salaires la base première de la richesse commerciale.

Si les travailleurs se sont coalisés, c’est qu’ils ont senti qu’ils étaient quelque chose de plus que des machines à produire ; qu’ils étaient hommes, enfin, et qu’à ce titre ils ont à revendiquer des droits que même aujourd’hui nos législateurs ne s’occupent guère d’écrire dans les codes qu’ils nous fabriquent en certain lieu, et que du reste, ils font payer assez cher pour qu’il soit permis de protester contre leur coupable et dangereux oubli.

Et puis, si les travailleurs se sont coalisés, c’est qu’ils sont las de cette vie de rudes fatigues et d’esclavage perpétuel qui leur amasse à peine un morceau de pain pour leur dernier jour, un linceul pour leur cadavre, et la taxe du prêtre pour une pellée de terre et son requiescat.

C’est qu’ils sont las de voir les héritiers de leurs misères commencer la vie par l’isolement, le vagabondage et l’ignorance, ou un travail excessif au-dessus de leurs forces ; la continuer par la mendicité ou le vol, et l’achever par le bagne que la société destine à ceux qu’elle-même a rendus nuisibles et dangereux pour la société. – C’est qu’ils sont las de voir leurs jeunes filles réduites à acheter de leur honneur le salaire d’un schall à franger ou découper, devenir filles de joie, lorsque d’autres, aux mêmes conditions, arrivent pour les remplacer !!! Voila pourquoi les travailleurs se sont coalisés.

En vérité, il nous en coûte pour remuer ainsi la fange de ce cloaque dégoûtant, et en faire respirer l’air fétide à ceux qui nous entourent et nous entendent ; mais nous vivons dans un temps où il n’est plus permis de voiler la vérité, quelque hideuse qu’elle soit, et de laisser croire que nous vivons dans le meilleur des mondes possible. Le faire, à nos yeux serait un crime, et ce n’est pas nous qui voudrions nous en rendre coupables. – Relever de ses ruines le temple de la justice et de l’humanité, demander pour le peuple garantie de travail et d’existence honorable, saisir enfin tous les moyens qui puissent le plus promptement lui assurer bien-être et instruction, telle est, ce nous semble, la mission que chacun de nous, selon ses facultés et ses forces, doit tendre à accomplir. Ainsi le veulent les lois sacrées de la nature, et malheur à qui demeure aujourd’hui sourd à sa voix.

Certes, il nous serait bien facile de venger les travailleurs des insolentes déclamations de nos très hauts et très puissans moralistes ; de ceux-là qui couvrent de leurs sifflets dorés le tableau si souvent vrai de leurs continuelles orgies, et étourdissent les gens en se faisant impudemment les vengeurs de la morale et de la pudeur publique outragées. – Nous n’aurions pour cela qu’à mettre en saillie quelques-unes de ces prouesses, où bijoux, champagne et cachemires, roulant avec l’or au dessert d’un joyeux festin, éteignent les flambeaux et étouffent toute pudeur. – Alors verraient tomber leurs masques : ici un vertueux magistral, là un marchand de haut bord, ailleurs un respectable [3.1]financier ; et alors aussi le public, qui assiste aux débats du grand procès qui se plaide aujourd’hui, mettant dans l’un des plateaux de la balance toutes les gentillesses de ces graves personnages, de l’autre la grossièreté, l’imprévoyance et l’immoralité du peuple prononcerait entre eux et lui : – : puis nous verrions à qui le bill de haute et sévère condamnation.

Mais nous avons dit, et nous ne saurions trop répéter aujourd’hui, qu’une vaste coalition vient de suspendre en un instant et à travers la cité tout entière les trente mille métiers de soieries qui sont l’une des principales branches de sa richesse commerciale ; nous ne saurions trop répéter, disons-nous, qu’en défendant le droit de coalition pour les travailleurs, aucune pensée de haine, aucun désir de lutte entre les diverses classes de notre population lyonnaise, aucune pensée d’atteinte aux intérêts contre lesquels nous défendons en ce moment l’intérêt du peuple ouvrier, n’est venue nous entraîner à ce combat que nous livrons au despotisme cruel sous lequel les travailleurs ont si long-temps gémi et courbé, et à de vieilles lois qui ne sont plus en rapport avec nos mœurs et nos besoins actuels. – Nous demanderions nous-mêmes que le sceau de l’infamie fût imprimé sur notre front si, dominés par une pensée infernale et lâche, nous demandions pour un seul de nos concitoyens, quel qu’il fût, ce que les écrivains du Courrier de Lyon appellent une VIGOUREUSE LEÇON ! Et ce que nous demanderions pour nous, nous l’écrivons aujourd’hui : Infamie ! INFAMIE pour les hommes qui ont pu tracer ces sanguinaires paroles… Maîs revenons à notre sujet.

Souvent nous entendons dire autour de nous : A quoi bon les coalitions, et pourquoi les travailleurs s’entendent-ils ainsi entre eux pour arrêter ou reprendre leurs travaux, quand ils ont, d’ailleurs toute liberté de débattre avec le maître le taux de leur salaire ? – En vérité, si pour tous deux la chance était égale, nous comprendrions cette proposition, mais comment l’ouvrier serait-il libre de traiter avec le maître et de déterminer avec lui la valeur de son travail, quand il est forcé d’accepter, quelque dures, quelque inhumaines qu’elles soient, les conditions que ce dernier peut lui imposer en toute sécurité, maître qu’il est d’accorder ou refuser le travail, disposant par conséquent de l’existence de l’ouvrier, et étendant sur lui son lourd despotisme jusqu’à violenter et punir toute pensée qui n’est pas la sienne. – N’était-il pas naturel alors que les travailleurs, profitant des longs et nobles efforts constamment faits par des esprits généreux, ayant pour la dignité de l’homme tout le respect qu’elle mérite, en vinssent à comprendre que si leur misère était le fruit obligé de l’abandon auquel les lois humaines semblaient et semblent encore aux yeux de certains hommes les avoir pour toujours condamnés ; elle était aussi du moins le résultat de l’isolement fâcheux dans lequel ils avaient toujours vécu ? – Et doit-on s’étonner encore qu’ils aient cherché et trouvé dans les coalitions un remède passager aux maux qui les oppriment parfois si durement, à l’influence que ces maux exercent sur la société tout entière, aux catastrophes qu’ils produisent à des époques imprévues, et dont le choc ébranle si violemment notre frêle édifice social ? Ne doit-on pas, au contraire, s’en réjouir comme d’un bienfait inespéré ?

Oh ! si les coalitions ne devaient avoir d’autres résultats que celui d’apporter une faible amélioration à la dure condition de la classe des travailleurs ; – si elles n’étaient pas le prélude de la réforme qui, dans l’intérêt [3.2]de tous, riches et pauvres, doit s’opérer bientôt dans notre organisation industrielle et commerciale, puis commencer l’heureuse et pacifique transformation de notre vieux monde en un monde plus conforme au vœu de l’humanité et aux saintes lois de la nature, nous comprenons qu’alors il nous faudrait maudire leur intervention dans les choses de ce monde, et nous cesserions de nous étonner de l’excessive rigueur qu’on met à les poursuivre, des efforts que l’on fait pour les briser. – Mais, pour nous comme pour ceux que domine le pressentiment d’une vie meilleure, pour tous, elles portent une solution dont la crise actuelle hâtera l’accomplissement : tels sont du moins notre pensée et notre espoir. – Mais, en vérité, nous le redisons encore, arrière canons et baïonnettes ! Dans ce grave et solennel débat, ce sont d’autres arbitres qu’il faut appeler.

Au milieu de cette suspension momentanée des riches travaux de notre fabrique lyonnaise, un fait ressort évident, c’est que les forces et les élémens de production ont hâte de sortir de l’état d’anarchie dans lequel ils se trouvent placés ; car cet état, en compromettant la fortune des spéculateurs commerciaux, n’est aussi, nous ne craignons pas de le dire, qu’un faible palliatif apporté aux maux qui pèsent sur la classe des travailleurs, lorsque, d’autre part encore, il exerce une influence désastreuse sur les intérêts de la propriété !

– Ce qui arrive, nous l’avions prévu dès l’instant où nous avons appelé les travailleurs à s’unir et former un corps compact et fort ; mais nous n’en tirons pas, nous, cette niaise et barbare conclusion : que les coalitions doivent être repoussées et mitraillées par une puissance qui ne saurait elle-même trouver pour soi de garantie certaine de conservation que dans une impartiale protection des droits de tous et dans la scrupuleuse représentation et conservation de tous les intérêts. Or voici celle que nous en tirons :

Trois forces également indispensables à la réalisation des destinées humaines : la richesse par les bénéfices accumulés de la production ; la production par le travail ; et la variété, l’abondance des produits, par la puissance du génie de l’homme, qui, en même temps qu’il crée et développe chez lui de nouveaux goûts et de nouveaux besoins, intente aussi de nouveaux moyens de les satisfaire. – En un mot, ce sont ces trois leviers, travail, capital et talent, jusqu’ici en lutte constante et ruineuse pour tous, qui marchent à l’harmonie par l’association, mais qui ne sauraient toucher au terme si le concours de l’un manquait aux deux autres.

– Ainsi donc, on le voit clairement, les travailleurs n’ont aucun intérêt à se faire les éternels ennemis des capitalistes, commerçans, propriétaires, etc. ; et lorsque nous plaidons la cause des coalitions, nous ne sommes mus, nous, ni par la soif du pillage et de la dévastation, ni par le désir d’organiser l’oppression d’une classe par une autre classe : mais nous voulons la liberté pour l’opprimé comme nous entendons la respecter chez l’oppresseur ; c’est pourquoi nous appelons de nos vœux les plus ardens le concours de tous oisifs et travailleurs, riches ou pauvres, à la solution du grand problème de la régénération sociale.

Certes, si au siècle où nous vivons nous ne rencontrions pas (fait qu’il est bien permis de trouver étrange) dans chacun des hommes qui ont accepté la mission de nous régenter, un ennemi acharné de toutes idées tendant à l’amélioration du sort de l’humanité, si tous moyens de se produire ne leur étaient dédaigneusement [4.1]et insolemment interdits ! on ne verrait pas, nous en sommes convaincus, la société ébranlée parfois jusque dans sa base, reculer stupéfaite devant ces mêmes idées prenant avec un épouvantable fracas droit de bourgeoisie, et nous n’aurions certainement pas aujourd’hui à recourir à un mal passager pour détourner le mal plus grand encore que refuse de supporter plus longtemps la grande famille des travailleurs.

De grandes améliorations, d’importans changemens sont à faire dans notre système industriel et commercial, on doit enfin le comprendre. Pour nous, nous espérons bien qu’au milieu de tous nos industriels, se trouveront quelques hommes qui, dépouillés de l’injuste prévention que la plupart nourrissent contre le peuple, voudront, pour la gloire et la prospérité du pays, l’intérêt particulier de notre industrieuse cité et l’honneur de l’humanité si long-temps avilie, planter au milieu de nous le paisible étendard de la réforme sociale en appelant les travailleurs à jouir, chacun selon son apport à l’action sociale, des richesses que la nature porte et nourrit pour tous dans ses fertiles entrailles. – Pour ceux-là l’humanité reconnaissante enfantera des lauriers qui, pour être vierge du sang des champs de batailles et des guerres civiles, n’en seront pas moins glorieux !

Notes ( Du droit de Coalition.)
1. Mention, une nouvelle fois ici, de Victor Prunelle.

 

 

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